Cycle Tosquelles

La folle vie de François Tosquelles

En 1912, trois ans à peine après la sanglante « semaine tragique » de Barcelone qui, fin juillet et début août jeta dans les rues des milliers de manifestants qui protestaient contre la guerre du Riff au Maroc et la mobilisation des réservistes, François Tosquelles voit le jour à Reus, dans une famille de commerçants engagée politiquement à gauche. Reus, à l’est de Tarragone, est alors célèbre pour ses eaux de vie, et pour avoir vu naître, cinquante ans plus tôt, le grand architecte Antoni Gaudi.

Au début des années trente, il se forme à la prise en charge des maladies mentales auprès du docteur Emili Mira i López, un ami de son père qui dirige à Barcelone l’Institut Pere Mata. Mira est aussi militant du POUM, le Parti Ouvrier d’Unification Marxiste créé en 1935.

Le 1er octobre 1931, la République espagnole octroyait enfin de droit de vote à toutes les femmes.

 

En 1931, à la proclamation de la République, de nombreux psychiatres et psychanalystes tchèques, hongrois et allemands fuyant l’antisémitisme se réfugient à Barcelone. À leur contact, Tosquelles s’ouvre à la psychanalyse, à la psychiatrie infantile et à « la folie de l’homme normal ».

En février 1936, le Front Populaire remporte pour la troisième fois les élections générales. Entre le 17 et le 20 juillet, des généraux se soulèvent contre la République. Malgré l’occupation d’une partie du territoire, des unités de l’armée refusent de se joindre aux rebelles, la résistance s’organise dans de nombreuses villes et les partis d’extrême gauche appellent à la révolution sociale dans les usines et dans les campagnes. Le coup d’état militaire est un échec. Commence alors une guerre civile qui durera trois ans, jusqu’à la victoire du général Franco soutenu par Hitler et Mussolini et la défaite des Républicains dont les plus engagés sont contraints à l’exil.

En 1937, François Tosquelles est mobilisé sur le front d’Aragon comme médecin-lieutenant. Il organise l’évacuation des patients de l’hôpital psychiatrique de Huesca, tombé aux mains des troupes nationales, puis s’installe à l’asile de Sariñena. Il est ensuite nommé chef des services psychiatriques de l’armée républicaine d’Estrémadure. Il dirige l’hôpital d’Almodovar del Campo, où il travaille avec des prostituées.

Après la défaite du camp républicain, il est interné en septembre 1939 au camp de Jude, à Septfonds, dans le Tarn-et-Garonne. C’est ainsi qu’en France, à l’époque, on accueillait les étrangers qui fuyaient le régime fasciste impitoyable du général Franco.

Dans ce camp, ouvert en février 39 pour décongestionner les camps des Pyrénées Orientales, il développe durant les quatre mois pendant lesquels il y séjourne, avec une petite équipe, une psychiatrie de proximité, comme il l’avait déjà fait sur le front pendant toute la guerre civile.

à gauche, François Tosquelles avec son ami médecin Jaume Sauret, au camp de Septfonds en 1939. A droite, à la même date, un groupe de réfugiés espagnols devant une des cuisines du camp.

Si François Tosquelles sort assez rapidement de camp, c’est qu’il a été repéré par le docteur Paul Blavet, qui avait remarqué une de ses publications parue dans une revue quelques mois auparavant. Il l’appelle à Saint-Alban en janvier 1940.

En juin 1940, la moitié de la France est occupée par les troupes hitlériennes. Au cours des quatre années qui menèrent à la libération du territoire et à la fin du conflit, on évalue entre 35 000 et 40 000 le nombre de patients décédés dans les hôpitaux psychiatriques français.

A Saint Alban, Tosquelles met en place des organisations qui favorisent l’expression individuelle, collective et artistique des patients. Mais il doit commencer par repasser tous ses diplômes de médecine pour pouvoir exercer en France. Il soutiendra sa thèse – Essai sur le sens du vécu en psychopathologie : le témoignage de Gérard de Nerval – en 1948, année où il est naturalisé français.

Jean Oury travaille alors à Saint-Alban, qu’il quittera en 49 pour aller fonder la clinique de La Borde.

Joana Masó, qui sera mardi prochain au Banquet pour le cycle que nous avons souhaité dérouler autour de cette figure si particulière, rappelle que dans ce petit hôpital de Lozère – qui porte aujourd’hui son nom – « il sera longtemps un exilé qui cultive son étrangeté. Si, en Catalogne, Tosquelles avait fait le choix de mal parler le castillan, la langue de l’oppresseur, et même de le déformer, à Saint-Alban il partage avec le docteur André Chaurand la pratique d’une langue minoritaire. Empreinte de langue occitane chez Chaurand et de catalan de Tosquelles, la psychothérapie s’y voit nouer des liens non seulement avec le langage mais avec la traduction. »

Il développe avec son équipe et ses confrères, dans l’hôpital même, un projet de vie collective, marquée par des fêtes, des ateliers de théâtre et d’ergothérapie, le développement des pratiques artistiques, des expériences sur lesquelles nous reviendrons toute la semaine.

