SE SÉPARER DU MONDE

5/6     Faï l’ermito !

par Jean-Michel Mariou

« Fai l’ermito ! » Chaque fois que je rentrais après l’école, le visage poussiéreux, épuisé et crotté comme un vieux brodequin, mon père m’expédiait à l’évier et au gant de toilette avec cette expression vigoureuse à laquelle je ne comprenais rien. La langue occitane était alors pour moi un merveilleux mystère qui lui appartenait, et qu’il m’enseignait par bribes fabuleuses, pleines de proverbes et de sentences indiscutables. Ce Fai l’ermito ! parfois accompagné d’un léger coup de pied au derrière, restait pour moi incompréhensible. Comme beaucoup d’Occitans de sa génération, mon père resta coincé à Paris pendant dix-sept ans par une maîtresse exigeante, la SNCF. Il se désespérait d’être si loin des goûts et des odeurs de son enfance. Et il soignait sa nostalgie à coups de remèdes parfois très surprenants. Les soirs de printemps, par exemple, au premier étage du 34 bis rue de Wattignies, dans le douzième arrondissement, où nous nous entassions à cinq dans un deux pièces sans confort, il passait des heures, assis à la fenêtre, à jouer sur un gros harmonica les musiques de fécos, ces valses lentes et mélancoliques du carnaval de Limoux, où il était né. Je me demande ce que les voisins – et en premier lieu mademoiselle Allard, la modiste qui vendait ses chapeaux au rez-de-chaussée – pouvaient bien penser de ce goudil solitaire et de ses complaintes crépusculaires. Le reste était à l’avenant. En tant que cheminot, il pouvait faire voyager à vil prix quelques marchandises. Il ne s’en privait pas. Chaque automne, un barricot nous était livré, que nous installions à la cave, juste en face du tas de charbon qui servait au poêle. Au cours d’une brève cérémonie, au cours de laquelle mon frère et moi finissions toujours par nous faire engueuler, il le mettait en perce. C’est-à-dire qu’il installait, à la place du bouchon de liège qui fermait le haut de la barrique, une bonde mystérieuse, pleine de soufre et d’eau, qui permettait en glougloutant au vin de s’écouler sans que l’air ne rentre et ne le gâte. C’était presque superflu : gâté, le vin l’était déjà, qui venait des vignes de ma grand-mère où, dans la plaine, on faisait pisser les souches jusqu’à deux cent soixante hectos à l’hectare… Mais c’était notre vin. Et les rares invités comprenaient vite qu’ils avaient tout intérêt à le trouver délicieux. Nous recevions aussi régulièrement par le train, à partir de février, des « bouffanelles » de saison, les fagots de sarments de vigne qu’à l’époque, on prenait encore le temps de ramasser. Des fagots qui voyageaient par le train, comme de vraies marchandises, jusqu’à la gare d’Austerlitz. Ce trésor enfourné dans la malle de la Panhard grise, on partait le dimanche en lisière de la forêt de Fontainebleau pour « faire une grillade ». Un morceau de bifteck quelconque ou un pan de saucisse, rôtis sur les braises des sarments de nos vignes, et nous voilà projetés au pays, où plus rien ne pouvait nous arriver. Et malheur à celui qui aurait osé prétendre que, finalement, la différence n’était pas si évidente : il aurait fini dans le feu, comme Carnaval. Mon père est mort l’an dernier, et je suis heureux d’avoir réussi à imposer au diacre imbécile qui régla la bénédiction, de passer sur son magnétophone, au moment où le cercueil s’éloignait, la triste et belle chanson d’Adieu paure Carnaval, que l’on joue traditionnellement à Limoux pour la dernière sortie de l’année. C’est en essayant d’en savoir plus sur l’origine de cet air que, flânant dans les pertinents labyrinthes d’internet, je suis tombé sur l’explication que j’avais, toute ma vie, oublié de lui demander : son Fai l’ermito ! tonitruant, qui saluait mes retours poussiéreux et sans gloire, faisait directement allusion à la tradition du carnaval d’Espéraza, petit village situé à 19 km de Limoux, où au matin de chaque dimanche de Pâques, on se déguise en « ermite », le visage couvert de noir de bouchon ! Une longue chemise blanche, un chapeau melon sur la tête, et le visage couvert de suie, on défile alors, au son des cantarèles, derrière une immense croix de trois mètres de haut sur laquelle pendent des ribambelles de saucisses et de saucissons, et on frappe aux portes pour récolter une obole à boire ou à manger. En général, déjà dans un bel état, on finit la journée par un gigantesque vin chaud. Rien de tel pour achever un