Rencontre avec Laurence Potte-Bonneville

« Je voudrais écrire comme on chante »
Militante de la lutte contre le sida engagée aujourd’hui dans le domaine du handicap, Laurence Potte-Bonneville signe avec Jean-Luc et Jean-Claude (Verdier) un premier roman qui, à travers le périple improbable de deux pensionnaires d’un foyer pour handicapés, pose un regard singulier sur un monde mal connu du grand public.
Laurence Potte-Bonneville est une personne qui, pour le dire avec René Char, va vers son risque. Pour Corbières-Matin, elle revient sur la genèse de son livre, au croisement de ses engagements militants et d’une pratique d’écriture devenue pour elle d’une impérieuse nécessité. « Immergée dans un travail très prenant, j’avais besoin d’un espace pour déposer ce que je vivais et lui donner une autre forme ».
Laurence Potte-Bonneville a connu au Banquet du livre « le plaisir de lire à voix haute ». Elle sera ce soir à la Coop’Art de Serviès-en-Val, aux côtés de la comédienne Anne Alvaro, pour lire de larges extraits de Jean-Luc et Jean-Claude.
Corbières Matin : Votre roman s’ouvre sur une scène dont on apprend qu’elle se répète, à l’identique, une fois par semaine. Mais voici qu’un grain de sable dérègle le rituel et entraîne le récit dans une sorte de road movie dont personne ne semble maîtriser le déroulement. A partir de cet « événement indésirable », tout peut advenir… Jean-Luc et Jean-Claude dit l’incertain et le fragile de toute situation. Diriez-vous que c’est un texte hanté par l’inquiétude ?
Laurence Potte-Bonneville : Ce qui m’a préoccupée n’est pas tant d’installer une inquiétude dans le récit – même si j’ai bien conscience qu’il y a une forme de suspense, quelque chose comme un fil fragile que l’on sent prêt à se rompre – mais je voulais surtout qu’il soit habité par la sollicitude. Le texte est fondé sur une tension entre inquiétude et sollicitude. Les personnages inquiets y sont peu nombreux. Il y en a toutefois un, vraiment inquiet celui-là, c’est le personnage du cueilleur qui vient en aide à Jean-Luc et Jean-Claude et dont le mantra est : « Il faut faire attention ». Mais à côté, se déploie toute une chaîne de sollicitude à travers des personnages qui forment comme des ombres bienveillantes.
Inquiétude-sollicitude, ce diptyque est-il une image du monde que nous habitons ?
Le récit se déroule dans un contexte météorologique particulier : tempête, risque de pollution… Je ne souhaitais pas filer de manière appuyée la métaphore climatique et écologique, mais le texte dit quand même une inquiétude pour le monde en général. Et dans la trajectoire plus singulière du personnage de Florent, il s’en faut de peu que tout se dérègle et se délite. Bien entendu, le monde m’inquiète et je pense que cela infuse dans le récit. Mais ce qui arrive à Jean-Luc et Jean-Claude est aussi de l’ordre de la prise de risque dans ce qu’elle peut avoir de positif et de vivant. Ils partent en vadrouille, sur fond de déconvenue, de colère peut-être, mais ils partent à l’aventure et pas à la dérive. Le versant obscur de la sollicitude, c’est le souci. Un souci qu’on ne choisit pas. Il nous échoit. Si, donc, le texte est hanté, je crois qu’il l’est plus par le souci que par l’inquiétude, le souci de l’autre j’entends. Le souci dans l’absolu ne m’intéresse pas.
« Et j’ai vu Jean-Luc et Jean-Claude »
Jean-Luc et Jean-Claude sont pensionnaires dans un foyer pour handicapés. C’est un milieu que, professionnellement, vous connaissez bien. Jusqu’où le réel de votre propre expérience a-t-il pénétré la fiction ?
Le réel de mon expérience professionnelle n’a pas fait qu’alimenter la fiction, il l’a suscitée. Sans les vrais Jean-Luc et Jean-Claude, il n’y aurait pas de roman. Il y a quelques années, j’ai pris des responsabilités professionnelles dans le domaine du handicap. J’avais jusque-là de l’expérience dans l’accompagnement de personnes en grande précarité, avec d’importantes problématiques de santé, mais je ne connaissais le handicap que d’assez loin. J’ai d’abord effectué une plongée dans des lieux de vie très médicalisés où résident des personnes extrêmement dépendantes et c’est cette plongée qui a déclenché la nécessité du récit. J’ai fait la rencontre de personnes aux corps parfois très appareillés, qui nécessitaient des soins quotidiens et qui ne communiquaient pas forcément par le langage verbal. Pour comprendre leurs aspirations, leurs multiples fragilités, leurs passages inattendus par des états de crise, de colère ou de repli, j’ai essayé de me tenir au plus près de leur vie quotidienne et des rituels qui la rythmaient. Cela a suscité des étonnements mutuels, donné lieu à des connivences, à des moments cocasses aussi. Dans ces lieux, j’ai fait connaissance avec des personnes qui tissaient des liens d’amitié, qui nouaient des relations d’entraide. Et j’ai vu Jean-Luc et Jean-Claude.
