Ces livres sont nos témoins

Luce Rocamora

 

Luce est fille d’exilés espagnols. Elle débute sa carrière de psychologue à Carcassonne, avant d’exercer à Toulouse. Liée aux Corbières, elle vit aujourd’hui à Ribaute. Elle est, sous le nom de plume de Luce Rostoll, l’auteure de deux ouvrages, L’Algérie à l’ombre de Maria (Loubatières, 2008), et SNP (Az’art atelier éditions, 2019)

 

 

 

 

 

 

Été 95 : Premier Banquet

Arrivée à l’abbaye de Lagrasse où avait lieu ce premier Banquet, je me souviens, approchant du petit cloitre des voix qui résonnaient dans cet espace magique. Certaines m’étaient familières, il s’agissait des voix d’amis perdus de vue depuis des années. Quelques hésitations, et puis oui c’est bien Francis qui parle avec ce phrasé particulier, là c’est Alain, cette voix de stentor qui haranguait les foules… Mettre des noms sur les voix, avant de découvrir les visages, les corps, un peu vieillis, mesurer le temps passé depuis les années étudiantes, c’était un peu comme revenir chez soi après un long voyage.

 

Roberto Ferruci, Ça change quoi

Je me souviens du Banquet consacré à l’Italie, de la grande implication politique et de la force des œuvres qui avaient marqué ce moment. Ce qui se passait alors en Italie nous concernait. L’horreur berlusconnienne après la tragédie des années de plomb qui avait vu des amis sombrer dans le désespoir et la violence, était une farce grotesque, le masque funéraire d’une démocratie gangrénée.

Martin Rueff avait introduit ce Banquet par un texte bouleversant qui nous avait rassemblés autour des merveilleux auteurs invités. Giorgio Vasta avec Le Temps matériel m’est resté comme un souvenir littéraire troublant.  Pourtant, je choisis d’écrire sur « ça change quoi » de Roberto Ferrucci

La lecture de Roberto Ferrucci m’a captivée. L’écrivain relate à la façon d’un journaliste le rassemblement des opposants au G8 et sa terrible répression policière qu’il avait filmés des années auparavant. Le récit de ces journées de juillet 2001 qui témoigne d’une violence d’État organisée, orchestrée contre les manifestants non armés dans un pays européen en temps de paix, a suscité un basculement, une plongée dans le passé, avec le resurgissement de la répression féroce des manifestations pendant la guerre d’Algérie. Je pensais ce temps révolu.

J’ai choisi ce livre parce qu’il constitue une mémoire et une histoire à venir. En 2001 c’était l’enfer de Gènes, nous ignorions alors que des années plus tard, nous aussi aurions peur de manifester face à la violence policière.

 

 Lina Prosa, Lampedusa Beach

Au cours d’un Banquet de printemps, Mélanie Traversier, a prêté sa voix, son souffle, sa frêle silhouette à Shauba l’affricaine, héroïne d’une tragédie, celle qui a lieu quotidiennement en mer Méditerranée. Cette mer familière qui nous est si chère, charrie bien des mythes et tellement de cadavres que nous ne pouvons admirer ses eaux limpides sans penser à toutes celles et à tous ceux qui gisent en son sein. La lecture par Mélanie de ce texte qui rend compte de la cruauté de notre monde, a été un choc.  Shauba n’était plus une noyée parmi tant d’autres, un numéro dans cette comptabilité macabre mais une femme, une héroïne d’aujourd’hui avec ses rêves fous d’un ailleurs meilleur. L’écriture poétique de Lina Prosa, les images que ses mots font naître m’ont habitée. Des détails d’un réalisme cru rendent palpables ce qui se vit sur une « charrette de la mer » vouée au naufrage puis dans la descente en enfer d’une femme qui se noie tout près du rivage qui finalement ressemble à l’Afrique.

