SE SÉPARER DU MONDE

4/6     dévôts et reclus

par Jean-Michel Mariou

Un jour, l’envie vous vient, comme une évidence, de vous retirer du monde. Au Moyen Âge, la règle de saint Benoît pose que, pour se reclure, un homme – il n’est jamais ici question de femmes – doit avoir déjà longuement éprouvé la condition de moine. Il ne s’agit pas justement de se retirer un beau matin, sans avoir vérifié que l’on en est digne et capable. C’est comme un accomplissement final, la dernière marche d’une montée en béatitude. Mais les règles se bousculent, et le Moyen Âge, qui bouleverse tous les ordres anciens, n’épargne pas le rapport à la foi et au sacrifice. Au grand recrutement des solitudes, on voit alors accourir femmes et laïques. Et comme on est loin du désert, on va le réinventer en ville. Une nouvelle pratique d’anachorèse voit le jour, très majoritairement pratiquée par les femmes, qui consiste à s’enterrer vivante, toujours par pénitence, pour gagner son ciel à force de prière et de méditation. C’est l’idée de prison et de mort au monde qui prévaut ici. On s’enferme dans un reclusoir, une cellule sans fenêtre, souvent directement construite contre l’enceinte de l’église, et dont la porte reste close. Emmurée là dans l’obscurité, la recluse reçoit une maigre pitance par une lucarne qui donne sur l’église, et qui lui permet aussi de suivre, discrètement, les offices.
Mais il existe aussi beaucoup de reclusoirs installés contre des portes et des murailles, tous les points stratégiques du tissu urbain. Dans les cimetières, près des chapelles construites sur les ponts des routes de pèlerinage. La recluse y passe une partie de sa vie, vénérée par la population. Le jour où elle prend possession de sa prison, où elle entre dans le reclusoir, un chant funèbre, In paradisum te deducant angeli, salue et accompagne cette « mise au tombeau ». Car tout le temps de leur retraite, les recluses sont considérées comme mortes. Vierge, mariée, veuve, on y trouve des femmes de toutes conditions, de toutes extractions sociales, aristocrates, bourgeoises ou filles perdues.
Ainsi en 1424, Alix La Bourgeotte, une religieuse retirée à l’hôpital Sainte-Catherine à Paris, et qui manifeste le désir de se cloîtrer complétement. Elle achète elle-même à un bourgeois de Paris un terrain entre l’église et la fontaine des Innocents, et y fait construire son reclusoir. Elle vécut là, saintement, pendant quarante-deux ans. À sa mort, le roi Louis XI lui fit élever dans l’église un tombeau de bronze orné d’une statue de religieuse qui prie, bible ouverte dans les mains.
Tout a une fin. La France n’a pas connu la Réforme qui entraîna, en Angleterre, la fin du monachisme et de la réclusion. Mais avec le temps, l’intérêt pour les recluses se relâche, les dons se raréfient peu à peu, comme les candidates. À partir du dix huitième siècle, de nouvelles voies s’ouvrent aux femmes qui désirent vivre leur foi en sacrifice. Des ordres se créent, qui leur permettent d’enseigner, de construire des charités tournées vers les autres. Les recluses vont à leur tour s’effacer du paysage chrétien. L’historienne Paulette L’Hermite-Leclercq, qui a travaillé sur la réclusion dans le milieu urbain français à cette époque, raconte l’histoire d’une béguine, Marie-Madeleine Hannegrave, qui résume parfaitement le glissement de l’institution face à ces engagements. Une béguine, c’est une femme, célibataire, qui appartient en Belgique à une communauté religieuse laïque et qui désire vivre sous une règle monastique, mais sans prononcer de vœux perpétuels. Marie-Madeleine Hannegrave est une fille de bourgeois de Bruxelles, née en 1576, et elle vit dans un des béguinages de la ville, un lieu où vit sa communauté, à Sainte-Élisabeth. « Désireuse de se consacrer « intimement«  à Dieu, elle s’offre à faire construire à ses frais une « cluse » attenante au chœur de l’église Sainte-Gudule de Bruxelles. L’ordinaire est d’accord, mais les chanoines s’y opposent. La raison n’en est pas donnée. Marie-Madeleine demande alors et obtient de la Chambre des comptes une somme de 209 livres pour se faire construire un reclusoir dans le cimetière de l’église Sainte-Catherine de la même ville. Par suite de nouvelles oppositions dont la nature reste inconnue elle est obligée de quitter Bruxelles pour Lille. Elle s’installe dans une logette au chevet de l’église Sainte-Catherine de Lille et y passe quatorze ans mais on agrandit le sanctuaire et elle est délogée. Les archiducs qui gouvernent à cette époque la Flandre au nom de l’Espagne l’autorisent à occuper une cellule à Saint-Étienne de Lille, église où elle avait été baptisée, mais il ne lui est pas possible de s’y reclure par suite de « l’incommodité du lieu » – sans autres précisions. C’est alors un renoncement saisissant : elle rentre dans la vie active à Sainte-Élisabeth, son béguinage d’origine. On est en 1614, elle a trente-huit ans.
