Ombres Blanches et Le Nom de l’Homme. Deux librairies pour un Banquet.

Nous sommes convenus cette année, entre librairies, d’une répartition des rôles différente des années précédentes, afin de rendre nos actions et nos offres plus lisibles, plus efficaces, et de fait complémentaires. Ainsi, la Philosophie grecque, comme l’Histoire ancienne, seront travaillées dans la Maison, à côté de la petite cour intérieure où sont donnés les cours de Françoise Valon et de Dominique Larroque. La librairie permanente – Le Nom de l’homme – propose aussi les nouveautés en littérature et en essais, ses fonds dans ces deux domaines, et enfin un choix pour l’été en romans policiers et en livres pour la jeunesse. De notre côté, sous la voûte, nous mettons en place ce qui sera, comme chaque année, la grande librairie thématique, et celle des invités.

 

 

Penser Rêver Agir

Juin 2017. Toulouse. Il nous reste, après qu’ait été votée, en janvier dernier, l’idée du thème général de notre banquet de l’été, à imaginer l’architecture de notre librairie éphémère, celle de son fonds, de son offre, de son parcours. Comment, depuis notre univers de livres, pourra-t-on entendre ces trois termes autour desquels vont converser les invités du Banquet de cet été ? Ce sont ces questions auxquelles nous voulons apporter « nos » réponses, nos approches (et même nos approximations), nos rêveries, et faire se confronter nos connaissances et nos subjectivités. Faire jouer, donner à lire notre expérience et le métier de la librairie.

S’agissant de penser, il nous apparait que ce terme s’associant à chacun des Banquets que nous avons accompagnés, rien de bien différent n’allait devoir figurer dans la librairie éphémère de l’abbaye, où la philosophie, la littérature et l’histoire sont toujours dominantes. Pourtant cette saison, ce sera sans Platon ni Aristote. Sans Hérodote ni Sophocle, sans les commentaires de Jean-Pierre Vernant ou de Pierre Hadot. Les origines de la pensée, grecque, occidentale, les mythes fondateurs, les premiers historiens, seront réservés à la librairie voisine. Un trou au début de notre parcours habituel des idées de la philosophie va motiver sûrement des directions nouvelles !

Siècle après siècle. Histoire et philosophie.

La pensée à l’œuvre que nous proposerons commencera donc avec Augustin, avec un certain rêve, celui des origines de la pensée chrétienne, poursuivi dans la philosophie au Moyen-Age. Après un trop rapide aperçu de « l’esprit de la philosophie médiévale » dans ses rapports avec la religion, avant de croiser Averroès, qu’évoquera Jean-Baptiste Brenet, la table de livres nous conduit vers la Renaissance, vers Machiavel, tout bientôt vers Cervantès (qu’évoquera Camille de Toledo), et vers Montaigne, mais aussi vers le Nouveau Monde, vers les échanges (mais aussi vers les conquêtes), pour tout dire, vers « une » association des trois verbes, penser rêver agir. Nous faisons aussi une large part à la Réforme, à son histoire, à ses principes, à ses espoirs, mais aussi à sa face cachée (Thomas Münzer, rêveur suspendu, radical décapité). C’est avant Descartes, avant une pensée en action, avant les Lumières radicales de Spinoza, de Hobbes, avant les Lumières de Jean-Jacques. Nous nous posons ici avant l’action qui conduit le peuple au soulèvement, avant 1789, avant la seconde des Révolutions, si magnifiée, si provocante, si vertueuse, qu’elle devient la matrice de toutes. Il faut à cette histoire et aux pensées qui l’animent, dans la France du XVIIIème siècle, ajouter ce que l’Allemagne concevra à travers le Romantisme. Il y a là le désir et le feu de l’action, l’exaltation, la rêverie.