La découverte de ce théâtre singulier m’a incitée à lire Lina Prosa, ses œuvres composant la trilogie du naufrage et d’autres textes inspirés de la tragédie antique. La rencontre avec l’auteure à Palerme et à Segesta, proche de son lieu de naissance, m’a permis d’approcher la source de son inspiration engagée, de sa radicalité. C’est au travers du prisme des mythes antiques omniprésents dans ce paysage dénudé où s’élève, majestueux, le temple de Segesta que Lina envisage le théâtre du monde.

 

Alfons Cervera, Ces vies-là

Autre temps fort, le Banquet consacré aux écrivains espagnols de la Retirada. Parmi les auteurs invités certains étaient exubérants, flamboyants. Pourtant je garde le souvenir ému d’un écrivain à la présence discrète mais forte, Alfons Cervera.  Pour être sincère, je dois dire que cet homme d’origine valencienne m’a rappelé mon père, valencien aussi. Il y avait donc chez Alfons Cervera, une ressemblance physique qui me le rendait proche, mais surtout une simplicité et une façon sensible de parler du silence des vaincus.

La beauté de l’écriture, l’univers des récits d’Alfons Cervera ont réveillé une Espagne qui vit en moi depuis la toute première enfance comme la langue maternelle enfouie que je ne parle pas. J’ai lu Ces vies-là après avoir écouté Alfons Cervera. Chaque fois que j’ouvre ce livre, je suis projetée dans une maison familière et pourtant inconnue comme dans un rêve tissé de lointaines réminiscences.

Ces livres sont nos témoins

Florence Jammot

 

Florence Jammot est journaliste et réalisatrice.
Responsable de documentaires d’auteurs à France 3 de 2015 à 2021,
elle fréquente activement et passivement le Banquet depuis l’origine et Lagrasse depuis 1982.

 

 

 

 

 

 

En août 1995, Lagrasse fut saisi d’une agitation qui ne cesserait plus durant 13 jours. Le Corbières-Matin naissait dans l’école du village et les livres étaient rangés dans le réfectoire des moines, tandis que des groupes d’adolescents encore humides de la rivière, s’affairaient aux diverses corvées que Bob, rencontré par hasard à leur dépend, mais avec une secrète satisfaction, leur avait assignées. Tout allait bien. Nous étions le premier août, le Banquet commençait.

Marie-Claire Galpérine, helléniste et philosophe, était, bien sur, avec Platon à l’honneur.  Les 6,7 et 8 aout, à 23h, elle introduisit et commenta le Banquet de Platon, le comédien Philippe Morier-Genoud en fit la lecture jusqu’après minuit, alors qu’elle avait nourri l’espoir qu’elle se poursuivrait, comme dans le Banquet platonicien, jusqu’au chant du coq matinal. Ce qui ne fut pas le cas. (Le banquet de Platon – Les belles Lettres et Lecture du Banquet de Platon de Marie-Claire Galpérine – Verdier)

 

Pour le coq, il fallut attendre 1998. Le 6 août, un vent de folie planait sur le village : Don Quichotte s’était emparé de tous les esprits, pas une âme n’y avait échappé. La lecture du roman de Cervantes commençait à midi ce jour là pour s’achever à midi le lendemain. Comédien, passant ou lagrassien, chacun ressassait avec inquiétude et ferveur le passage ou les pages qu’il lui incombait de lire. Le maigre géant déglingué avait pris possession de nous ; la journée et la nuit s’annonçaient longues, pleines de ce bruissement collectif qui transformait indifféremment estivants, participants, compagnons du banquet et lagrassiens en acteurs et auditeurs. La nuit fut longue. Et magnifique. Le récit coulait comme un fleuve, brillant de mille reflets au fil des voix qui se succédaient, il se glissait au milieu des dormeurs, suivait ceux qui partaient et revenait avec eux, accompagnait ceux qui ne dormaient pas, s’introduisait dans la tête de ceux qui rêvaient… (Don Quijote de la Mancha de Miguel de Cervantes).

