Trois années se passèrent, et Luc créa son usine nouvelle, qui donna naissance à toute une cité ouvrière. Les terrains s’étendaient sur plus d’un kilomètre carré, en bas de la rampe des Monts Bleuses, une vaste lande, légèrement en pente, qui allait du parc de la Crêcherie aux bâtiments entassés de l’Abîme. Et les débuts durent être modestes, on utilisa seulement une partie de cette lande, en réservant le reste aux agrandissements espérés de l’avenir.

L’usine se trouvait adossée au promontoire rocheux, en dessous même du haut fourneau, qui communiquait avec les ateliers par deux monte-charges. D’ailleurs, dans l’attente de la révolution que les fours électriques de Jordan devaient apporter, Luc ne s’était guère occupé du haut fourneau, l’améliorant dans les détails, le laissant fonctionner aux mains de Morfain, selon l’antique routine. Mais, dans l’installation de l’usine, il avait réalisé tous les progrès possibles, au point de vue des bâtiments et de l’outillage, pour accroître le rendement du travail, en diminuant l’effort des travailleurs. Et, de même, il avait voulu que les maisons de sa cité ouvrière, construite chacune au milieu d’un jardin, fussent des maisons de bien-être, où fleurît la vie de famille. Une cinquantaine déjà occupaient les terres voisines du parc de la Crêcherie, un petit bourg en marche vers Beauclair ; car chaque maison qu’on bâtissait était comme un pas nouveau de la Cité future, à la conquête de la vieille ville coupable et condamnée. Puis, au centre des terrains, Luc avait fait élever la Maison-Commune, une vaste construction où se trouvaient les écoles, une bibliothèque, une salle de réunion et de fêtes, des jeux, des bains. C’était là simplement ce qu’il avait gardé du phalanstère de Fourier, laissant chacun bâtir à sa guise, sans forcer personne à l’alignement, n’éprouvant la nécessité de la communauté que pour certains services publics. Enfin, derrière, des Magasins-Généraux se créaient, de jour en jour élargis, une boulangerie, une boucherie, une épicerie, sans compter les vêtements, les ustensiles, les menus objets indispensables, toute une association coopérative de production, régissant l’usine. Sans doute, ce n’était encore qu’un embryon, mais la vie affluait, l’œuvre pouvait être jugée. Et Luc, qui n’aurait pas marché si vite s’il n’avait eu l’idée heureuse d’intéresser les ouvriers du bâtiment à sa création, était surtout ravi d’avoir su capter toutes les sources éparses parmi les roches supérieures, pour en baigner la ville naissante, des flots d’une eau fraîche et pure qui lavait l’usine et la Maison-Commune, arrosait les jardins aux verdures épaisses, ruisselait dans chaque habitation, dont elle était la santé et la joie.

(…)

Mais Luc passait devant les laminoirs. Il vivait généralement sa matinée dans l’usine, donnant un coup d’œil à chaque halle, causant en camarade avec les ouvriers. Il avait dû garder en partie la hiérarchie ancienne, des ouvriers maîtres, des surveillants, des ingénieurs, des bureaux de comptabilité et de direction commerciale. Mais il réalisait déjà des économies sérieuses, grâce à son continuel souci de réduire le plus possible le nombre des chefs et le personnel des bureaux. D’ailleurs, ses espérances immédiates s’étaient réalisées : bien qu’on n’eût pas encore retrouvé les filons excellents d’autrefois, le minerai actuel de la mine, traité chimiquement, donnait à bas prix de la fonte de qualité possible ; et, dès lors, la fabrication des charpentes et des rails, suffisamment rémunératrice, assurait la prospérité de l’usine. On vivait, le chiffre d’affaires s’élargissait chaque année, c’était pour lui l’important, car son effort portait sur l’avenir de l’œuvre, dans la certitude où il était de vaincre si, à chaque partage des bénéfices, les ouvriers voyaient s’accroître leur bien-être, plus de bonheur et moins de peine. Il n’en passait pas moins son existence de chaque jour en continuelles alertes, au milieu de cette création si complexe qu’il devait surveiller, des avances considérables à faire, tout un petit peuple à conduire, des soucis à la fois d’apôtre, d’ingénieur et de financier. Sans doute, le succès semblait certain, mais combien il se sentait précaire encore, à la merci des événements !

Dans le vacarme, Luc ne fit que s’arrêter une minute, en souriant à Bonnaire, à Ragu et à Bourron, sans même apercevoir Fauchard. Il se plaisait dans cette halle des laminoirs, la fabrication des charpentes et des rails l’égayait d’ordinaire, c’était la bonne forge de la paix, comme il le disait gaiement ; et il l’opposait à la forge mauvaise de la guerre, la forge voisine, où, si chèrement, avec tant de soins, on fabriquait des canons et des obus. Des outils si perfectionnés, un métal travaillé d’une main si fine, pour ne produire que ces monstrueux engins de destruction, qui coûtent aux nations des milliards, et qui les ruinent à attendre la guerre, quand la guerre ne vient pas les exterminer ! Ah ! Que les charpentes d’acier se multiplient donc, dressent donc des édifices utiles, des villes heureuses, des ponts pour franchir les fleuves et les vallées, et que des rails jaillissent toujours des laminoirs, allongent sans fin les voies ferrées, abolissent les frontières, rapprochent les peuples, conquièrent le monde entier à la civilisation fraternelle de demain !

 

Émile Zola