Paula et Martin, sauvés par le boulanger de Lagrasse

Il y a cette plaque, sur le mur de l’ancienne boulangerie de Lagrasse, au coin de la Place de la Bouquerie :
« À la mémoire d’Agnès et Lucien Bertrand, reconnus justes parmi les nations, qui, sous l’occupation, ont eu le courage de sauver en ce lieu deux personnes juives, Paula Neiger et Martin Tattmar ».

« C’était vers la fin de la deuxième guerre mondiale. Après seize mois dans un camp de concentration, en France, j’étais enfin libérée par le gouvernement de Vichy et, avec la permission du Préfet de la région, j’étais dirigée vers Lagrasse, une petite ville du sud de la France. »

C’est ainsi que commence le récit de Paula Tattmar, un récit dactylographié, en anglais, qu’elle rédigea au début des années soixante alors que, installée aux États-Unis, elle souhaitait revenir sur ce qu’elle avait vécu pendant la guerre. Un récit qui nous est parvenu grâce au travail de deux professeures du collège de Lézignan et d’une institutrice de Lagrasse (1)

C’est l’histoire d’une jeune femme, Paula Blonder, réfugiée en France depuis 1933, pour échapper aux persécutions du nouveau régime hitlérien. À Carcassonne, un Comité Juif l’aide à payer la location d’une petite maison située à Lagrasse, et lui fournit quelques cartes de ravitaillement. Commence alors une étrange période, faite d’inquiétude et d’attente.

« Lagrasse, siège d’une gendarmerie, avait un docteur et un pharmacien. Les gens des alentours venaient là pour voir le docteur où attendre des papiers administratifs. Il y avait très peu d’autos, et pas d’essence ; les gens devaient venir à pied ou en bicyclette. Dans les villages environnants, vivaient encore quelques femmes juives dont les maris et les enfants avaient été déportés ou portés disparus. Les allemands réalisaient qu’ils allaient bientôt perdre la guerre, mais ça ne les empêchait pas d’essayer, avec même plus de sauvagerie, de chasser de France jusqu’au dernier Juif. »

Attente et inquiétude. Surtout que depuis huit mois, dans le grenier de sa petite maison, Paula cache un fugitif, Martin Tattmar, échappé de la mine de Salsigne, et recherché par la Gestapo et la police de Vichy (2). Au début du mois de mai 1944, Paula reçoit un message d’une femme juive réfugiée dans un village voisin : une grande rafle est en préparation. Elle doit durer trois jours. Il faut se cacher, disparaitre !

La suite, c’est Paula elle-même qui la raconte, interviewée le 22 janvier 1996 à Cincinnati où elle habite (3)

 

La petite pièce dans laquelle les Bertrand cachèrent Paula et Martin était située au dessus du four de la boulangerie. Une grimace de l’histoire, mais aussi une condition bien éprouvante : « Monsieur Bertrand nous dit que chaque fois qu’il ferait cuire le pain, la pièce deviendrait très chaude, puisqu’elle était juste au-dessus du four. Il nous suggéra alors d’arroser le sol et de ne pas mettre nos pieds par terre… »
À la libération, en août 1944, Martin Tattmar, qui avait pris contact avec la Résistance française, marcha dans Lagrasse avec ses camarades pour symboliquement libérer le village. Martin joue en virtuose de l’harmonica. Paula chante. Ils vont se produire, après la Libération, dans des galas, dont un au théâtre de Carcassonne, au profit des familles de déportés.
Paula et Martin se marient et quittent les Corbières, il s’installent à Carcassonne où ils ouvrent un commerce de tissus, puis ils décident, en 1953, de partir s’installer aux États-Unis, à Cincinnati, dans l’Ohio. Jamais ils n’ont cessé de communiquer avec la famille Bertrand. Lucien, le boulanger résistant, est mort en 1960, à l’âge de 51 ans.
Le 29 juillet 1968, la Commission des Justes de l’Institut Yad Vashem décerne sa médaille des « Justes parmi les Nations » aux époux Bertrand.
Le 9 décembre 2002, Paula Tattmar décède dans sa quatre-vingt-dixième année. Elle part rejoindre Martin, mort dans les années quatre-vingt.
Le 31 juillet 2005, Agnès Bertrand décède à Lagrasse à l’âge de 95 ans.
Aujourd’hui, la boulangerie n’existe plus. L’immeuble est en travaux. On parle d’un projet d’école de cuisine pour stagiaires huppés. Sur le mur extérieur, une plaque rappelle le destin unique de deux fugitifs, et l’honneur infini de ceux qui les sauvèrent…

 

(1) « Le récit de Paula Tattmar, sauvée de la Shoah par un couple de Justes de l’Aude« , édité en 2011 par le Collège Joseph Anglade de Lézignan-Corbières. Madame Chaignon-Trias, professeure d’histoire-géographie et d’éducation civique ; Madame Seguin, professeure de lettres classiques ; Madame Banastier, Directrice de l’école de Lagrasse.
(2) « Le 31 janvier 1944, une traction avant noire et un camion bâché s’arrêtent sur la place de Salsigne. Pas de crissements de pneus, pas d’ordres qui claquent avec les portières. Les trois civils de la voiture et les sept ou huit soldats allemands du camion sortent tranquillement. Ils savent où ils vont dans le village, deux maisons dans une ruelle, ils entrent brusquement et arrêtent les personnes présentes. Des ouvriers de la mine, mais des Juifs, des étrangers. Pierre Laval a décidé de répondre à la demande des occupants, et de livrer les Juifs étrangers. Un des trois civils porte le nom du plus génial des musiciens. Il s’appelle René Bach, c’est un Alsacien, interprète officiel de la Gestapo à Carcassonne, c’est lui qui dirige l’opération. Au passage, il vole l’argent que les ouvriers gardent dans un tiroir, une valise, une boîte de biscuits. Il donne ses ordres en allemand. Il a, sur un papier, une liste qu’il garde à la main. La liste des noms de tous les ouvriers juifs de l’entreprise. Ce jour-là, seuls treize d’entre eux montent dans le camion, au village, à la mine et à l’usine. Ils partiront pour Drancy, puis seront déportés au camp d’Auschwitz le 10 février 1944 par le convoi n°68. Un seul homme dont le nom figure sur la liste va échapper à la Gestapo et à la police de Vichy. Martin Tattmar s’est enfui de la mine de Salsigne quelques semaines auparavant. Il s’est réfugié à Lagrasse, où il passe le reste de la guerre caché dans le grenier de Lucien Bertrand, le boulanger du village. » Extrait de Poison d’Or, de Jean-Michel Mariou, paru en avril 2021 aux éditions Verdier.
(3) Interview réalisée le 22 janvier 1996 à Cincinnati par Joanne Centa pour la Fondation pour l’histoire visuelle des survivants de la Shoah (Steven Spielberg).