…Les Arts de Lire (suite)

Se dessine une constellation d’usages où la découverte solitaire des livres croise les échanges, les controverses ou les émotions communes dont ils peuvent être l’objet.

Cartographier ce territoire des arts de lire implique toutefois de prendre ses distances vis-à-vis d’une certaine conception moderne de « l’absolu littéraire », dont le chercheur Alexandre Gefen caractérise bien le régime dans son récent essai L’Idée de littérature (Corti, 2020). Identifiée au livre imprimé, la littérature se voit créditée dans la modernité des caractéristiques qui définissent ce dernier : soustraite au jeu des échanges ordinaires et de la communication, invitant à baisser la voix, elle hérite alors de l’apparente indifférence du livre à l’égard de la manière dont ses lectrices et lecteurs peuvent se l’approprier. Pour les modernes, la littérature est d’abord écriture et textualité, plutôt qu’oralité et parole ; et si elle met en jeu une subjectivité, c’est avant tout celle de l’auteur dont le lecteur n’est, au mieux, que l’alter-ego (hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère…).

Serge Bonnery, Gérard Zuchetto et Mathieu Potte-Bonneville

Aussi la réflexion sur l’oralité s’est-elle appliquée dans notre séminaire à enjamber la modernité, pour mettre en résonance la manière dont les formes médiévales et contemporaines de l’art de dire réinsèrent le texte dans un jeu vivant de pratiques, dévoilant des arts de lire qui s’entrelacent certes à l’écriture, mais sans s’y soumettre tout entiers. Revenant sur son exploration du Trobar médiéval, le chercheur et musicien Gérard Zucchetto a ainsi souligné que, si l’art des troubadours déploie l’une des littérarités les plus riches et complexes du monde occidental, les textes qui en témoignent ne sauraient être séparés de la chanson qu’ils viennent stabiliser au moment où le poète estime que celle-ci est prête à être couchée sur le papier – chanson elle-même prise dans la trame d’une existence dont elle se fait l’écho, et entretissée à un jeu d’adresses multiples (aux jongleurs qui la reprendront, à la dame à qui elle se destine, cette destination liant directement art de lire et art d’aimer). Dès lors, comme en témoigne l’approche adoptée par G.Zucchetto, accéder au sens du Trobar implique pour le chercheur de renvoyer dos à dos l’étude académique des seuls textes et la réactivation folklorique pour s’engager dans une reprise méthodique de ces chants, dont l’articulation tonique est inséparable d’une mise en jeu du corps. Impliquant une méthode liant recherche et création, se dessine ici un vaste domaine d’étude allant de l’organologie à la géographie du Trobar – si les chansons sont écrites au rythme du cheval, l’étude de leur circulation appartient de plein droit à la mise au jour de leur art poétique.

Prendre acte de l’oralité de cette littérature implique donc de la réinscrire dans un ensemble de circonstances matérielles, de conditions techniques et de modes de mise en partage. Sur ce point, l’étude du monde médiéval et le renouveau contemporain de la littérature orale s’éclairent mutuellement. Car, des formes les plus expérimentales de création au succès populaire considérable de la poésie parlée, de multiples indices témoignent de la façon dont la littérature transite aujourd’hui de l’écriture à la voix. Plusieurs causes à cela : dans le champ artistique, l’importance prise par la performance poétique transforme le statut même de la déclamation qui, dans le champ de la poésie sonore, devient un événement de plein droit plutôt que la simple traduction à voix haute d’un texte, tout en exigeant un mise en jeu radicale du corps et de la voix du poète. De son côté, la transition numérique démultiplie les possibilités de faire circuler cette littérature à voix haute, lui ouvre de nouveaux médiums (ainsi le podcast s’émancipe-t-il peu à peu de la simple captation différée pour devenir un territoire de création sonore) tout en renforçant, par contraste, l’intensité des rencontres en « présentiel » dans l’ici et maintenant d’une expérience partagée. Enfin, comme en témoigne l’aura internationale de certaines figures du spoken word issues des minorités, ce mouvement de balancier du livre vers l’événement de lecture donne à l’oralité littéraire le sens d’une intervention dans l’espace public, métaphorisant la prise de parole de personnes réduites au silence : sur ce point, l’exploration des arts de lire conduit à conférer un sens nouveau à l’idée de « littérature engagée », soulignant que cet engagement doit d’abord s’entendre au sens le plus littéral, comme une manière de « jeter son corps dans la bataille » et de faire entendre sa voix.

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