La collectivité organisatrice du Banquet a approuvé, en janvier, la série des trois verbes qui composeront le « mot d’ordre » des journées d’août : penser rêver agir. Tout un programme ! Et une belle pelote de livres à dénouer. Samuel, Nicolas et moi nous attelons à la tâche, le 15 juin, programme en mains. Il s’agit, dans cette réunion préparatoire d’échanger sur le thème retenu, sur les objets des conférences des invités, quand ces dernières sont connues, et à cette date il subsiste des incertitudes, des hésitations. Nous imaginons les thèmes et les sous-thèmes que nous risquerons et exposerons, nous assemblons les mots-clés. Comment dans l’histoire ces mots, penser, rêver, agir, ont-ils été tricotés ? Comment des philosophes ont-t-ils pu en faire des concepts, des sociologues des outils ? Nous parcourons brièvement les siècles, les mouvements des idées. Les projets de tables défilent. La Grèce, Athènes et Jérusalem, sont conviées comme à chacun des banquets, puis la trilogie verbale nous conduit : les origines du monde chrétien, la pensée arabe, les premières utopies, la Renaissance, les philosophes du 16ème siècle, la Réforme, les Lumières, le Romantisme allemand, le socialisme, Marx, les utopistes, les révolutions et les nations, les rêves et les espoirs entre les guerres, les rêves politiques détruits. Nous évoquons les sujets des conférences, la nature des radicalités, leur forme, l’aventure romanesque et ses personnages, l’archive dans un monde sans limites, Mai 68, les migrants, cette obsession sans réponse, comme une aporie, le monde asilaire comme il fut une résistance à un monde en fuite, Saint-Alban, Laborde, « la moindre des choses »…

Il s’agit aussi pour chacun de nous trois de penser, de rêver, avant même d’agir, de choisir, de décider. Nous nous laissons donc le temps de « réagir » à l’intitulé du Banquet, d’en imaginer pour la librairie les contours, de laisser parler les subjectivités, de faire se révéler les images et les mots que suscitent ces trois verbes. Nous aurons, entre le 15 juin et le 10 juillet, co-(a)gité nos connaissances, nos intuitions, nous aurons sollicité la base de données professionnelle, Electre, en l’invitant à répondre à nos requêtes, nous aurons comme chaque année revisité les catalogues des éditeurs, de ces maisons les plus dignes et les plus attentives, qui auront su construire ces fonds de lettres et de sciences humaines, sans lesquels notre univers de la littérature et des savoirs serait si stérile.

Le temps de l’action est proche. Il faudra vite décider, choisir, commander, avant de réceptionner et de ranger. C’est le temps de la consultation des travaux de chacun. Mi-juillet, le nombre des bibliographies « sélectives » (ce mot n’est pas bien adapté aux idées de diversité et de liberté, mais que dire ?) est d’une soixantaine, chaque liste (décidément, chaque terme est connoté !) contient une moyenne de trente titres. Nous avons déjà plus de deux mille titres à notre disposition, sans compter les deux mille autres titres choisis dans les catalogues des meilleurs éditeurs, parce qu’ils collent aux thèmes qui seront abordés ou simplement parce qu’ils agitent chez nous les mots penser rêver agir. Nous aurons ainsi repris les chemins que tout libraire devrait avoir emprunté, et qu’il ignore désormais trop fréquemment, ces chemins que l’informatisation des données et l’usage d’internet ont effacés, ceux des catalogues de papier, des listes, collection par collection, des livres des fonds de lettres et de sciences : Gallimard, Le Seuil, La Découverte, Actes-Sud, Payot et Rivages, Minuit, Flammarion, Verdier, L’Eclat, Les Belles-Lettres et Klincsieck, Agone, Allia, Lux, Amsterdam, et tant de maisons indépendantes, vivantes, inventives. Voilà revus, d’un coup d’œil, plusieurs dizaines de milliers de lignes, condensant autant de livres, et parmi lesquels il faut choisir les plus adaptés aux univers que nous installerons dans notre librairie « éphémère » du cellier.

Nous voilà au bord d’être prêts. Les livres sont arrivés, six mille volumes (pour trois mille cinq cents titres), il reste des retardataires, quelques centaines de titres commandés dans les derniers jours. Dans notre dépôt de stockage de L’Union (près de Toulouse), les étagères ont été remplies par Zacharie et par Vincent, chaque étagère est indexée, chaque livre va rejoindre une case, un thème, un sous-thème, un mot-clé. Mardi, et mercredi, avant de retrouver les murs du cellier et l’espace du Banquet, chaque étagère, chaque index fera l’objet d’un carton qui devrait trouver sa place près d’une table avant d’offrir nos choix de livres aux regards. Il nous restera deux jours pour soigner la disposition de ces livres, stimuler leur être-ensemble, pour qu’ils communiquent entre eux, et émettent en même temps les signes de leur singularité.

Vendredi soir. L’avant-premier jour. Les livres sont en place, nous avons choisi la direction et l’orientation, la succession des tables, « l’organisation du paysage ». Nous la décrivons dans une note à l’entrée des lieux. Mais lire le guide n’est pas obligatoire. On peut, lecteur, errer en toute liberté. La librairie est prête, mais pas vraiment non plus. Il y a le malaise de l’achèvement jamais fini, tant de choses qu’on aurait pu mettre, tant de choses laissées, tant de livres épuisés, manquants, abandonnés par leurs éditeurs, et qu’on aurait aimé voir ici, tant d’oublis révélés dans les derniers jours de préparatifs, et il est trop tard ! tant de titres qu’on viendra nous demander et qui ne seront pas là, trop souvent la cause de notre inattention, tant encore d’erreurs, ou bien encore quoi ? Il y a, sous cette rotondité de pierres, quelques milliers de volumes, pas loin de huit mille (quelle importance le chiffre exact !), il y a des centaines d’heures de travail, et les années d’expérience des uns et des autres, il y a avant tout une idée que nous nous faisons de notre métier de la librairie. Une idée qui continue de faire son chemin, en dépit de la tyrannie des technologies, mais aussi avec leur concours. Désirer, choisir, penser son besoin d’apprendre, rêver et solliciter son imaginaire, Il y a des héritages, et des transmissions, une idée de la richesse de l’interdépendance des éditeurs et des libraires, pris dans l’exercice commun de lier les auteurs à leurs lecteurs.

Nous voulons croire que cet exercice est, pour partie, ce qui nourrit le Banquet du livre, chaque année, depuis que, sous l’impulsion des éditions Verdier, il rassemble auteurs et lecteurs, dans la perspective de mieux comprendre, de penser, de rêver, dans l’espoir d’agir. Ici, dans cette abbaye, loin du bruit et de la fureur, loin des écrans, le papier est encore en majesté. Et nous sommes le plus loin possible de la tyrannie des algorithmes. La librairie, éphémère, preuve de l’imagination et du travail des libraires, est aussi la confirmation d’une l’impossibilité : aucun programme ne peut construire une telle offre, dans sa variété, sa composition, son ordonnancement. Aucun algorithme* (ni Google, ni Amazon) ne peut se substituer à notre détermination de répondre par l’expérience à ce défi annuel d’illustrer par les livres et d’accompagner les paroles du Banquet.

*Un algorithme, c’est tout simplement une façon de décrire dans ses moindres détails comment procéder pour faire quelque chose[5]. Il se trouve que beaucoup d’actions mécaniques, toutes probablement, se prêtent bien à une telle décortication. Le but est d’évacuer la pensée du calcul, afin de le rendre exécutable par une machine numérique…

 

Demain, visite de la librairie du Banquet 2017 avec Christian Thorel…