Nous suivons le chemin des livres, et le fil des siècles. Ce fameux XIXème, ambigu, paradoxal, entre progrès et conservatismes, nous le dessinerons sous les traits de ses penseurs du socialisme et de l’utopie, Marx, Engels, Fourier, Proudhon, ou des premiers anarchistes. Ce serait ici le temps des rêves sociaux et de l’action collective, c’est aussi pour les historiens le temps d’archives plus disertes, on y lit le temps des révoltes, celui des nations, c’est le temps d’une « histoire populaire » plus propice à l’écriture.

Nous restons beaucoup en France, pour autant nous n’avons pas oublié le reste du monde. Retrouvons les traces de « l’histoire connectée », que Patrick Boucheron et ses amis historiens aiment à confronter à notre ethnocentrisme. Cette histoire qui commence avant le XVème, nous la proposons, comme nous proposons cette face sombre de l’Europe, après les conquêtes, celle de l’Afrique pillée, soumise, exploitée, celle de l’esclavage. Puis c’est l’Europe en majesté, d’abord rêvée, agissante, avant d’entrer dans l’ignorance et dans la brutalité, c’est aussi un continent avant qu’il ne « s’américanise », au siècle qui va bientôt le paralyser, le faire pénétrer dans un cauchemar de trente longues années. Ce sera aussi l’Amérique qui domine, oublieuse de son histoire honteuse, de sa modernité blanche et despotique. De ces rêves oubliés, de ces pensées politiques écrasées par la contingence, par les abus, par les déviations, par les reniements, nous proposons les témoignages, les livres d’histoire, celle du XXème siècle. Mais, après les violences, après la Shoah, après l’Espagne perdue, et en dépit de tout ce désastre, les pensées philosophiques restent vivantes et actives, les rêves appellent l’espoir. Il faut les redonner à lire. Sartre, Merleau-Ponty, Jankélévitch, Levinas, Castoriadis. Ici, des voix disent l’horreur des temps de guerres, des révolutions abattues, des dictatures, des mains écrivent aussi une nouvelle dimension pour l’homme. Il y a peu, le 26 septembre 1940, un homme aura décidé d’en finir pour lui-même avec un temps d’oppression et de mort programmée : banquet après banquet, Walter Benjamin se fait plus présent dans cette librairie, instruit dans cet éphémère une dimension d’éternité. Penser rêver agir, trois verbes particulièrement imaginés pour lui. Sa figure nous conduit à Berlin, et Berlin au centre d’une Europe intellectuellement agitée par des artistes et des écrivains juifs, à travers lesquels nous croisons le rêve viennois, et les inventions de Freud, ses « interprétations », celles de ses amis Schnitzler ou Zweig, celle de Buber et celle de Herzl, celle des origines du sionisme et de ses espoirs.

Ici et maintenant.

Nous sommes presqu’au bout de ce voyage des sens. Il reste à parcourir les dernières années qui nous séparent des grandes disparitions, Sartre, Lacan, Foucault, Deleuze. Autant de penseurs, autant de spéculations politiques, d’avertissements, de « prophéties ». Après 68, après les débordements, les radicalités sans modèles, après les jours de plomb, l’action politique est limitée. Les livres en disent long sur tout cela : la pensée 68, le situationnisme, l’anarchisme, la fin du socialisme réel, l’écologie et la critique de la technique. Pour prolonger la conférence de Didier Daeninckx, faisons ici une place de choix à la résistance à la norme : Saint-Alban, un asile, les « fous » qui rêvent, une figure fondatrice qui agit, François Tosquelles (un autre François que celui des oiseaux, et aussi le même !), la Résistance, les débuts du mouvement de l’anti-psychiatrie, Guattari, Oury, Deligny.

Nous exposons ici, contre une pensée domestiquée à l’excès, le désir d’une pensée qui se voudrait sauvage, comme le fut celle des refus des médecins et des psychiatres qui résistaient à l’air ambiant. C’est le temps des crises, le temps des doutes et des angoisses. La mondialisation, le libéralisme, la guerre climatique, les guerres et la terreur, l’islamisme radical, deviennent les mots majeurs de notre environnement dégradé. Mais c’est aussi le temps de résistances nouvelles, d’organisations spontanées, d’alternatives, d’actions, de désordres et de constructions nouveaux. Comment de tout cela, des migrations, des échecs du vieux monde, des techniques dominantes et de leurs réseaux, faire les instruments de nouveaux espoirs ? La pensée qui manque appelle désormais les hommes à son secours. Philosophes, historiens, sociologues, ouvriers des idées à concevoir.

