SE SÉPARER DU MONDE

6/6     artistes et ornements

par Jean-Michel Mariou

C’est une grotte, une cabane grossière talochée à coups de lambeaux de terre, de bois flottés, consolidée parfois d’un amas de pierres sèches. C’est un arbre creux, un abri cavé dans le roc. Le refuge de l’ermite le garde à l’abri du monde, c’est un havre au creux duquel il se protège des tempêtes. Cette idée de calme, cet appel de la béatitude sont si forts qu’au dix-huitième siècle, lorsque les riches aristocrates anglais organisent de luxueux jardins, ils font souvent construire un ermitage sous les douces frondaisons de leurs parcs, au même titre qu’ils dressent, dans d’autres recoins, une ruine grecque, une pyramide égyptienne ou la réplique d’un château gothique. Le bon goût ne se discute pas…
Les Graveyard Poets, les poètes du cimetière, fascinés par l’anéantissement, influencent la haute société britannique. John Milton et William Wordsworth chantent la solitude et le détachement du monde matériel. Par le ravissement dans le mystère et la profondeur obscure des états d’âme, la puissance du sentiment contre la raison, le Romantisme remet au goût du jour la radicalité érémitique. Les abris construits dans ces parcs sont généralement de taille modeste. Celui de Hagley Hall, la propriété de Lord Lyttleton dans le Worcestershire est une simple grotte de pierre recouverte de racines, de mousse et de feuillage, à l’intérieur de laquelle un poème de Milton est accroché au mur. D’autres proposent un décor plus macabre, comme celui de Marston dans le Surrey, entouré d’une clôture d’os surmontée de crânes de chevaux. Mais posséder ce genre de décor ne suffit pas. Vivre en ermite est rapidement devenu un symbole de l’idéal romantique. Mais comme d’habitude, les riches s’en tiennent au symbole. Certains engagent alors de faux anachorètes, payés pour se déguiser et déambuler dans les jardins de leurs richissimes propriétaires, où ils vivent dans des ermitages reconstitués !
Les hommes sont généralement embauchés en tant qu’ermites d’agrément pour une durée de sept ans. Charles Hamilton, un noble irlandais, créateur dans la province du Surrey du magnifique parc de Painshill, publie une annonce très détaillée : « L’ermite viendra habiter sur les terres boisées de la propriété de Painshill. Il lui sera fourni une bible, des lunettes, un matelas, un oreiller, un sablier, de l’eau et de la nourriture. Il devra porter une robe de camelot et ne jamais se couper les cheveux, la barbe ou les ongles. Il ne devra pas non plus s’éloigner des limites de la propriété de M. Hamilton ou adresser la parole aux domestiques. »
Charles Hamilton offre 700 guinées (environ 500 000 euros) pour le « poste », mais précise que l’ermite ne recevra rien s’il ne respecte pas scrupuleusement les termes du contrat. Les voies de la béatitude sont pentues : trois semaines après avoir été embauché, l’ermite de Painshill est congédié. On l’a surpris dans le pub du village, en train de boire une pinte de bière.
Trouver un véritable ermite et le convaincre de quitter sa forêt pour venir vivre et déambuler dans son jardin n’est pas chose aisée. La solution la plus simple consiste donc à embaucher un paysan du village le plus proche pour tenir ce rôle. Parfois même, ce sont les paysans eux-mêmes qui proposent leurs services, comme en témoigne cette coupure du London Courier de 1810 : « Jeune homme souhaitant se retirer du monde et vivre comme un ermite dans un endroit convenable en Angleterre. Prêt à s’engager avec n’importe quel noble ou gentleman désireux d’en posséder un. »
Les aristocrates britanniques les plus fortunés, qui mettent en œuvre cette étrange fantaisie, censée symboliser l’intérêt du propriétaire pour la spiritualité et son aversion pour le matérialisme, ne sont pas à une contradiction près. Ils bricolent ainsi sans vraiment s’en rendre compte les conditions d’un esclavage domestique tout à fait détestable.
