SE SÉPARER DU MONDE

3/6     Les gaulois sont dans la plaine…

par Jean-Michel Mariou

La question du premier ermite risque fort de rester sans réponse. Tout le monde connaît saint Antoine, présenté par la tradition catholique comme le premier ermite de l’histoire. Sans faire semblant de la réinventer, pas plus que les multiples sources qui la documentent depuis des siècles, on signalera que dans la translation de la Vie des Pères d’Égypte, commandée par Blanche de Navarre, on lit le contraire : « Amathas et Macharie, disciples d’Antoine, qui ensevelirent son corps, témoignent et affirment qu’un prince de Thèbes, répondant au nom de Paul, fut bien la tête et le commencement de l’ordre des ermites. » Il y aurait donc eu un Paul avant Antoine. Un jeune Égyptien de la Basse-Thébaïde qui, pour se dérober à la persécution des empereurs, se réfugia dans le désert. Il vécut dans une grotte qu’ombrageait un palmier, et que traversait un ruisseau. Mais l’histoire a choisi la figure d’Antoine, vraisemblablement à cause de l’assaut permanent des tentations dont il fit le récit, qu’il repoussa, et qui permettent de rappeler à tous les monstrueuses voluptés que l’on abandonne avec les autres hommes. Tant pis pour Paul. Les historiens appellent ce phénomène d’amnésie de circonstance, un « Georgette Lemaire », du nom de cette chanteuse à qui l’on préféra Mireille Mathieu, alors qu’elle avait à l’évidence commencé avant, et de façon plus prometteuse. Mais comme Paul de Thèbes, elle avait un agent moins efficace…
« C’est dans la Thébaïde, au haut d’une montagne, sur une plate-forme arrondie en demi-lune, et qu’enferment de grosses pierres. La cabane de l’ermite occupe le fond. Elle est faite de boue et de roseaux, à toit plat, sans porte. On distingue dans l’intérieur une cruche avec un pain noir ; au milieu, sur une stèle de bois, un gros livre ; par terre, ça et là, des filaments de sparterie, deux ou trois nattes, une corbeille, un couteau. À dix pas de la cabane, il y a une longue croix plantée dans le sol ; et, à l’autre bout de la plate-forme, un vieux palmier tordu se penche sur l’abîme, car la montagne est taillée à pic, et le Nil semble faire un lac au bas de la falaise. »
C’est par ces quelques phrases que débute La tentation de saint Antoine, de Gustave Flaubert. La littérature qui documente la vie d’Antoine en profite pour fixer ce que seront les grandes lignes d’un « portrait de l’ermite en retraite ». On les retrouvera ensuite, du désert égyptien aux collines de Gaule, dans le récit des vies de milliers d’anachorètes plus ou moins oubliés.
Dans la Gaule antique, l’ermite est un solitaire, d’apparence négligée. Vêtu de guenilles, il a le visage blafard, le corps maigre, les cheveux hérissés, la barbe longue. Les jambes et les pieds nus, il se protège d’une peau de chèvre ou de mouton (les textes médiévaux varient en indiquant « peau de taisson », de blaireau). Enfin, tout ermite a son bâton, qui est l’emblème du viator, du pèlerin, de l’homme en marche. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, le plus souvent, l’anachorète ne vit pas seul : on trouve un Maître avec son disciple, deux amis ou compagnons, parfois un homme et une femme, de la même famille ou qui se sont choisis. Ils n’habitent pas ensemble, mais près l’un de l’autre.
Après son installation, l’ermite gaulois connaîtra souvent quelques miracles qui changeront son rapport à la nature hostile qui l’entoure : il lui arrivera d’apprivoiser des animaux sauvages (tel Aemilianus et son sanglier), de faire jaillir des sources (comme Callupa), ou d’obtenir des résultats horticoles surprenants (Friardus et son arbre miraculeux, Jean le reclus et ses lauriers).
Dans son Liber in Gloria Confessorum, Grégoire de Tours raconte l’histoire d’Hospitius, qui aurait vécu en reclus, couvert de chaînes, dans une tour près de Nice, passant sa vie en prière. « Il ne mangeait rien autre chose que du pain et quelques dattes. Dans les jours du carême il se nourrissait de la racine d’une herbe d’Égypte à l’usage des ermites de ce pays et que lui apportaient les négociants ». Hospitius sut prévoir l’invasion imminente des Lombards, et la date exacte de sa propre mort. Ça peut rendre des services.
Antoine, lui, passa une très grande partie de sa vie au désert. En comptant les différentes étapes de son retrait, on arrive à plus de 80 ans sur le total de 105 que dura son existence !
Après avoir abandonné tous ses biens, il commença par s’isoler non loin de son ancienne demeure, pour prier et étudier avec un vieil ascète. Puis il renforça son engagement en partant vivre une première fois pendant 13 ans dans le désert. Dans sa Vie de saint Antoine, Athanase d’Alexandrie, un des Pères de l’Église, raconte qu’il va s’enfermer dans un des anciens tombeaux égyptiens de la montagne. Mais une communauté d’anachorètes se regroupent autour de lui, qui vivent dans des huttes, des grottes ou de petits ermitages. L’afflux de ces disciples trouble son isolement. En 285, il s’éloigne encore jusqu’à Pispir, en plein désert, dans un fortin romain abandonné sur la route de la mer Rouge. C’est là qu’à la manière du Christ, il subira les tentations du Démon. Assailli par les visions fantasmatiques et les délires qui se multiplient, il résiste et garde sa foi.
