Ces livres sont nos témoins

Odile Robinot-Bouhier

 

 

 

Odile Robinot a accompagné et illustré de ses photos trois cahiers de poésie, dont un sur les poèmes de Thierry Metz (éditions « Les Découvreurs »).
« En 1995, j’ai connu par hasard les Corbières et le Banquet : lieu idéal pour une grande amoureuse de la littérature, la poésie et la photographie. Je ne m’en suis jamais remise. Depuis, je vis ici à mi-temps : je lis, j’écris et je fouille la lumière, les reflets, les ombres. Les rencontres du Banquet m’ont aidée à me construire, interroger le monde, nourrir mon imaginaire, partager, vieillir. Je crois au hasard. »

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Éloge des voyages insensés, Vassili Golovanov, 2008, traduction Hélène Châtelain,

Un livre fou. Fabuleux. Une rencontre inoubliable. La langue russe, le travail de la traduction, la présence magnétique de Vassili Golonavov, qui nous a littéralement emportés jusqu’aux confins géographiques, culturels, sensibles, intérieurs. Nous étions tous fascinés. Durant cette rencontre, Vassili Golovanov  a élargi notre espace mental ; peut-être pour toujours. Je chine beaucoup de livres à Emmaüs. J’ai 3 Éloges : le premier, talisman (acheté le jour de la rencontre), le second, chiné, pour l’offrir (mais je n’y arrive pas…), le troisième, chiné, au cas où les deux autres disparaîtraient. J’en chine encore… En mémoire de lui.

 

L’inquiétude d’être au monde, Camille de Toledo, 2012,  découvert le 9 août 2011

Le souvenir d’une voix inconnue qui émerge dans l’espace habité de l’abbaye. Un timbre profond, un rythme lent, une intériorité. Une pensée. Je passais par hasard. Je m’arrête. Autour de moi, tout le monde fait de même : l’émotion est immédiate et collective. Mystérieuse. Nous vivons un moment intense. Nous n’avons toujours pas vu de corps. La voix suffit. Nous savons qu’un grand auteur est né, un jeune auteur aux idées neuves. Nous n’avons jamais oublié et suivons fidèlement cette voix depuis 11 ans. Et cette pensée vivante. Qui nous accompagne dans cette « inquiétude d’être au monde ».

 

Mon prochain, Gaëlle Obiégly, Août 2015

On entendait à peine sa voix. Il fallait tendre l’oreille, pour s’immiscer dans les fissures minuscules  de son univers singulier. Donner toute son attention. Consentir à l’émotion de  la surprise. D’où le silence total, sous le chapiteau. La voix semblait venir de très loin, hésiter, douter d’elle-même, prête à s’éteindre à chaque instant ; renoncer, peut-être. C’est cette immense fragilité qui m’a conquise, comme un contrepoint délicieux au brouhaha formaté du monde. Puis j’ai adoré « Faune ». .. et envoyé des extraits à des amies trop bavardes. Ça leur a cloué le bec.

 

Marielle Macé, « Soirée oiseaux. Attachés à ce qui tombe »,  août 2020, qui deviendra Une pluie d’oiseaux.

Écouter la voix de Marielle Macé, dans l’air vif de la nuit, sous les étoiles d’été, c’est un peu comme écouter une rivière. Ce soir-là, l’air était magique. La poétique de Marielle, son érudition joyeuse, nous aide à nous relier au monde « malgré tout », à continuer à chanter dans les ruines avec les oiseaux qui tombent. Tous ses livres, découverts au Banquet, nous enchantent et nous convoquent. Nous incitent à nous saisir des enjeux de l’époque. Avec grâce. Nous avons fini la nuit sur la terrasse. A refaire le monde.

Maîtres anciens, Thomas Bernhardt, découvert le 15 août 2021

Le hasard : j’avais trouvé le livre le matin dans la boîte à livres de Villar-en-Val, en rentrant de balade et l’avais dévoré l’après-midi même à l’ombre d’un frêne au bord de la rivière, toute émue de cette heureuse trouvaille. Le soir, la découverte de sa lecture sous le chapiteau du Banquet, par Mélanie Traversier et Dieter Hornig fut un écho d’une puissance jubilatoire ! J’avais le livre en mains, chaque phrase reconnue résonnait avec force. Le l’ai relu le lendemain. Quand le monde me pèse trop, j’en fais lecture à ceux que j’aime, pour son pouvoir revigorant. Effet garanti.

Ces livres sont nos témoins

Filip Flatau

 

 

Filip Flatau est scénariste et réalisateur. Il passe de nombreuses semaines chaque année dans sa maison de Lagrasse. Il fréquente le Banquet depuis ses origines. Sur la photo, on voit Filip Flatau, pendant une nuit du Banquet, lisant un extrait d’un livre volé.

