Cycle Tosquelles

Cours aux infirmiers

Quand il arrive à Saint-Alban, en 1940, François Tosquelles décide de transformer radicalement l’approche aux malades. Pour cela, il sait qu’il doit pouvoir compter sur des équipes préparées à ces nouvelles méthodes, qui tranchent radicalement avec les anciennes pratiques. Il entreprend donc de former tout le personnel, et met au point les principes et les méthodes qu’il enseignera toute sa vie. Il en tire un manuel qui, encore aujourd’hui, sert de base à la formation des soignants.
Lucie Combret, qui a accompagné le Banquet et sa maison pendant de nombreuses années, et qui a souhaité, après l’épisode du premier confinement il y a maintenant deux ans, se réorienter vers la pratique de l’orthophonie, a lu pour nous ce précieux viatique…

 

 

Saint-Alban, 1943-1945, Psychologie, Psychiatrie, Soins à donner aux malades, par François Tosquelles, Éditions d’une, La Boîte à outils, 234 p.

 

« Quand on se promène dans le monde, ce qui compte, c’est pas la tête, c’est les pieds. Savoir où est-ce que tu mets les pieds. C’est le pied qui est le grand lecteur du livre du monde, de la géographie. La marche, c’est pas avec la tête, il faut que je sache où je mets les pieds vous comprenez ! C’est tout. Le pied, c’est l’appareil, le lieu de réception de ce qui deviendra le tonus. C’est pourquoi une mère, la première chose qu’elle fait, c’est faire des chatouilles aux pieds. Parce qu’il s’agit de tenir debout. », François Tosquelles, cité par Joana Masó, dans Soigner les institutions, L’Archanéen, 2021.

 

Transmission. Savoir et pouvoir de François Tosquelles

C’est en pionnier d’une nouvelle génération psychiatrique française que François Tosquelles – ancien milicien du POUM dans la guerre de 1936 notamment, positionne les infirmiers, personnels administratifs, ou d’entretien qu’il formera avec le plus grand soin aux pratiques révolutionnaires de la psychothérapie institutionnelle.

Le contexte :

Rude. Nous sommes en temps de guerre mondiale. L’Hôpital psychiatrique de Saint-Alban se situe en Lozère à 1000 m d’altitude, dans les murs d’un château du XVIe siècle. Le climat est rigoureux, les moyens manquent : nourriture, chauffage, personnels. Plus de sept cent personnes sont accueillies : les malades mentaux de la région et des zones occupées ainsi que des résistants et des exilés cachés.

Cette dynamique de formation des infirmiers psychiatriques pouvait paraître déraisonnable dans ce contexte. Elle fit suite et s’inspira de la culture des terres entourant l’établissement par l’ensemble des résidents des lieux, initiée par Paul Balvet, directeur de l’hôpital de l’époque. Celui-ci enseignait aux paysans locaux à améliorer le rendement des cultures afin d’éviter les carences alimentaires éventuelles suite aux restrictions imposées alors par les autorités politiques. « Même si les ventres étaient creux, les membres engourdis par le froid et le travail physique des soins aux malades et résidents, même si l’inquiétude était omniprésente et les soucis permanents, ces cours ont eu lieu ». L’« École de formation professionnelle » vit le jour. Les difficultés du moment furent dépassées collectivement permettant la construction d’un avenir décent pour tous.

Cette dynamique mit en lumière la réalité des causes des décès dans les hôpitaux résultant d’un défaut de soins adaptés plus que des suites d’une pathologie.

Le malade mental :

« La tradition fait des psychopathes des êtres tout à fait aliénés, différents des humains, des êtres déchus. Au cours des leçons de Psychologie, vous avez eu l’occasion de découvrir la fausseté d’un tel préjugé et vous avez appris à voir chez des personnes normales bien des traits qui ne diffèrent pas essentiellement de ceux des aliénés. Cela vous permet de combler le fossé qui vous sépare des fous. Ceci est très important. La persistance de ce préjugé est responsable du scandale de l’assistance psychiatrique actuelle. Maintenant, vous pouvez trouver en vous-même un écho bienveillant et compréhensif devant le drame du fou ».

Nous retrouvons ici les notions de normal et de pathologique (cf. Georges Canguilhem), centrales aujourd’hui dans les enseignements. Entre les deux la frontière est ténue. C’est une histoire de mesure, d’intensité de la souffrance et des carences « le trop de trop ou le trop de pas assez ». Le passage de l’un à l’autre est un continuum. Il n’existe pas de césure.