En 1730, la reine Caroline, épouse du roi Georges II, embauche Stephen Duck, un poète particulièrement torturé, afin qu’il vienne vivre dans son ermitage de Richmond Park. Celui-ci devient l’un des ermites les plus célèbres de l’ère romantique. Duck se laisse pousser la barbe et écrit de la poésie. Il a également accès à la bibliothèque personnelle de la reine et reçoit des milliers de visiteurs chaque année (pas exactement la définition d’une vie d’ermite). Malgré cette existence paisible, l’inconsolable poète finit par se suicider en 1756 en se jetant dans la Tamise.
Fatigués par les frasques de leurs ermites d’ornement, incapables de trouver de nouveaux candidats, certains propriétaires les remplacent par des mannequins de cire. Inconsolable après la mort du Père Francis, son ermite mort après avoir vécu quatorze ans sur sa propriété, John Hill ne peut se résoudre à le remplacer. Il demande alors à l’un de ses domestiques de lui construire une réplique grandeur nature du Père Francis, et engage un homme pour se tenir accroupi derrière la marionnette. Chaque fois qu’un visiteur approche de sa cahute, l’homme déclame de la poésie en faisant bouger les lèvres et les bras du pantin…
Pour conclure tout à fait, il aurait fallu recenser, dans la presse de ces dernières années, tous les cas d’hommes sauvages, d’ermites retirés qui apparaissent ça et là, à la stupéfaction générale, prouvant que cet appel de la retraite au monde n’a jamais cessé, et qu’il ne cessera sans doute jamais. Les journaux regorgent de ces histoires plus ou moins pittoresques. Mais dans leur répétition, elles ne nous apprennent guère plus que nous ne sachions déjà.
Je préfère donc revenir tout à fait en arrière, au chapitre 25 du tome premier des Aventures de Don Quichotte, lorsque notre héros préféré décide à son tour de se retirer du monde. Il demande alors à son fidèle Sancho de le laisser seul dans la montagne, où il a choisi d’imiter Amadis de Gaule, son héros, son modèle, qui se retira « sur la Roche Pauvre » pour faire pénitence. « Il m’est plus facile de l’imiter en cela que de pourfendre des géants, décapiter des serpents, tuer des andriagues, défaire des armées, détruire des flottes, et rompre des enchantements. » Pendant quelques jours, Don Quichotte prie et compose des vers à la louange de Dulcinée du Toboso, qu’il grave sur l’écorce des arbres. « Il s’occupait à soupirer et à appeler les faunes et les sylvains de ces bois, ainsi que les nymphes des ruisseaux et l’humide et douloureuse Écho, leur demandant de lui répondre, de le consoler et de l’écouter. Il chercha aussi des herbes dont se nourrir, en attendant le retour de Sancho. » Ça ne durera pas. Il suffira d’un stratagème de plus et de quelques déguisements pour qu’il accepte de revenir parmi les siens, sans trahir « celle qui possède la clef de mon cœur et de ma liberté ». Car la leçon du Quichotte est dans sa ténacité au monde. Toujours il chute, toujours il se relève, quoi qu’il lui en coûte. Feignant de s’en extraire, Don Quichotte ne cesse de rejoindre le monde, car c’est là qu’est sa place, et son destin : servir la haute idée qu’il se fait des hommes.

 

 

Sources :

The English Eccentrics (1933), Edith Louisa Sitwell.

– « Au XVIIIe siècle, les pauvres étaient déguisés par les riches Anglais pour décorer leur jardin », article de Yann Contegat dans la revue en ligne Daily Geek Show, février 2018.

– Don Quichotte de la Manche, traduction Jean Canavaggio.

 

Illustrations : à la Une, un troglodyte moderne, Constant Baudet, dit l’ermite de Dolomieu, dans l’Isère ; en haut de page, l’ermitage San Juan à Montserrat ; Parc de Hagley Hall, vu depuis l’ermitage ; ermitage Painshill