Tout commença par un texto reçu le mardi 21 juin à 15h52 :

Lina (le prénom n’a pas été modifié) :
Yo, c’est quoi ton mail bro
Sans hésiter, je saisis mon téléphone mais, songeur, je le reposais aussitôt.
“Que s’apprêtait-elle à m’envoyer ?” me demandai-je.
Ça ne pouvait pas être un faire-part, puisque les faireparts sont envoyés par la poste et ce depuis l’âge de fer. Je tapais rapidement sur le clavier
Jo, filipflatau@gmail.com
Lina répondit du tac o tac
F majuscule ?
Je n’allais pas lui expliquer que selon moi, la majuscule ne comptait pas dans une adresse mail alors par politesse, je répondis :
Non, minuscule


Quelques instants plus tard, sans savoir si les deux événements étaient liés, je reçus un mail du père de Lina : Jean-Michel (le prénom n’a pas été modifié non plus). Jean-Michel me demandait, ainsi qu’à d’autres puisqu’il s’agissait visiblement d’un mail groupé (j’en fis la déduction en voyant que mon prénom n’était cité nul-part) me demandait donc, en tant qu’habitué du banquet, de raconter 5 livres avec lesquels j’avais fait connaissance durant ces vingt années de banquet. (Si j’ai bien compris l’énoncé ou si je ne l’ai pas lu trop vite, enfin j’imagine que je l’ai au minimum très mal résumé en le retranscrivant ici.) Je regrettais déjà de ne pas avoir mis une majuscule à mon mail. Pourquoi Jean-Michel me demandait ça à moi ? Enfin je pensais que les gens avaient compris après tant d’années que je n’étais pas un exemple en littérature. Que j’étais juste un clown, un fanfaron, un figurant. Que je passais plus de temps au café qu’aux conférences, qu’une fois la conférence passée, quand on me demandait comment je l’avais trouvée, je regardais le fond de ma tasse, confus, avouant que je n’y avais pas assisté. (Là je pense qu’on pourrait me dire que j’exagère, à commencer par moi, alors oui j’exagère car j’ai assisté à de nombreuses conférences et lectures.)


Enfin, après tout, je dois dire que j’ai une certaine légitimité : en 1995, alors âgé de 15 ans, j’ai été bénévole à la première édition du banquet. Une grande clef, celle de la mairie, m’avait été confiée. J’avais la responsabilité de surveiller une exposition sur le thème du vin et de fermer la Mairie, une fois la journée finie. Je ne comprenais pas trop ce que je faisais là (je ne comprends toujours pas ce que je fais là) et souvent, oui j’avoue, je fermais l’exposition plus tôt que prévu. (Pardon oui Pardon, mais parfois il n’y avait personne !)
Quelle folie de m’avoir confié la clef de cet établissement. Il aurait pu se passer tellement de choses que je n’aurais pas été en mesure de contrôler. Un individu qui déteste le vin aurait très bien pu saborder l’exposition que je “surveillais”. Qu’aurais-je pu faire, du haut de mes
quinze ans ? Si ce n’est sauter du premier étage et m’écraser sur les dalles de la place de la Halle. Mon petit cri aurait été couvert par les sons de la cloche de l’église qui sonnait 18h.
Dix-huit heures, l’heure à laquelle j’aurais dû normalement fermer l’exposition et donc la mairie.

Le banquet tombait souvent, ou bien contenait au moins souvent la date de mon anniversaire. Le 12 août, oui je suis Lion. (Je possède même un livre à ce sujet que ma mère m’a donné). Le 12/08, deux numéros que j’ai souvent joués aux lotos sans jamais qu’ils ne soient tirés et bien voilà il se trouvait que le banquet, lui, m’avait donné ma chance. Il avait tiré mes numéros au sort.
Alors voilà, le 11, la veille, j’étais en possession de la cb de mon père ou celle de ma mère. Je pouvais alors déambuler fièrement dans les allées de la librairie du Marque Page, là où quelques années auparavant, nous fêtions parfois mon anniversaire. Une fête digne des
Dieux du vin (de tous les vins : blanc, rouge et rosée) et des herbacées (et là je précise qu’il n’y avait qu’une seule sorte d’herbacée et que notre dieu s’appelait Bob Marley).
A l’époque, organiser une fête dans cette salle de l’Abbaye, c’était les doigts dans le nez. Il fallait tout simplement se rendre à la Mairie, de préférence à l’ouverture, et réserver la salle. Selon le nombre d’invités il fallait opter pour la grande ou la petite. Petite salle : ambiance chaleureuse et conviviale garantie. Grande salle : plus de places pour danser, difficile à sonoriser mais plus impressionnante aux yeux des convives.
“Alors qu’est-ce que vous préférez Monsieur Flatau ?”
Après moultes hésitations, le secrétaire de la Mairie ouvrait grand l’agenda, où depuis ma position je voyais qu’il était peu rempli, et apposait mon nom à la date du 12 août avec la mention “Grande salle”.
Là encore, j’avais l’impression que son regard me signifiait qu’il me faisait une faveur, et qu’au fond, il se demandait bien lui aussi ce que je pouvais bien faire là.


Le 12 au matin, il fallait se présenter et dire qu’on avait réservé au nom de F…. F. Monsieur R., une sorte de père Fouras, sans barbe et avec un accent du sud, sortait de son tiroir une immense clef, deux fois plus grande que celle de la mairie et me la tendit en me rappelant qu’il faut, je cite, “la ramener le demain”.
Une clef comme ça devait au moins dater du XVème siècle et j’imaginais qu’il n’en existait qu’un seul exemplaire. Je priais donc de ne pas être celui qui, depuis six siècles, allait l’égarer et devenir ainsi le responsable de l’inaccessibilité de ce lieu pour les siècles à venir.
Je la portais précieusement dans la paume de mes mains et marchais ainsi en regardant chacun de mes pas jusqu’à la grande salle.