Dès la mort d’Antoine, en 356, et jusqu’à ce qu’au VIIè siècle, l’invasion musulmane les disperse, les déserts d’Égypte et de Syrie furent surpeuplés d’anachorètes. Ils vivaient en petits groupes épars, dans des laures, où chaque ermitage était proche mais séparé des autres. Ils ne se retrouvaient que le dimanche et les jours de fête pour partager le repas, étudier et célébrer les offices. Les Chartreux d’aujourd’hui observent, à bien des égards, des règles similaires. Entre Alexandrie et Le Caire, on compta plus de 1500 ermitages.
L’Église, qui encourage ces vocations tout en se méfiant de ce qui peut lui échapper au-delà des véritables marges, cherche toujours à relier les solitaires à un monastère proche relevant d’une règle, pour les contrôler, et assurer leur survie dans les grands froids ou les périodes de troubles. Pour les protéger aussi contre eux-mêmes, car les anachorètes ont tendance à surenchérir sur les austérités, les jeûnes, et le végétalisme absolu. Ils se nourrissent d’herbes et de racines, de pains d’orge auxquels ils mêlent parfois, par mesure d’économie autant que de mortification, de la paille ou de la cendre.
Entre la fin de l’Antiquité et le début du Moyen Âge, l’église catholique règlemente cet appel à la retraite. Tout le monde n’y est pas autorisé : le Concile d’Agde en 506 puis, vingt ans plus tard, la règle de saint Benoît, n’autorisent l’anachorétisme qu’aux dévots ayant déjà effectué un séjour prolongé dans un monastère. Il s’agit de vérifier la solidité de leur aptitude à cette aventure spirituelle.
Dans les romans et récits du Moyen Âge, les ermites sont très nombreux. On peut donc se représenter la forêt médiévale à la fois comme le « désert » symbolique qu’elle offre aux désirs des solitaires, et comme un espace à présence humaine, infiniment parcouru par les voyageurs et les pèlerins, les groupes de marchands, à côté des paysans qui y cherchent le bois, la nourriture des troupeaux, les baies, fruits et champignons, et qui y exercent la chasse.
Bien loin de l’image de l’homme des bois retiré du monde, la plupart des ermites ont là un rôle social important. Chaque année, pour la fête patronale, les confréries du village se rendent à l’ermitage, dédié à leur saint, pour faire un vœu, demander une indulgence ou une guérison.
Parce qu’il est situé à plusieurs kilomètres du bourg, en lisière d’une forêt ou d’un paysage hostile, où les grottes et les montagnes sauvages abondent, l’ermitage est perçu comme un espace unique, fragile, entre le monde des humains, le royaume de Dieu et la nature sauvage. L’ermite est donc souvent assimilé au monde sauvage. « À l’ermitage de San Marcos à Las Rosas, le jour de la fête du saint patron en 1647, un taureau entre dans la chapelle et écoute la messe. Le lendemain, l’animal assiste à la procession, et suit le cortège, accompagnant les reliques sans effaroucher personne, bien qu’il soit, aux dires de tous, brave et fier. L’incident se reproduira deux années de suite. » (Alain Saint Saens)
Mais au fil des siècles, la vie des hommes continue, monotone dans ses médiocrités comme dans ses rigueurs, qui ramène sur les ermitages les soupçons les plus ordinaires. Le stupre et ses appels sournois ne sont jamais très loin…
« Je me suis laissé dire par un autre homme », raconte un témoin, « qu’à Tarascona, le Jeudi Saint, on avait célébré́ la Cène dans un ermitage et que des hommes et des femmes s’étaient montrés les parties sexuelles les uns aux autres en proférant certaines paroles ». Fondées ou non, ces graves accusations reposent une fois de plus sur l’éloignement de l’ermitage des règles du village, comme de tout regard moralisateur. Cela vaudra de faire peser sur l’ermitage un soupçon tenace de la part des autorités religieuses. Le visiteur qui, en 1636, effectue sa visite pastorale à Pelayos, a pleinement conscience des dangers encourus : « L’ermitage de San Andrés est très isolé ; il ne lui reste qu’une tourelle. J’ai fait démolir un petit logis qui était attenant, car, du fait qu’il était dans la campagne, il se prêtait à beaucoup de péchés ».
Dans les archives municipales de Barcelone, on peut aussi consulter les minutes du procès que le tribunal de l’Inquisition fit en 1641 à Hiacinto García, ermite de San Bartolomé dans les environs de Solsona, charmante petite ville de la montagne catalane où l’on trouve aujourd’hui de très fameux couteaux. Hiacinto García est soupçonné de s’être acoquiné avec une bande de rufians, et d’avoir veillé à leur place sur leur butin, enterré près de l’ermitage.
Tout le monde n’est pas saint Antoine, qui repoussa une à une, toutes ces tentations…

 

A suivre : demain, les recluses.

 

Sources :
  • L’ermitage dans l’Espagne du Siècle d’Or : lieu du sacré, lieu du profane, Alain Saint-Saëns, Mélanges de la Casa Velasquez, 1994.
  • L’érémitisme et l’organisation de l’espace chrétien, Bernard Chédozeau, conférence à l’Académie des Sciences et Lettres de Montpellier, avril 2005.
  • Ermites et ascètes à la fin de l’Antiquité, Christine Delaplace, Mélanges de l’école française de Rome, 1992.
  • L’ermite au Moyen Âge : Érémitisme et anachorète, Marie-Geneviève Grossel, journées théobaldiennes 2012.
  • Les bergers : des ermites carnavalesques, Corinne Denoyelle, Cahiers de recherche médiévale 2003.
Illustrations : à la Une : Saint Antoine rencontrant saint Paul de Thèbes, par Stefano di Giovanni, National Gallery, Washington ; Paul de Thèbes, par José de Ribera ; David Teniers, ermite en méditation dans une grotte ; Gilles l’ermite, retable Saint Thomas Saint Barthélémy xve siècle Cologne Allemagne.