« Nous dirons du point de vue des réactions affectives, que l’évolution psychique est normale lorsque dans la vie d’un individu, on trouve une augmentation progressive du nombre des situations devant lesquelles l’individu « réactionne » avec amour, c’est-à-dire lorsqu’il trouve des solutions aux conflits initiaux qui l’opposent au milieu. L’évolution est pathologique et régressive lorsqu’elle fait preuve de réactions agressives ou catastrophiques à la place de réponses affectueuses. »

Ainsi, un sujet ne se réduit à aucun moment aux symptômes et à la maladie qu’il présente, et ne rentre pas dans une case préétablie. Le pathologique est ainsi considéré comme l’écart quantitatif et qualitatif par rapport à une norme dont les effets sont propres à une culture et une société.

Approfondir la psychologie et aller vers la conception profonde de l’être demande de s’intéresser à la psychanalyse et ses trois groupes de force qui interagissent sur le chemin d’un équilibre fragile : le Ça (les instincts, les pulsions), le Moi (la raison et la logique, subjectives propres à l’expérience et objectives dérivées de l’action sociale) et le Surmoi (conscience morale parfois censeur du Moi qui surveille et punit).

Le travail de l’infirmier vise à rééduquer le psychopathe, le réadapter à un niveau social au plus proche de la normalité et ainsi l’aider à regagner sa liberté intérieure. C’est une éducation à vivre et se conduire dans le système social en place, tel qu’il est.

« Votre tâche sera utile et aura du succès dans la mesure où vous connaîtrez mieux le malade. Et plus vous l’aimerez, mieux vous l’approcherez. L’amour et la sympathie sont à la base des connaissances indispensables ».

C’est avant tout un être humain « une unité concrète, vivante, individuelle, irréductible et indivisible, aux multiples caractéristiques qui animent les moments de sa vie ». C’est une personne accidentée, déséquilibrée d’un point de vue nerveux qui ressent des difficultés d’adaptation à la vie normale et montre des dysfonctionnements dans sa conduite personnelle et sociale. C’est un être appauvri par des carences affectives troublant la construction de sa liberté intérieure. Sa psychologie différente et sa personnalité parfois complexe à comprendre l’enferment dans la case « aliéné ».

Un des traits communs aux malades est leur manque de conscience de la maladie. Les psychopathes ne se croient pas malades ce qui complique le traitement et le suivi thérapeutiques, ainsi que la vie sociale.

 

 

L’infirmier pédagogue et thérapeute

Bien plus que des « gardiens », ils sont appelés au courage, à l’inventivité et au sérieux de  leur profession. La responsabilité est une notion clé de cet ouvrage, tant pour les professionnels, expert en psychologie et psychiatrie de la maladie mentale ; que pour les malades qui doivent (ré)apprendre la vie sociale.

Il est question d’accueil, d’amour, de sympathie, d’intuition et d’élan, de non jugement, de savoirs, d’histoires de terrain, d’expériences et de connaissances des grandes lignes de la symptomatologie psychiatrique.

Intimité, discrétion, pudeur : écouter et voir, décrire avec objectivité par l’observation  clinique de tous signes évocateurs d’un mieux ou d’une régression pour transmission et suivi de l’évolution du malade afin d’adapter le parcours de soin.

Pour connaître et suivre l’évolution d’une personne, Tosquelles évoque l’art de  l’interrogatoire, afin d’approcher au mieux le malade et son milieu, tenter de dépasser une méfiance possible, une misère familiale, l’incompréhension et le désarroi émotionnel de l’entourage. Il faut gagner la confiance de chacun, expliquer ce qui peut être perçu comme indiscret, savoir poser les questions adaptées à l’auditeur de façon concrète et ciblée afin de ne pas influencer les réponses. Pour cela, le Dr Forel invite le soignant à toujours aiguiser ses qualités d’observation (saisir le factuel), s’habituer à exprimer ce que l’on observe et à formuler des conclusions.

