Ces livres sont nos témoins
Didier Samson
Longtemps passeur de textes et de langue auprès de ses élèves, Didier aime être à sauts et à gambades avec Montaigne, narguer en libertin le dieu tonnant parce qu’il a osé dévorer omelette en plein carême, rire avec Thomas Bernhard, Duras et le grand Sam, boire des yeux les gouaches de Bram Van Velde et… les vins des Corbières.
On le voit ici attablé au Banquet entre la philosophe Marie-José Mondzain (debout à gauche) et Anne-Marie Duffaurt, qui a partagé tant de Banquets avec lui, et qui hélas nous a depuis quitté. (photo Dominique Deyon)
…il faut continuer, tu dois continuer à descendre, remonter le cours de l’Orbieu, de ses rives et du temps que vous aviez su parcourir au gré des rencontres, lectures et conférences prononcées. Sous la chaleur ainsi, vous reparcouriez les solitudes partagées, les amitiés nouées. Et vous vous souveniez alors du Regard de la Source de Mathieu Riboulet : dans le retrait hors du monde s’y creusait une relation plus essentielle à l’autre, à celui où celle qui donne sens, permet le Lent Retour à soi et au monde. Il me plait de rapprocher la trilogie de Peter Handke – dont nul n’ignore qu’il fut traduit par Georges Goldschmidt- de l’œuvre de celui qui nous apprendra plus tard à camper sur les rives, comme y sont contraints ces migrants du quai d’Austerlitz évoqués par Marielle Macé dans Sidérer, considérer. Plus tard, nous lirons Nos Cabanes : le nous y devient noues, fertilité de la rencontre avec l’autre que soi, l’autre en soi, dans cette langue si frêle et pourtant si assurée de la poésie des oiseaux. Ucellacci Ucellini ! Jean-Louis Comolli n’aura pas manqué de nous dévoiler ce que cache l’écran-écrin du cinéma : dans un film à sketches de Pasolini que par deux fois au moins, Jean-Louis se réjouit de nous projeter, Toto finit sa vie de Macbeth dans la benne à ordures où l’accompagnent ses deux comparses marionnettistes chassés par une foule révoltée de tant de sang et d’ignominies; l’allégresse des Fiorelli de Rossellini nous emporte en revanche dans la légèreté dansante d’une polyphonie, d’une épiphanie semblable à celle qui fait du Roi du bois l’un des plus beaux textes de Pierre Michon, ce grand Pierrot qui nous émut tant en récitant de son air enthousiaste le Booz endormi d’Hugo. « Maudissez le monde, il vous le rendra bien ». Dans ce maelström de voix qui nous intiment de ne jamais céder sur nos désirs – et ce nous fut cela le Banquet – dans ce feuilletage intime que tout être est, comment ne pas entendre les écritures – qui se font écho – de Valérie Zenatti et Luba Jurgenson. Dans Le faisceau des vivants, la traductrice d’Aharon Appelfeld fait retour à Cernowitz, dit ce qu’elle doit à l’homme qui en fut originaire, vit ce moment d’égarement qui, surmonté, est gage de renaissance, comme le fut sa redécouverte de l’hébreu au gré des pérégrinations de sa famille. Luba Jurgenson s’est faite la passeuse de Chalamov dans ces éditions Verdier auxquelles le Semeur d’yeux doit d’avoir retrouvé sa vigueur native : désormais ces Récits de la Kolyma découverts aux éditions Maurice Nadeau – et il vint ici aussi – font rimer leur épais volume cartonné jaune avec ceux du Journal de Pierre Bergounioux dont La ligne me fut une première découverte. « Là où croît le danger, croît aussi ce qui sauve » : ces mots d’Hölderlin cités au début d’Au lieu du péril font du récit de Luba Jurgenson, estonienne, et donc alors soviétique, une émouvante découverte de la langue maternelle enfouie par des années de glaciation. C’est de cette corrosion de la langue maternelle que Georges Didi-Huberman a su nous parler en rendant hommage à Viktor Klemperer dans son dernier livre « Le témoin jusqu’au bout » paru aux éditions de Minuit, si chères au Banquet et aux amis libraires d’Ombres Blanches qui savent charger les commensaux d’une semaine de leurs lourds trésors. Si « nul ne témoignera pour le témoin », le Banquet, lui, a toujours su faire trace des paroles ici entendues, écoutées, relancées de rebonds en rebonds, comme le firent à l’été 2017 Mathieu Riboulet et Patrick Boucheron, l’homme de cet Entretemps qui nous est devenu si essentiel. Dans un beau livre d’artiste entrepris avec Didier Demozay, Être là, Marcel Cohen cite ces mots de Hillel dans le Talmud : « Si je suis ici, tout est ici ; et si je ne suis pas ici, qui est ici? ». Cette énigme nous restera aussi chère que ces êtres disparus que nous avons appris à découvrir… ici.
Ces livres sont nos témoins
Dominique Olszer
Dominique Olszer partage sa vie entre Sedona en Arizona et Banyuls sur Mer. Historienne de formation et membre du CA de l’Association Prix Walter Benjamin.