SE SÉPARER DU MONDE

2/6     fuir l’amour et les hommes

par Jean-Michel Mariou

« N’aimez pas le monde, ni les choses qui sont dans le monde. » Jean, 2,15
Le Nouveau Testament pose de manière complexe et soutenue l’injonction érémitique. « Fuis les hommes, garde le silence, et tu seras sauvé. » Le chemin est escarpé, qui mène au dernier épisode : « Aimez-vous les uns les autres… » Le chemin repose sur trois principes : la condamnation du monde, la pénitence, qui nécessite que l’on se sépare des autres, et la retraite au désert dans laquelle doit s’épanouir la vie spirituelle. La religion catholique, dans ses années d’invention, va promouvoir la retraite par répartition des fidèles dans le désert. Nous verrons ça demain.
À l’inverse, les reclus que l’on croise dans le Quichotte sont d’une autre logique. C’est le monde, dans sa figure la plus forte et la plus déterminée, l’amour, qui s’est refusé à eux. Le choix de se retirer n’est presque pas un choix. C’est une conséquence à laquelle ils pensent ne pas pouvoir échapper.
Le premier exemple de retraité radical que nous propose le roman de Cervantès est une magnifique figure féminine. Au chapitre quatorze surgit, « sur le haut d’un rocher », la radieuse Marcela, une jeune fille si belle que « presque tous ceux qui la voyaient en tombaient éperdument amoureux ». Marcela est accusée d’avoir, par vanité, repoussé Grisóstomo qui, éperdu d’amour, finit par se suicider. Le problème, c’est que Marcela ne veut pas d’homme, ni de mari. Elle veut être libre. On ne peut pas dire que dans la société de son temps, cette aspiration, pour une femme, soit dans la guise. La haute idée qu’elle se fait de sa liberté la pousse même à s’éloigner. Elle commence par se faire bergère, et se retire dans les champs pour garder un troupeau. Mais ça ne suffit pas, les jeunes gens du pays viennent l’y chercher, et l’on entend de toute part « résonner ces montagnes et ces vallons des plaintes de ses soupirants éconduits. » Pour échapper à ces prétendants, qui refusent de la laisser en paix, elle va plus loin, et se réfugie dans les montagnes. « Libre je suis née, et pour pouvoir vivre libre, j’ai choisi la solitude des champs. Les arbres de ces montagnes sont ma compagnie, l’eau claire de ces ruisseaux mes miroirs. C’est à ces arbres et à ces eaux que je fais part de mes pensées et de mes charmes. Or je suis ce feu éloigné, et cette épée mise hors d’atteinte. »
Ce sont les hommes et leur désir qui ont poussé Marcela hors du monde. Elle a quitté sa fortune et son nom (« Comme vous le savez, j’ai des biens qui me sont propres, et ne désire pas ceux d’autrui. Ma nature est d’être libre, et je ne veux pas m’assujettir. »), comme le feront à leur tour les ermites que Don Quichotte va rencontrer tout au long de ses aventures. Tous sont de haut lignage, de riche maison, et savent ce qu’ils abandonnent. Par amour, vain, déçu, trahi, ils se retirent du monde. Les pauvres, eux, qui ont si peu à perdre, n’ont jamais de ces afflictions.
« Il aperçut tout à coup, à la cime d’un monticule qui se trouvait en face de lui, un homme qui allait sautant de roche en roche et de buisson en buisson avec une étonnante légèreté. Il crut reconnaître qu’il était à demi nu, la barbe noire et touffue, les cheveux longs et en désordre, la tête découverte, les pieds sans chaussures, et les jambes sans aucun vêtement. Des chausses qui semblaient de velours jaune lui couvraient les cuisses, mais tellement en lambeaux qu’elles laissaient voir la chair en plusieurs endroits. »
Cet homme des bois qui surgit sur une crête au chapitre 23, c’est Cardenio, un amoureux éconduit qui a choisi comme les autres de se retirer du monde pour oublier l’objet de son amour. Six mois auparavant, on l’a vu demander à des bergers quel était l’endroit le plus sauvage et inaccessible de ces montagnes. Puis il s’y est enfoncé, pour ne plus reparaitre. « Ma demeure ordinaire est le creux d’un chêne-liège, assez vaste pour abriter ce corps misérable. Les vachers et les chevriers qui vont par ces montagnes, pris de pitié, me déposent de quoi me nourrir le long des chemins et des rochers où, pensent-ils, j’aurai quelque chance de passer et de le trouver. »