ermite. On n’en saura guère plus sur cette fête, et son allusion directe aux anachorètes. Dans un article paru à l’automne 1965 dans la revue Folklore, « Les ermites : une tradition carnavalesque de la Haute-Vallée de l’Aude », Jean Guilaine et Urbain Gibert avouent leur perplexité sur « les origines et le symbolisme de cette tradition ». Pour eux, ce n’est pas à Espéraza, mais à Bugarach, un autre village sis à 17 km en continuant plus au sud, que naquit cette manière de se déguiser en ermite. Et le chapeau melon, contrairement à ce qu’on pouvait penser, a toute son importance ! Car c’est par l’installation de l’industrie chapelière que tout a commencé : « Des soldats originaires de Bugarach, prisonniers en Haute-Silésie lors de la guerre de Sept Ans, auraient apporté à leur retour certaines méthodes de fabrication dans leur village natal. Des chapeliers de Bugarach émigrèrent par la suite à Espéraza (17 km ! note de la rédaction) vers 1820, y amenant la coutume des ermites ». La guerre de Sept Ans, qui n’est pas des plus connues, est pourtant le premier conflit d’importance à se dérouler sur plusieurs continents. De 1756 à 1763, la France, alliée à l’Autriche, et l’Angleterre, associée à la Prusse, chacune appuyées sur leurs colonies, vont tenter de se mettre la misère un peu partout autour du globe, en Europe, en Amérique du Nord, et jusqu’aux Indes. Un des effets collatéraux de cette déflagration mondiale sera d’importer dans la Haute-Vallée de l’Aude la délicate industrie du chapeau, qui fit sa richesse et sa renommée jusqu’à la misérable fin du vingtième siècle.
Chapeaux et ermites s’installèrent donc à Espéraza, et le dimanche de Pâques résonne depuis lors de son passe-rue joyeux et charcutier. « Le cortège défile dans la rue, la musique joue l’air des ermites, les porteurs de paniers se répandent dans les maisons pour recueillir saucisses, saucissons, tranches de jambon et œufs. Toutes ces provisions serviront à faire un plantureux repas auquel seuls participeront ermites et musiciens. Les femmes n’y sont pas admises. » On espère que, depuis, le mouvement « me-too cholestérol » a quelque peu changé la donne. On n’en serait pas plus étonné que ça.
Devant les maisons où habite une jeune fille, le cortège s’arrête et les ermites chantent, accompagnés par la musique, des couplets de circonstance. « Il s’agissait primitivement d’une sérénade et d’une sorte de dialogue nocturne entre le faux ermite et la jeune fille, ou jeune femme. »
Je ne suis point ermite
Je suis votre amoureux
Qui, nuit et jour, soupire
Sous l’éclat de vos beaux yeux
Réveillez-vous mesdames
Voici la pointe du jour
Et donnez à votre âme
Le secret de l’amour…
Ermite, pauvre ermite
Je te croyais perdu
Dans cet ermitage
Comment as-tu vécu ?
De racines sauvages
Et à l’ombre d’un ormeau
Une claire fontaine
Me fournissait de l’eau…
La coutume des ermites s’est répandue dans les villages alentour, Couiza, Montazels, Rennes-les-Bains, Arques, mais tout ça reste sur une distance d’un bon jet de saucisse. Après la guerre, vers 1947, a-t-il semblé aux jeunes de cette vallée qu’il y avait peut-être mieux à aller faire ailleurs ? Toujours est-il que la tradition des ermites a disparu, pour réapparaître à la génération suivante. Mystère des savoirs populaires.
À Bugarach, l’ermite sort le jour des Cendres. Il n’y en a qu’un. « Perruque et fausse barbe en filasse de lin ou poils de maïs, moustaches tracées au noir de fumée ; comme habit la lourde manrega, le manteau des charretiers, capuchon rabattu. L’ermite porte une croix de bois de 3m50 environ au centre de laquelle est suspendu un collier de cheval avec ses grelots, aux bras de la croix pendent des saucissons. Les jeunes hommes l’accompagnent, ils ne sont pas déguisés, leur visage est seulement fardé au noir de fumée. »
On imagine que, dans la soirée, lorsqu’ils pousseront, fourbus et vaguement pompettes, la porte du domicile familial, il y a des chances pour que leur père, en les voyant rentrer, les accueille d’un « Fai l’ermito ! » qu’eux, pour le coup, n’auront aucun mal à comprendre…

à suivre, demain : artistes et ornements

 

Sources :

  • Revue Folklore, automne 1965
  • Les bergers : des ermites carnavalesques, Corinne Denoyelle, Cahiers de recherche médiévale, 2003
  • « Le monde du carnaval », Daniel Fabre, Les Annales, 31e année, N° 2, 1976
  • La fête en Languedoc, Daniel Fabre, Charles Camberoque, Privat, 1990