Cet homme des bois qui surgit sur une crête au chapitre 23, c’est Cardenio, un amoureux éconduit qui a choisi comme les autres de se retirer du monde pour oublier l’objet de son amour. Six mois auparavant, on l’a vu demander à des bergers quel était l’endroit le plus sauvage et inaccessible de ces montagnes. Puis il s’y est enfoncé, pour ne plus reparaitre. « Ma demeure ordinaire est le creux d’un chêne-liège, assez vaste pour abriter ce corps misérable. Les vachers et les chevriers qui vont par ces montagnes, pris de pitié, me déposent de quoi me nourrir le long des chemins et des rochers où, pensent-ils, j’aurai quelque chance de passer et de le trouver. »
Comme pour les autres reclus que l’on croisera au fil du livre, le remède choisi par Cardenio est radical. On se retire du monde parce qu’on n’attend plus rien de l’être aimé, ni des autres hommes. Dès lors, on n’a plus d’autre choix que d’y penser sans cesse. Au début du chapitre 28, Dorothée, assise contre un frêne sur le bord d’un ruisseau, prend la nature à témoin de son désespoir : « Hélas, la compagnie de ces rochers et de ces ronces au milieu desquels je peux à loisir me plaindre au ciel de mes malheurs, m’est de loin préférable à celle des humains, car il n’en est aucun dont on puisse attendre un conseil dans l’incertitude, un soulagement dans la tristesse, un remède dans les malheurs ! »
Le premier tome s’achèvera, au chapitre 51, par l’histoire d’Anselme et d’Eugène, deux amoureux déçus par la même femme, qui décident de se réfugier ensemble dans un vallon et d’y faire paître l’un ses chèvres, l’autre ses moutons, en confiant au ciel le secret de leurs tourments. Mais Léandra, objet de leur amour déçu, a fait bien d’autres victimes ! Au point que peu à peu, d’autres prétendants éconduits les rejoignent, et que se forme un étrange cluster de désespérés : « Il n’y a pas une grotte, pas un trou de rocher, pas un bord de ruisseau, pas une ombre d’arbre où l’on ne trouve quelque berger qui raconte aux vents ses infortunes. L’écho, partout où il se forme, redit le nom de Léandra ; Léandra répètent les montagnes ; Léandra, murmurent les ruisseaux, et Léandra nous tient tous indécis, tous enchantés, tous espérant sans espérance, et craignant sans savoir ce que nous avons à craindre. » Voilà que le désespoir, qui leur inspira le désert, les condamne les uns aux autres.
C’est dans le chapitre 24 du tome 2 qu’apparaît pour la première fois la raison religieuse dans la séparation du monde. Un anachorète vit là, en solitaire, sur quelque hauteur. Mais quand nos compères veulent le visiter, il est absent…
« Non loin d’ici, répondit le cousin, se trouve un ermitage où a élu domicile un ermite qui fut, à ce qu’on dit, soldat, et passe pour un bon chrétien, homme d’esprit et extrêmement charitable. Il a, tout contre l’ermitage, une petite maison, qu’il a lui-même bâtie à ses frais et où, malgré son exiguïté, il peut héberger des hôtes.
– Cet ermite aurait-il des poules, par hasard ? demanda Sancho.
– Rares sont les ermites qui n’en ont pas, répondit Don Quichotte, parce que ceux que nous connaissons de nos jours ne sont point comme ceux des déserts d’Égypte, qui s’habillaient de feuilles de palmier, et se nourrissaient de racines. Et qu’il soit entendu que ce n’est pas parce que je dis du bien de ces derniers que je n’en dis pas des autres, je veux simplement dire que les pénitences des ermites d’aujourd’hui n’égalent pas la rigueur et la sévérité de jadis… »
Cet épisode n’est pas anodin. En fait de poules, il semble bien que l’on parle ici d’autre chose. Car si, dans le Quichotte, c’est l’amour qui a précipité dans la retraite les jeunes gens désespérés, c’est avec lui que les ermites de la tradition semblent parfois s’arranger… La séparation du monde n’est pas un remède infaillible, et bien souvent, leur moralité se trouve questionnée, remise en cause.
Les archives de Logroño portent trace, en 1594, des agissements d’un certain Pedro Sagredo, titulaire de l’ermitage de Notre-Dame d’Ontorral, à Arnedo, qui invita en son refuge une femme mariée, et la contraignit à des attouchements coupables. « Aunque no tuvo acto carnal confundido con ella, tuvo cierta polución que no se acordaba si fue en la mano o en otras partes de su cuerpo… » (Même s’il n’y eut pas d’acte charnel avec elle, il y eut une pollution particulière, sans qu’elle puisse se souvenir si ce fut dans la main ou sur d’autres parties du corps). On se gardera de faire un chapitre de ces manquements à l’ordre érémitique, ainsi que certaines plaisanteries de circonstance. D’autant qu’à notre grande surprise, on apprit au cours de l’enquête que certains historiens appellent ces épisodes « La dîme du cul » (voir Robert Muchembled, L’invention de l’homme moderne) …
A suivre : demain, Les Gaulois sont dans la plaine.