Comme pour les autres reclus que l’on croisera au fil du livre, le remède choisi par Cardenio est radical. On se retire du monde parce qu’on n’attend plus rien de l’être aimé, ni des autres hommes. Dès lors, on n’a plus d’autre choix que d’y penser sans cesse. Au début du chapitre 28, Dorothée, assise contre un frêne sur le bord d’un ruisseau, prend la nature à témoin de son désespoir : « Hélas, la compagnie de ces rochers et de ces ronces au milieu desquels je peux à loisir me plaindre au ciel de mes malheurs, m’est de loin préférable à celle des humains, car il n’en est aucun dont on puisse attendre un conseil dans l’incertitude, un soulagement dans la tristesse, un remède dans les malheurs ! »
Le premier tome s’achèvera, au chapitre 51, par l’histoire d’Anselme et d’Eugène, deux amoureux déçus par la même femme, qui décident de se réfugier ensemble dans un vallon et d’y faire paître l’un ses chèvres, l’autre ses moutons, en confiant au ciel le secret de leurs tourments. Mais Léandra, objet de leur amour déçu, a fait bien d’autres victimes ! Au point que peu à peu, d’autres prétendants éconduits les rejoignent, et que se forme un étrange cluster de désespérés : « Il n’y a pas une grotte, pas un trou de rocher, pas un bord de ruisseau, pas une ombre d’arbre où l’on ne trouve quelque berger qui raconte aux vents ses infortunes. L’écho, partout où il se forme, redit le nom de Léandra ; Léandra répètent les montagnes ; Léandra, murmurent les ruisseaux, et Léandra nous tient tous indécis, tous enchantés, tous espérant sans espérance, et craignant sans savoir ce que nous avons à craindre. » Voilà que le désespoir, qui leur inspira le désert, les condamne les uns aux autres.
C’est dans le chapitre 24 du tome 2 qu’apparaît pour la première fois la raison religieuse dans la séparation du monde. Un anachorète vit là, en solitaire, sur quelque hauteur. Mais quand nos compères veulent le visiter, il est absent…
 « Non loin d’ici, répondit le cousin, se trouve un ermitage où a élu domicile un ermite qui fut, à ce qu’on dit, soldat, et passe pour un bon chrétien, homme d’esprit et extrêmement charitable. Il a, tout contre l’ermitage, une petite maison, qu’il a lui-même bâtie à ses frais et où, malgré son exiguïté, il peut héberger des hôtes.
– Cet ermite aurait-il des poules, par hasard ? demanda Sancho.
– Rares sont les ermites qui n’en ont pas, répondit Don Quichotte, parce que ceux que nous connaissons de nos jours ne sont point comme ceux des déserts d’Égypte, qui s’habillaient de feuilles de palmier, et se nourrissaient de racines. Et qu’il soit entendu que ce n’est pas parce que je dis du bien de ces derniers que je n’en dis pas des autres, je veux simplement dire que les pénitences des ermites d’aujourd’hui n’égalent pas la rigueur et la sévérité de jadis… »
Cet épisode n’est pas anodin. En fait de poules, il semble bien que l’on parle ici d’autre chose. Car si, dans le Quichotte, c’est l’amour qui a précipité dans la retraite les jeunes gens désespérés, c’est avec lui que les ermites de la tradition semblent parfois s’arranger… La séparation du monde n’est pas un remède infaillible, et bien souvent, leur moralité se trouve questionnée, remise en cause.
Les archives de Logroño portent trace, en 1594, des agissements d’un certain Pedro Sagredo, titulaire de l’ermitage de Notre-Dame d’Ontorral, à Arnedo, qui invita en son refuge une femme mariée, et la contraignit à des attouchements coupables. « Aunque no tuvo acto carnal confundido con ella, tuvo cierta polución que no se acordaba si fue en la mano o en otras partes de su cuerpo… » (Même s’il n’y eut pas d’acte charnel avec elle, il y eut une pollution particulière, sans qu’elle puisse se souvenir si ce fut dans la main ou sur d’autres parties du corps). On se gardera de faire un chapitre de ces manquements à l’ordre érémitique, ainsi que certaines plaisanteries de circonstance. D’autant qu’à notre grande surprise, on apprit au cours de l’enquête que certains historiens appellent ces épisodes « La dîme du cul » (voir Robert Muchembled, L’invention de l’homme moderne) …

A suivre : demain, Les Gaulois sont dans la plaine.