La place de la poésie. La fonction du roman.

Non loin des spéculations des philosophes, des recherches des historiens, des preuves des scientifiques, il resterait la poésie. Penser rêver agir. Wozu Dichter in dürftiger Zeit ? A quoi bon des poètes en temps de manque ? écrivait Hölderlin. Dans un collectif de 1978 réactivant cette douloureuse interrogation du plus grand des poètes, Michel Leiris répondait : Que vaudrait, au demeurant, la poésie si le fait qu’elle puisse exister même en ne parlant que du pire ne prouvait, à lui seul, qu’une manière de triomphe sur la détresse reste possible ?

Nous avons toujours convié la littérature, consubstantielle au Banquet, et en cette nouvelle saison, nous avons invité la poésie, pour faire droit à cette phrase de Leiris. Nous avons étendu à la prose, au roman, cet espoir que la force de l’expression littéraire peut venir au bout du pire qu’elle annonce, et qu’elle dénonce. Le mot de « rêve » est tellement lié à toutes les formes de la littérature qu’il eût fallu la librairie en entier pour affirmer cette puissance qui l’anime, et qui nous anime, qui l’émeut et nous émeut, qui nous « agit ». Mais il faut choisir, il faut décider. Nous avons dès lors établi un compromis avec la raison, celle du temps de l’exposition à Lagrasse, celle de l’espace, celle de la chance donnée aux rencontres des livres et de leurs lecteurs.

Nous proposons deux grandes catégories, des figures emblématiques sous lesquelles on puisse ranger la littérature et y découvrir tous les sens de la trilogie verbale du Banquet. Nous devons aussi laisser à nos choix l’énergie de leur liberté, et produire leur foisonnement. Nous ouvrons un premier tiroir : celui des « grands éveilleurs », eux-mêmes rêveurs, ces « porteurs de feux », rapporteurs de nos cauchemars les plus inexprimables, et de nos plus grandes espérances. Un deuxième tiroir, sans fond : celui des personnages, des fabricants de vies, de rêves, d’illusions, ces témoins de leurs temps, qui accompagnent nos existences depuis les premiers jours des premiers abécédaires. Dans le premier lot, Homère et Cervantès, bien entendu, héros de ce Banquet des lettres, mais encore Shakespeare, compagnon inattendu de Cervantès, Montaigne, Rousseau, Hölderlin, Hugo, Rimbaud, Kafka, Woolf, Michaux, Borges, Beckett, Duras, Perec, et quelques autres. Pour ce qui est des personnages, il faudra venir découvrir, et redécouvrir l’immensité des territoires de l’imaginaire, errer entre les livres.

Il manquera toujours un livre. C’est la faiblesse de ce commerce de la librairie que d’être toujours en défaut, dans un temps où la production est prolifique et où la vitesse des réponses des outils du virtuel donne l’illusion de l’immédiateté. Alors, dans ce temps d’excès, la disponibilité à Lagrasse de près de quatre mille titres sous le regard, et bien en mains, dans nos deux librairies, il faut s’en saisir comme d’une chance. A quoi bon des libraires en temps (apparent) de manque(s) ? A exprimer au plus près, ou au moins loin, par des choix assumés et de circonstances, la diversité la plus grande, son idée et sa réalité, à révéler la puissance des singularités ajoutées, juxtaposées, pour en susciter le désir.

Merci à ceux, visiteurs, lecteurs, auditeurs, occasionnels ou non, qui sauront prêter toute leur attention à cette installation d’un moment, et leur bienveillance à celles et à ceux qui en ont la charge, et une responsabilité partagée avec des absents.