Cycle Tosquelles

Le passage des langues

Lorsque l’on naît catalan, en 1912 dans une famille catalane, la question de l’apprentissage des langues se pose d’abord comme un défi. La langue maternelle, celle de la mère, celle des douceurs et des premiers apprentissages, des jeux et des contes, des chansons et des histoires mystérieuses des grand-mères et de la voisine, cette langue-là est interdite. Pourtant, carrer Major, dans la mercerie paternelle La Chic, tous les clients parlent catalan : la langue maternelle est aussi celle du père.

Le 13 septembre 1923, dans un contexte politique de tension extrême marqué par la guerre du Riff et la poussée des revendications autonomistes, la dictature de Miguel Primo de Rivera est instaurée. Cinq jours plus tard, les premières mesures annoncées donnent le ton : dissolution des Cortes, l’assemblée nationale, et interdiction de l’usage de toute autre langue que le castillan.

François Tosquelles fréquente donc une école qui lui parle une autre langue que la sienne. Tous ceux qui veulent en plus apprendre le catalan, dont en 1912 le grammairien et lexicographe Pompeu Fabra a publié une grammaire qui unifie l’orthographe (Gramàtica de la llengua catalana), sont obligés de suivre les cours d’organismes privés et coûteux.

Joana Masó raconte que, « lycéen en Catalogne dans les années 20, François Tosquelles suivait l’enseignement public en castillan le matin. À Reus, l’après-midi, on pouvait aller à l’école privée pour une instruction en catalan, langue alors interdite dans la vie publique. Afin d’éviter de payer pour apprendre dans sa langue maternelle, il imagina alors un système autogéré : il proposa à son père de lui verser la moitié de la somme qu’il aurait dépensée en payant l’école, et fut ainsi financé pour organiser son travail chez lui, avec un camarade. Son père fit des économies, et François Tosquelles put développer une relation autodidacte à l’apprentissage du catalan. » (1)

En Catalogne, François Tosquelles ne se contente pas de parler le catalan. Il choisit aussi – et c’est plus original – de mal parler le castillan ! On nous impose la langue de l’oppresseur ? Tordons-la ! Déformons-la ! C’est aussi cela, résister ! Et le voici inventant un sabir, mélange de langues et d’accents, pour se choisir une place en dehors des places. Celle de l’étranger, du dedans, du dehors, étranger à lui-même, étranger partout.

« Comme le constate un rapport de surveillance de la commune de Saint-Alban sous l’occupation, en 1943, c’est au titre d’immigrant que Tosquelles reçoit une allocation mensuelle du Consulat du Mexique. En France, et pendant des années, il vivra ainsi de la solidarité internationale avec les républicains exilés. » (1)

Sa vie sera désormais celle d’un « traducteur ». Celui des textes théoriques qu’il juge indispensable, et qu’il n’aura de cesse, avec l’aide de quelques amis, de mettre à disposition de la communauté soignante, mais surtout traducteur de tous ces cabossés de la vie qu’il croisera dans tous les établissements où il va exercer la plus grande partie de sa vie, et à qui il s’appliquera à donner une parole.

« Pour être un bon psychiatre, il faut être étranger. Ou bien il faut faire semblant d’être étranger. Par exemple, ce n’est pas une coquetterie de ma part de parler mal le français… Il faut que le malade – ou le type normal – ne comprenne pas… Alors ils font un effort. Ils sont obligés de traduire, et par rapport à moi, ils se retrouvent dans une position active. » (2)

Le film de Danièle Sivadon et Jean-Claude Polack que nous vous proposons aujourd’hui – produit en 1989 par FR3 Toulouse à l’instigation d’Isy Morgenstern, qui en était alors le directeur des programmes, pour La Sept et Thierry Garrel – est un des portraits les plus complets de ce personnage hors du commun.

On y suit son parcours, ses zigs et ses zags, ses engagements et ses colères, et on y entend surtout cet accent épouvantable et merveilleux qui le mettait, volontairement, en dehors de la file des bourreaux et des complices.

 

(1) Comme une machine à coudre dans un champ de blé, in La Déconniatrie, éditions Arcadia, 2021.

(2) François Tosquelles, Une politique de la folie, film de Danièle Sivadon et Jean-Claude Polack, La Sept, 1989.

 

Verbatim

Dans ce texte, publié dans le livre Soigner les institutions, Joana Masó parle du retour de Tosquelles en Catalogne, « retour discontinu mais poursuivi dans le temps », et de sa signification :

« Malgré ce retour discontinu mais poursuivi dans le temps, on a aujourd’hui le sentiment que Tosquelles est resté un corps étranger à l’Espagne, faute de trace laissée dans l’histoire catalane et espagnole de la psychiatrie et de la psychanalyse, que ce soit à la fin de la dictature, pendant le post-franquisme, ou même sous la République des années 30. L’exil français de Tosquelles, comme celui d’autres psychiatres, Julián de Ajuriaguerra en Suisse ou Félix Letemendia en Angleterre, avaient produit une rupture dans les pratiques cliniques et institutionnelles, une rupture que la démocratie n’avait pas réparée. (…)
Si dans l’Espagne de cette époque l’antipsychiatrie était effectivement perçue dans sa dimension politique et interprétée comme une critique de la répression et de la censure, comme une dénonciation des prisons, des écoles et de la conception de la famille franquiste, la psychothérapie institutionnelle, qui remettait pourtant en cause ces institutions, n’était, elle, pas considérée dans sa dimension critique. »