SE SÉPARER DU MONDE

1/6     le droit à la retraite

par Jean-Michel Mariou

À la fin des années soixante-dix, près de Lagrasse, un grand jeune homme taciturne et dégingandé s’installa dans la garrigue, à l’abri d’un minuscule cabanon de pierre. Il s’appelait Raphaël, et venait d’un autre pays, beaucoup plus au nord : la Franche-Comté. J’ignore pourquoi il avait choisi de s’établir ici, pour s’éloigner de tous et de tout. Je ne sais pas non plus comment il s’y prit pour convaincre Jean Poudou, l’apiculteur savant et généreux du moulin de Boysède, de lui céder gratuitement l’usage d’un arpent de cailloux et de ronces, sur les hauteurs de la Coque. L’accès se faisait par la route de la Camarié, cette gorge sauvage et sinueuse qui va de Lagrasse au Val-de-Dagne. Raphaël parlait peu, marchait beaucoup dans la nature, de jour comme de nuit, et descendait parfois jusqu’au village sur une vieille mobylette. Il remontait alors son ravitaillement serré sur une petite carriole attachée à la selle, dans le nuage bleu du mélange deux-temps. On le voyait peu, et on l’aurait tout à fait oublié si l’on n’était passé très souvent, presque tous les jours, devant la boite aux lettres qu’il avait accrochée sur le bord de la route, juste à l’entrée du minuscule chemin escarpé montant vers son ermitage, et qui disparaissait presque tout de suite dans de profonds fourrés. La boîte aux lettres, comme un étrange signe : le facteur confirmait que personne n’écrivait jamais à Raphaël.
L’époque était alors la nôtre, la Révolution qui venait, les communautés, le collectif et le partage. Ce type étrange et taiseux, qui fuyait les autres et les idées d’un monde d’égalité et d’échanges nous posait un problème. En silence, perdu dans les collines, il allait à contre-courant de nous autres, qui pensions déjà l’être, et pas qu’un peu… Il disparut quelques années plus tard, comme il était venu, sans théorie ni commentaire. Aujourd’hui qu’il nous arrive parfois d’en rabattre sur la communauté, que certains de nos enfants explorent à leur tour une forme de retrait plein d’éveil sur notre société marchande, et que les virus nous imposent des quarantaines de soixante jours, je me demande si Raphaël vit encore, en d’autre paysage, septuagénaire muet que le monde, dans son tournement de ces cinquante dernières années, n’a pas dû beaucoup convaincre…
Raphaël était mon premier ermite en vrai. Les autres, je les avais connus, comme presque tout le reste, entre les pages d’un livre…
C’est dans le Quichotte que j’ai appris ce qu’était un ermite. Oh, pas tout de suite ! Pourtant, ce fut une de mes premières lectures, et l’œuvre de Cervantès est pleine de ces malheureux, en amour ou en rêves, qui choisissent de finir leur vie dans les montagnes désertes, à l’écart des autres. Mais à huit ans, c’est dans la collection « Les grands romanciers » de chez Hachette que j’ai découvert Don Quichotte, illustré par Félix Lorioux (édition de 1933). Les mille pages du roman y étaient résumées en quarante-cinq modestes feuillets et dix illustrations japonisantes à la plume. Autant dire que certaines subtilités avaient disparu, et que les aventures du Chevalier à la Triste figure se résumaient aux épisodes spectaculaires du roman : la bagarre avec les marchands de Tolède, l’autodafé de la bibliothèque, les moulins à vent ou la chaîne des forçats. Mais pas d’ermite, pas d’hommes des bois, pas de fantômes sylvestres qui donnent leur part de mystère aux autres chapitres. Tout le texte était adapté, plus ou moins heureusement, pour provoquer le moins de questions possibles.
Ainsi la merveilleuse première phrase « Dans un village de la Manche dont je ne veux me rappeler le nom, vivait, il n’y a pas si longtemps, un gentilhomme de ceux qui ont lance au râtelier, bouclier antique, maigre roussin et lévrier chasseur. »1 était décapée jusqu’à l’os : « Dans une bourgade de la Manche, une province d’Espagne, vivait autrefois un gentilhomme du nom de Don Quichotte qui passait presque tout son temps à la chasse. » Bref.