Quatre ans plus tard, elle aspire de nouveau à la solitude. Elle réussit à obtenir des mêmes autorités politiques de pouvoir conserver sa prébende de béguine, mais c’est en 1622 seulement que, s’étant fait construire dans le cimetière Sainte-Catherine de Lille, attenant à l’église, un reclusoir neuf, elle peut s’installer. (…) Elle y est recluse solennellement par le clergé. Nous voilà donc ramenés à la situation médiévale si souvent décrite. Normalement, elle doit y mourir en paix et même assurer la pérennité de sa fondation (…) Elle meurt dans les lieux en 1632. » Plusieurs recluses vont alors se succéder dans le logement, autant que de procès intentés par les marguilliers, appuyés par les magistrats de la ville, qui contestent leur présence. À force de brimades des autorités, qui interdisent la sonnerie des cloches pour les cérémonies d’installations, de procès autour des titres de fondation et des travaux de reconstruction, un arrêté du parlement de Flandre ordonne en 1765 la fermeture du lieu et la destruction à leurs frais du local. Les recluses sont jetées à la rue, réduites à une misère bien temporelle. Cet acharnement, qui s’accélère tout au long du dix-huitième siècle, s’explique aussi par le doute, qui se répand très largement, sur la pertinence de la démarche de réclusion. Il y a peut-être mieux à faire, pour gagner le ciel, que de se retirer du monde. Dans ses Essais historiques sur Paris, Poullain de Saint-Foix note, en 1776, à propos d’Agnès Durocher, une autre recluse parisienne, « Elle aurait pu, étant née riche, visiter les prisonniers et les pauvres malades et contribuer pendant quatre-vingts ans au soulagement ; mais elle voulut gagner le ciel sans sortir de sa chambre. »
En 1831, lorsque Victor Hugo publie Notre Dame de Paris, il y a bien longtemps que les recluses n’attirent plus ni les rêves, ni les admirations. Au chapitre trois, lorsqu’il décrit sœur Gudule, la « créature qui recevait de son habitacle le nom de recluse », ce n’est sûrement pas pour attiser d’autres vocations :
« Ce n’était ni une femme, ni un homme, ni un être vivant, ni une forme définie : c’était une figure ; une sorte de vision sur laquelle s’entrecoupaient le réel et le fantastique, comme l’ombre et le jour. À peine sous ses cheveux répandus jusqu’à terre distinguait-on un profil amaigri et sévère ; à peine sa robe laissait-elle passer l’extrémité d’un pied nu, qui se crispait sur le pavé rigide et gelé. Le peu de forme humaine qu’on entrevoyait sous cette enveloppe de deuil faisait frissonner. Cette figure qu’on eût crue scellée dans la dalle, paraissait n’avoir ni mouvement, ni pensée, ni haleine. Sous ce mince sac de toile, en janvier, gisante à nu sur un pavé de granit, sans feu, dans l’ombre d’un cachot dont le soupirail oblique ne laissait arriver du dehors que la bise et jamais le soleil, elle ne semblait pas souffrir, pas même sentir. On eût dit qu’elle s’était faite pierre avec le cachot, glace avec la saison. Ses mains étaient jointes, ses yeux étaient fixes. À la première vue on la prenait pour un spectre, à la seconde pour une statue. Cependant par intervalles ses lèvres bleues s’entrouvraient à un souffle, et tremblaient ; mais aussi mortes et machinales que des feuilles qui s’écartent au vent. Cependant de ses yeux mornes s’échappait un regard, un regard ineffable, un regard profond, lugubre, imperturbable, incessamment fixé à un angle de la cellule qu’on ne pouvait voir du dehors ; un regard qui semblait rattacher toutes les sombres pensées de cette âme en détresse à je ne sais quel objet mystérieux. »

Marie Laurent, qui incarna en 1879, Sachette la recluse dans le drame en 5 actes d’après le roman de Victor Hugo, sur la scène du théâtre des nations.

 

À suivre demain : Faï l’ermito !

 

Sources :

  • Paulette L’Hermite-Leclercq in Ermites de France et d’Italie, Collection de l’École française de Rome 2003
  • L’ermite au Moyen-Âge : Érémitisme et anachorète, Marie-Geneviève Grossel, journées théobaldiennes 2012.
  • Notre Dame de Paris, Victor Hugo, 1482

Illustrations : Dans les Dolomites, un refuge niché dans la Via Ferrate Marmolada, à 2945 mètres ; l’ermitage de Saalfelden en Autriche ;