 

Les cours

« Le premier maître de Freud, le premier maître qu’il ait eu, a été l’hystérique. Nos maîtres sont les malades. Nous n’en n’avons pas d’autres. Les autres maîtres élaborent des théories… ». François Tosquelles in Soigner les institutions, Joana Maso, L’Archanéen, 2021

« Si nous voulons énumérer les troubles de la vie sociale chez les aliénés, il nous faudra distinguer deux périodes : 1) le malade en liberté dans la société normale ; 2) les troubles de la vie sociale du malade interné. Le caractère artificiel de la société de l’asile déterminant, en effet, des troubles de tout autre ordre que ceux de la vie normale. »

L’éthique, l’accueil, le cadre, des paroles fermes, un discours direct (sans imposer une discipline rigide et aveugle) avec sollicitude et compréhension permettent de créer une ambiance stable, rassurante pour organiser et mener les activités d’accueil et de soin, avec patience et habileté.

Ici, pas de contention au sens traditionnel du terme – la camisole diminue le malade dans toutes ses composantes, notamment dans ses besoins et fonctions biologiques premières et empêche « l’amplitude des mouvements respiratoires, qui le tue ». De la page 167 à 175, François Tosquelles décrit en mots et en dessins le protocole de soin lors d’intentions agressives du malade. Pas d’isolement enfermant non plus en cellule qui « punit et favorise le cours de la maladie, vers une démence prématurée et de mauvaises habitudes : nudisme, gâtisme, ou jeux malpropres et dégradants ». Le malade se sentant irresponsable, en logique avec le milieu proposé, s’abandonne alors à toutes sortes de caprices et impulsions. C’est par une thérapeutique active, l’invitation à un retrait, un repos solitaire rassurant, un alitement bienveillant, que le patient tentera de sortir de ses torpeurs pour retrouver le calme. L’infirmier soutiendra ses actes par une contenance toujours manuelle, corporelle et psychique accompagnée d’une observation aigüe, de la vigilance, de l’anticipation, de la prévenance. Des bains, des enveloppements bienveillants seront proposés afin que le résident se sente contenu, rassemblé et réunifié.

Une fois l’incident dépassé, la crise traversée, le malade apaisé retournera à son travail au sein de la structure en lien avec l’ensemble des habitants du lieu.

François Tosquelles insiste sur la nécessité de chacun à inventer, être formé en soins psychiatriques, disposer de qualités humaines intrinsèques et organiser une thérapeutique active où le résident est avant tout au centre et acteur de sa rééducation et reconstruction sociales.

Après avoir décrit chacune des pathologies mentales (symptômes, évolution, posture du soignant) pouvant affecter les résidents accueillis à Saint-Alban, il décrit les pratiques et les soins apportés pour accompagner chacun au plus près de ses besoins.

Certains sont porteurs de troubles graves pouvant mettre en difficulté, en danger soignants et soignés. La clé est de trouver la juste relation, le parcours de soin le plus prometteur sur le chemin d’une socialisation « normale ». Ainsi, le soignant doit savoir accueillir les crises, le plus souvent inattendues, tenter d’en lire les signes annonciateurs, anticiper et agir au plus près pour prévenir les tentatives de suicide, de mutilations, d’évasion ou d’agression possibles.

Soigner les maux : « s’occuper réellement des malades ». Le risque est de généraliser les propos, les troubles, de placer les souffrants dans des cases, de calmer la douleur à force de traitements chimiques et de favoriser une déshumanisation renforcée par une pauvreté thérapeutique. Le travail en équipes formées aux connaissances psychiatriques, avec des qualités humaines est indispensable. L’équipe médicale et la communauté de soins créée à Saint-Alban a su organiser le travail des personnels, donner une place à chaque résident et à la multiplicité des forces individuelles. Une force collective généreuse et efficace pour la sauvegarde des vies. « Il n’y a pas de douceur possible sans un effort collectif ».

À noter – À la fin de la période de guerre, l’hôpital de Saint-Alban, n’avait plus de quartier d’agités (et ce en l’absence de tout neuroleptique) et comptait moins de morts de faim en proportion que la plupart des établissements psychiatriques. Ce mouvement dynamique de transformation profonde est qualifié de « révolution permanente » dans l’établissement psychiatrique, dont la subversion collective de l’ordre établi (force d’analyse psychologique, de mise au travail, de culture et de formation) face aux restrictions grandissantes de l’époque, et les soins permanents aux personnes et aux « institutions » sont façonnés sur place avec les moyens du bord, ouvrant sans cesse de nouveaux horizons.