Ce roman est donc un regard singulier sur la question du handicap…
Tout à fait, mais il faut voir deux choses. Il y a « une » question du handicap, sans aucun doute. Elle est politique. Prendre mieux en compte le handicap, limiter les discriminations, c’est l’affaire de la société tout entière et pas seulement des personnes concernées, de leurs proches et des professionnels qui les accompagnent. Mais il y a aussi « des » trajectoires individuelles avec un enjeu d’autodétermination crucial, à savoir soutenir la capacité de chacun à agir et gouverner sa propre vie. La question transversale du handicap ne doit pas occulter que derrière, il y a des situations à chaque fois singulières. Une véritable politique du handicap nécessite d’articuler cette dimension transversale et la prise en compte de ces singularités.
Pourquoi le choix du roman ?
Je n’ai jamais pensé écrire un essai mais, par contre, j’ai toujours essayé d’écrire dans un registre littéraire. Au départ, j’avais rédigé une série de micro-portraits parce que j’avais tellement été frappée par la découverte du handicap que je ne pouvais pas ne pas écrire. Il fallait garder trace de ces rencontres et de ce qu’elles produisaient en moi. Quand soudain, les personnages de Jean-Luc et Jean-Claude ont eu besoin de plus d’espace et d’ampleur.
Vous avez été membre du collectif de la revue Vacarme. Qu’a représenté pour vous cette expérience militante ?
J’ai été une compagne de route de Vacarme dans les premières années. Il s’agissait, à l’époque, de faire converger des pratiques militantes qui s’enracinaient pour la plupart dans la lutte contre le sida. Je travaillais moi-même dans une association de lutte contre le sida. Mon militantisme était professionnel. Vacarme était un espace de partage entre ces pratiques et des exigences théoriques et politiques. On y partageait aussi des découvertes d’ordre esthétique et littéraire. L’important, cependant, était de faire entendre ce que nous appelions une politique à la première personne. Nous ne voulions pas sacrifier au collectif toute l’épaisseur de l’intime et du singulier. L’idée était de faire entrer en résonance des expériences singulières en y recherchant du commun. Toute ressemblance avec ce que j’ai essayé de dire dans Jean-Luc et Jean-Claude n’est évidemment pas fortuite !
Qu’est-ce qui vous a incité, depuis l’expérience de Vacarme, à pousser plus avant votre pratique de l’écriture, à lui trouver de nouveaux espaces ?
Écrire, à cette époque, ne procédait pas pour moi d’une évidence et ne s’inscrivait pas dans mon quotidien. Il m’est arrivé d’écrire sous le coup d’une frustration. Mais avec la frustration, on ne va jamais bien loin. Donc, pour continuer l’écriture, il a fallu que j’aille la chercher… avec les dents ! Je m’y suis remise parce qu’écrire me manquait. Ecrire a été en quelque sorte une façon de sauver ma peau. J’étais immergée dans un travail très prenant et j’avais besoin d’un espace pour déposer ce que je vivais et lui donner une autre forme. C’est pourquoi après Vacarme, j’ai continué à faire, de manière sporadique et comme j’ai pu, l’écrivain du dimanche.

Turner : Plage de Calais à marée basse.
« C’est au Banquet que j’ai découvert la joie d’écouter des personnes lire pour d’autres »
Ce soir, à la Coop Art de Serviès-en-Val, vous lirez des pages de votre roman aux côtés de la comédienne Anne Alvaro. Comment abordez-vous ce moment ?
J’aime beaucoup l’idée de lire en binôme féminin pour faire écho au duo masculin composé par Jean-Luc et Jean-Claude dans le roman. Et lire avec Anne Alvaro est un vrai privilège ! Par ailleurs, c’est au Banquet que j’ai découvert la joie d’écouter des personnes lire pour d’autres, en public. J’y ai aussi moi-même découvert le plaisir de lire à voix haute en participant, en 2017, à La nuit de l’Iliade [1]. Je garde de tout cela des souvenirs éblouis.
Et vous, comment lisez-vous ?
Je suis une lectrice de la lenteur. Je lis scrupuleusement, de la première à la dernière page. Mais j’aimerais aussi lire ou écrire comme on chante. On chante avec sa voix, et cela réveille l’écho des autres voix qui chantent la même chanson. J’aimerais bien savoir ce que c’est que lire à tue-tête ou lire comme… une casserole ! Et enfin, lire silencieusement, lèvres closes, comme on chante parfois, en fredonnant.
Propos recueillis par Serge Bonnery