La période de la guerre est certainement la plus riche à Saint-Alban, la plus créative. Pour Raphaël Koenig, « l’effervescence saint-albanaise pendant l’Occupation a cependant de quoi étonner. Comment, dans une situation matérielle des plus précaires, a-t-il été possible de participer à la lutte contre l’occupant, d’améliorer les conditions de vie des patients, mais aussi d’élaborer un discours théorique novateur qui, non content de constituer une contestation radicale des fondements idéologiques du régime de Vichy, s’est donné pour mission de préparer activement les évolutions sociales de l’après-guerre, et dont l’influence se fit effectivement sentir dans les registres les plus divers, allant de la schizoanalyse à la lutte anticoloniale ? » (2)

François Tosquelles, Lucien Bonnafé, directeur de l’hôpital de Saint-Aban, et leur famille.

L’hôpital accueille alors des réfugiés et des proscrits de tous horizons, juifs ou résistants, souvent cachés parmi les patients sous un nom d’emprunt. « L’hôpital de Saint-Alban devient progressivement une des bases de la Résistance intérieure, en lien direct avec certains des réseaux de Résistance les plus importants, dont Libération-Sud, ou encore le groupe de l’université de Strasbourg. Parmi les dizaines de résistants qui sont hébergés clandestinement au sein de l’hôpital, pour des durées variant de quelques jours à plusieurs mois, on compte ainsi bon nombre d’artistes et d’intellectuels, qui contribuent de façon décisive au dynamisme culturel de Saint-Alban : entre autres Paul Éluard, qui y réside de novembre 1943 à février 1944 et met brièvement Saint-Alban au centre de la production littéraire clandestine. » (2) On note aussi pendant cette période les séjours de Georges Canguilhem ou de Jacques Matarasso.

Entre 1952 et 53, Franz Fanon entame son internat à Saint-Alban auprès de Tosquelles.

François Tosquelles poursuit son travail à Saint-Alban jusqu’en 1962.Un an avant, Michel Foucault publie Histoire de la folie à l’âge classique.

Dans les années qui suivent, Tosquelles travaille successivement à l’hôpital de la Timone à Marseille, et à l’hôpital de Melun jusqu’en 1970. Il commence alors à retourner fréquemment à Reus, à l’Institut Pere Mata, pour différents colloques. Il devient ensuite chef du service de psychiatrie dans l’Oise, à la Nouvelle Forge, puis jusqu’en 1979, date à laquelle il prend sa retraite, il dirige les services psychiatriques de l’hôpital d’Agen.

Il se consacre ensuite à la recherche et aux échanges avec ses confrères, entre colloques et séminaires, en Catalogne et en France, où il continue de vivre.

Il meurt en septembre 1994 à Granges-sur-Lot (Lot-et-Garonne), à l’âge de 82 ans.

 

1- Dans le texte « Comme une machine à coudre dans un champ de blé. La psychiatrie située de François Tosquelles » paru dans le catalogue La Déconniatrie qui accompagnait l’exposition Tosquelles au Musée des Abattoirs de Toulouse, du 14 octobre 2021 au 6 mars 2022)

2- Raphael Koenig, « Résistance et vie intellectuelle à Saint-Alban, 1940-1944 », in catalogue La Déconniatrie.

Sources : François Tosquelles, Soigner les institutions de Joana Masó, (L’Arachnéen 2021)

Verbatim

A la fin de la guerre civile espagnole, François Tosquelles s’est retrouvé à Almodovar del Campo, dont il dirigeait l’hôpital psychiatrique. Il raconte ici les épisodes surprenants qui suivirent, alors qu’il était recherché et condamné à mort :

Quand les Maures sont arrivés, moyennant quelques petites manœuvres, je suis resté là-bas, alors qu’officiellement j’étais déjà en France. Mais je suis resté là-bas avec des papiers de l’armée espagnole, et j’étais chargé d’acheter la nourriture des fous. Quand j’ai exposé au nouveau maire fasciste du village le problème de l’évacuation des fous, il n’y comprenait rien. Il m’a fait des papiers, mais il les a si bien fait qu’ils m’ont nommé directeur de l’hôpital militaire avec des papiers fascistes ! Et c’est ainsi que je me suis retrouvé à passer trois mois à me reposer là-bas, jusqu’à ce que je rejoigne ma femme, que j’avais perdue de vue en Aragon.

Et vous êtes passé en France avec ces papiers de l’État espagnol ?

Mais non, à Madrid ! La dernière évacuation, nous l’avons faite, Sauret et moi. Nous sommes allés tous les deux avec une ambulance, de près de Tolède jusqu’à Madrid. Nous sommes allés dans le meilleur hôtel avec les papiers de « directeur » que l’on m’avait donnés, et je n’ai pas payé. (…) Puis je suis parti dans les Asturies – ma femme est asturienne – et je me suis caché un peu pendant que ma femme cherchait à rassembler de l’argent. Pour me cacher, j’ai fait deux choses : acheter un chapeau melon, pour que personne ne me prenne pour un fou, et aller tous les matins à la Casa de España pour me faire raser. Personne ne m’a jamais rien demandé. Tous les matins, j’allais très sérieusement lire le journal à la Casa de España.

Extrait d’un entretien réalisé par Miquel Bassols et Rosa Maria Calvet pour la revue Otium Diagonal, 1983.