Sophie Legran en 2018 clôt son édito ainsi « ce cours de Tosquelles des années 1943-45, d’une grande finesse d’analyse anthropologique est aussi d’une actualité mordante. C’est là une réalité politique et non une affaire d’expertise. […] Sans doute aussi, ce mouvement restera incoercible tant qu’il restera quelque chose d’humain dans le regard porté sur les menues choses du quotidien que nous partageons »

Ce livre de cours aux infirmiers, outil de pratique clinique innovant, profondément humain, assurément toujours d’actualité, salutaire pour le monde de la santé en général, complète et assoit, les enseignements universitaires actuels « Psychologie clinique, psychanalyse et psychopathologie de l’enfant et de l’adulte » dispensés à l’Université.

80 ans ont passé, l’œuvre Tosquelles, essentielle pour tous est encore trop peu connue.

Merci au Marque-Page de lui rendre honneurs et le couvrir de lumières. Bonus – ce livre peut faire usage d’ouvrage de « développement personnel ». Il aide à mieux se comprendre, approcher les différences mentales entre tous, accueillir la diversité des formes d’êtres, et sortir de la plainte.

 

Août 2022 – Lucie Combret, stagiaire de la formation continue en orthophonie à Besançon.

 

 

Verbatim

François Tosquelles en 1945 dans le jardin de l’hôpital de Saint-Alban

 

François Tosquelles, artisan de la psychothérapie institutionnelle, sur la formation des soignants, p. 229 :
« Je crois que Saint-Alban a été un des premiers hôpitaux ruraux à essayer l’effort quichottesque de donner une formation professionnelle globale aux infirmiers »
« J’avoue que j’étais très étonné lorsque j’ai vu Balvet passer les trois mois des premières restrictions alimentaires, à développer devant l’assemblée des paysans qui étaient les gardiens de l’époque, les théories les plus compliquées sur les métabolismes et l’assimilation des aliments, sur l’équilibre alimentaire. Puis, j’ai compris lorsque j’ai vu naître ce « Conseil de la cuisine » et surtout lorsque j’ai constaté que pendant les premières restrictions pourtant sévères, mais ordonnées pour tous, la mortalité de Saint-Alban n’atteint que 14 pour cent la première année, pour redescendre tout de suite à sept, puis 4 pour cent les années suivantes, alors qu’ailleurs les malades mouraient comme des mouches »
« Lorsque le résumé de nos cours fut imprimé, et certains, de nos confrères ici présents les ont connus, ils ne m’ont approuvé qu’avec une condescendance quelque peu ironique, en songeant probablement que je voulais faire des infirmiers savants. »
« D’autre part, ce fut à travers l’hostilité plus ou moins dissimulée de notre auditoire d’infirmiers qu’on réussit à créer les premiers noyaux de partisans de la réforme hospitalière, sur lesquels par la suite, l’ensemble de l’hôpital s’est effectivement aligné. »

 

« La vie dans la société est très complexe, la personne doit y tenir sa place en surmontant les conflits de telle façon que la société et la personne s’enrichissent toutes deux à la suite de chacun de ces conflits. Le psychopathe échoue dans cette marche en avant, le conflit cesse d’être un tremplin permettant à la personne et à la société de progresser et devient un obstacle. On s’y heurte, la personne revient sur son passé, la société ne progresse pas. »
« Il n’y a pas de manifestation de la personne qui ne s’adresse à la société »
« Ainsi un des critères de la folie est la notion d’inadaptation sociale. »
« La vie est une comédie et nous en sommes les personnages. Pour comprendre ce qui se passe sur la scène, il faut d’abord prendre connaissance du décor, se mettre dans l’ambiance. Il est aussi indispensable de connaître l’histoire du personnage. »
« Un bon infirmier doit se demander tous les jours, à la fin de son travail, non seulement s’il a accompli honnêtement sa tâche, s’il n’a pas commis de fautes psychologiques ou matérielles avec ses malades, mais encore s’il a fait spontanément quelque chose pour améliorer l’adaptation au travail d’un malade et sa capacité de participer aux distractions de structure sociale. Ce n’est qu’en apprenant à vous critiquer vous-mêmes que vous serez capables d’améliorer votre travail et d’êtres dignes du nom d’infirmiers. »
« Ne gardez pas pour vous vos craintes et observations. »