 

Cette lecture qui dura 24 heures et résonna comme un point d’orgue dans l’histoire du banquet me renvoie à cette autre lecture fleuve que fit Armand Gatti dans un mini banquet de trois jours qui lui fut consacré en 2000 à l’occasion de la publication chez Verdier de ses œuvres complètes, moins une, celle justement de la lecture en question. Il s’agissait de Ces empereurs aux ombrelles trouées (Editions L’entretemps), une pièce écrite et créée en 1991 avec des jeunes en réinsertion et dans laquelle on retrouve un coq, un personnage prénommé Coq Amrani. La lecture allait durer cinq heures, quelque part vers la tour, au milieu de pierres tombées et de quelques murs en ruines. Gatti tenait du géant, il avait une voix forte, faite pour ”l’électrocution verbale”  et ”la subversion du verbe”. Il a lancé sa voix au milieu des ruines. Et le vent s’est levé, emportant les feuillets vers le ciel, tandis que Gatti tonnait et que ses paroles s’envolaient. Seuls les empereurs, à cause des trous dans leurs ombrelles, restèrent plantés au sol…

Puis, le cap de l’an 2000 est passé…

 

Et le 3 août 2014, ce fut le choc. Mathieu Riboulet. La lecture d’un texte inédit par l’auteur lui-même, Entre les deux, il n’y a rien (Verdier). Une histoire européenne et violente, une tragédie que l’auteur inscrit dans une ”chronologie personnelle” entre ”l’assassinat en 1972 de Pierre Overney, militant maoïste ouvrier, et un voyage en Pologne avec ses parents qui s’achève sur les évènements de Munich, pour finir dans les années 1990 à la veille des massacres yougoslaves”.

L’auteur est sur scène, il fait nuit. Une langue puissante, belle, radicale s’élève au milieu des ombres, elle nous dit tous les hommes tués comme des chiens, Benno Ohnesorg, étudiant allemand tué à bout portant par un policier le 2 juin 1967, Pierre Overney, Pier Paolo Pasolini, ”comme un chien, éclaté sur le sable”… Elle dit : …”nous cherchons à penser comme des hommes, mais il arrive encore qu’on nous abatte comme des chiens parce que parmi les hommes ils s’en trouvent toujours qui se sentent supérieurs aux chiens.” (P. 13) Elle dit encore : ”Nous sommes des chiens et nous avons des crocs, nous ne vous laisserons pas un instant en paix parce que la paix dont vous badigeonnez l’Europe est une glu morbide où nos mémoires se collent et nos corps avec elles” (P.19). Elle dit le désir pour les hommes, le manque, les années de plomb et comment cela commence bien avant, comment ”ça sort des fumées des crématoires, des diverses résistances nationales, bien sur des collaborations des pays qui ont envoyé les juifs brûler dans l’enfer nazi…”. Elle dit l’épidémie de Sida et la mort ”à l’horizon du monde”… Elle réveille ce qui git là en moi, recouvert par le silence et un chagrin sans fond.

 

Encore quelques livres…  Caché dans la maison des fous, (Banquet 2017- éditions Bruno Doucey) à cause du talent de Didier Daeninckx à ouvrir des tiroirs infinis et à faire des liens, mais aussi parce qu’il y parle de Denise Glaser, cette grande dame de l’émission de télévision Discorama, morte dans l’indigence, et aussi parce que cela me rappelle Raoul Sangla qui en fut le réalisateur et est mort l’année dernière… Croire aux fauves (Banquet 2019 – Editions Verticales) de Nastajssa Martin, ethnologue, spécialiste des Evènes, un récit puissant et hallucinant de sa rencontre au Kamtchatka avec un ours ”qui fit imploser les limites physiques entre un humain et une bête, dans un combat qui ouvrit des failles sur leurs corps et dans leurs têtes”. Et enfin, un livre dont l’auteure, Rosie Pinhas-Delpuech, sera présente cet été et qui m’a fait voyager dans le temps, l’espace et la langue hébraïque, Le typographe de Whitechapel : comment Y.H Brenner réinventa l’hébreu moderne (Actes Sud).

Pour finir, je me demande encore ce qu’il est advenu de l’ours qui a rencontré la femme…