C’est le drame des « adaptations jeunesse », qui écrasent un texte et le vident le plus souvent de tout défi pour le jeune lecteur. Les éditeurs du siècle dernier pensaient offrir à leurs gosses l’ivresse des grandes lectures. En réalité, ils ne croyaient pas en eux, et les condamnaient à la routine et à l’ennui…
Plus tard, vers 13 ans, j’ai recommencé le grand voyage, mais pour de bon. Traduction de Louis Viardot, éditée par la Librairie Garnier Frères (1961). Et là, brusquement, la découverte de ces mises au désert, de ces retraites volontaires, a été ma première grande surprise. Dans le Larousse familial, je suis allé, pour la première fois, chercher le mot ermite : n.m. (gr. érénités, qui vit seul). 1. Moine qui vit dans la solitude pour prier et faire pénitence. 2. Personne qui vit retirée. Vivre en ermite.
Il faut dire que le Quichotte lui-même avait quelques tendances. Avant de se décider à parcourir le monde pour y redresser les torts, Alfonso Quichana vivait en solitaire, pauvrement reclus dans une vieille maison, éperdu dans ses lectures. L’œuvre de Cervantès est avant tout un roman de déconfinement…
Dans le prologue au lecteur, il confesse que son récit a été « engendré dans une prison, où toute incommodité a son siège, et où tout triste bruit fait sa demeure. » Mais il serait un peu paresseux de considérer le chef d’œuvre de Cervantès comme tout entier pensé et dédié au retrait du monde. C’est tout le contraire. Certes, son héros est bien retiré de la raison et des affaires du monde, mais ce qui l’anime, c’est le désir de sauver le monde ancien, où l’honneur et les lois de la chevalerie, balayés par l’époque, faisaient tenir les hommes ensemble. Sa lutte de tous les jours, sa quête, c’est les autres. Les plus faibles, les plus malmenés. Il prend la route et parcourt le monde pour venger les offenses, redresser les torts, réparer les injustices, corriger les abus, honorer les dettes. Le contraire de la séparation.
L’ermitage occupait une très grande place dans l’Espagne du Siècle d’Or. Autant que la religion catholique, qui inspire et soutient cette idée de la retraite dévote. Les ermitages parsèment alors en toutes régions les collines, les bois, les montagnes. Ce sont des constructions modestes, bâties par l’église ou par des particuliers. En Castille, l’Hermandad de la Cruz entretient un réseau très important de ces refuges pieux, dressés en pleine nature, à l’écart des villes et des villages. La majeure partie accueille un religieux, ou plus fréquemment un laïque observant, parfois accompagné de son épouse, qui aide à l’entretien des lieux et à l’accueil des pèlerins. Car ils servent surtout de but aux pèlerinages des communautés locales.
C’est la Chancellerie épiscopale qui autorise leur construction, ou qui accorde sa reconnaissance officielle à ceux que l’on sauve des ruines. Et c’est l’évêque lui-même qui appose sa signature. A Alpedrete, en 1661, il se rebiffe : « Il y a dans ce village un nouvel ermitage qui a été construit sans licence des autorités ecclésiastiques. Je ne lui ai pas accordé cette autorisation, car les habitants ne se sont même pas montrés capables par le passé d’entretenir correctement l’église paroissiale. » Et ça ne rigole pas : « Personne ne peut édifier une église ou un monastère sans notre autorisation, sous peine d’excommunication et d’une amende de trois mille maravedis. »
Mais dans cette Espagne blessée des XVIème et XVIIème siècle, qui cherche confusément sa place dans un monde qu’elle a longtemps dominé et qui désormais lui échappe, il n’y a pas que des religieux qui choisissent la grande solitude. Anciens soldats repentis, vagabonds lassés de la route et des hommes, jeunes aventureux en rupture d’avenir, ils se réfugient un jour dans les bois, les montagnes, pour y vivre seuls, contemplatifs. Dans son roman, Cervantès choisira d’en faire des amoureux déçus, des amants trahis, incapables de soutenir le regard des autres sur leur infortune…

 

À suivre : demain, Fuir l’amour et les hommes

1- La traduction choisie est, ainsi que dans les épisodes suivants, celle de Jean Canavaggio pour La Pléiade.

illustration : Léopold Robert, « Ermite trouvé mort par un pecoraro ».