Considérations sur le rêve

Je crois que je rêve, dit Régina. Elle n’était pas là hier.

Demain elle sera ailleurs, dit Marta tranquillement.

Dans les forêts ?

Pas forcément. Dans les montagnes, dans les garrigues. Sur les hautes collines et sous les arbres verts. Dans les endroits qui n’intéressent personne aujourd’hui. Surtout en allant vers le sud, vous verrez en chemin.

Comment vous savez ? dit Grâce.

Les rêves vont vers le sud, dit Marta. Je n’ai pas encore rencontré un rêve qui va vers le nord. Bien que, certains vont d’abord vers l’ouest pour être plus vite à la mer, car les rêves vont à la mer, et la mer en est remplie. Mais une fois arrivés à la mer, les rêves d’ouest tournent à gauche.

Ils font le tour ? dit Régina.

Jusqu’au sud, dit Marta.

Ils vont vers l’été ! dit Grâce.

Absolument, dit Marta. Mais c’est seulement affaire de circonstances. Des rêves d’hiver peuvent être superbes aussi, mais à notre époque ils ne tiennent pas longtemps, ils ont froid, et que dites-vous des rêves de printemps ?

Ah oui ! s’écria Régina. Ils sont absolument délicieux, on leur a même élevé des autels.

Mais parfois un peu frais la nuit, il leur faudrait une couverture dessus, dit Grâce.

Oh, si ce n’est que ça, dit Marta, allant ouvrir un placard. Tenez, lança-t-elle, vous l’emporterez, puisque vous avez une voiture. 

C’est complètement sûr qu’on rêve, dit Grâce, frottant sa joue contre la laine, cette fois je n’ai plus de doute.

Lecture de la presse par enfants recherchés

Claire M. et Isabelle R., 12 ans, disparues, le 14, à la sortie de CEG de Saint-Firmin, n’ont pas encore été retrouvées », lut Grâce.

C’est pas nous !

Néanmoins la police possède maintenant certains éléments de nature à permettre d’orienter les recherches dans une direction plus précise qui autorise certains espoirs, merde quels ampoulés, les condisciples des deux fillettes élèves de cinquième, des contemporains hein, ayant en effet déclaré aux inspecteurs avoir vu une DS noire stationnée, à plusieurs reprises, non loin de l’établissement scolaire. Claire et Isabelle auraient été vues en conversation avec le conducteur, ce qui tendrait à accréditer l’hypothèse qu’elles connaissaient leur éventuel ravisseur. Il s’agirait d’un homme au teint rougeaud, à cheveux clairs ou grisonnants, les enfants n’avaient pu préciser, ha ha, qu’ils prenaient pour le père d’Isabelle selon des propos qu’elle aurait tenus, paraît-il. Mais ce dernier ne possède pas de DS noire mais une 504 bleue et d’autre part, il ne vient jamais chercher sa fille à l’école, étant à cette heure-là à son travail de cadre moyen dans une grosse société à la Défense. Habituellement Isabelle rentre chez elle à pied, par l’avenue Charles-de-Gaulle, en compagnie de Claire qui habite le même ensemble, le Bois Joli, et souvent les deux fillettes font leurs devoirs ensemble chez la maman d’Isabelle.

Un signalement plus précis de l’homme à la DS noire n’a pu être obtenu, cependant on peut se demander, suite à la page 5, attends, voilà, si cette nouvelle affaire n’a pas un rapport avec celle de la petite Anaïs, treize ans, disparue trois jours plus tôt avec son jeune frère Arthur, dix ans, dans des circonstances similaires rappelant d’ailleurs le mystère des Abelines justement, jamais éclairci, ils n’éclairent jamais rien. Or pour ce dernier cas on possède le portrait-robot d’un suspect, fourni par une camarade d’Anaïs qui les aurait vus ensemble. Il s’agit d’un homme blond, corpulent et fumant des Kool, l’air d’un businessman selon le témoin, ça c’est plutôt chouette le ravisseur biznessman, un dispositif de surveillance est mis en place devant les établissements scolaires nous a déclaré le commissaire Eplouy ainsi que dans la région. Ces enquêtes seront vraisemblablement toutefois centralisées à l’échelon national, le nombre d’enfants disparus dans des circonstances mystérieuses et sans raison ne cessant de croître. Ce nombre, quel nombre ? comprenant d’ailleurs des fugues, comme entre autres à Toissy, le Bésilet, Cherres, Atony, tiens nous voilà enfin on occupe une place modeste, Bréteil, et les huit de Gèvres, merde huit d’un coup ça c’est génial, le même phénomène semblant frapper la province. La forêt de Saint-Firmin a été passée au peigne fin, sans résultat. On conserve l’espoir de retrouver les enfants vivants, bien que le fait qu’aucune rançon n’ait encore été demandée ne porte guère à l’optimisme. Les parents d’Isabelle et ceux de Claire qui vivent des heures d’angoisse depuis le jour fatal ont fait savoir bla bla bla bla retireraient plaintes si enfants rendues saines et sauves bla. Nous étions si heureuses a dit Madame M. Claire était notre lumière, elle devait bien se marrer celle-là, ben dis donc, 3 en français le mec.

 

 

Économie solidaire

Avec du pot, on tombait sur une ville un jour de marché, si possible sur la fin. Quand ils se mettaient à emballer, on traînait sur leurs talons, et on pouvait attraper : des oranges pourries, des tomates pourries, des bananes pourries, des poires blettes et même des blettes blettes, des pommes piquées des radis fripés des poivrons ridés des salades fanées des carottes ramollies du persil jauni du cerfeuil aussi parfois des fraises en bouillie, et même sur des trognons de chou il ne fallait pas cracher.

Ben a une mère végétarienne maniaque vertueuse et chiante, la preuve leur histoire, tenancière d’une boutique de produits purs comme elle. Ben a reçu d’elle bon gré mal gré un impressionnant bagage qui révèle à présent ses vertus de survie. Contrainte de suivre les conseils de sa mère, Ben se console avec la pensée que si celle-ci la voyait dévorer avec la peau un melon tapé ayant traîné dans la poussière l’huile et les microbes et abondamment arrosé d’insecticides, elle s’évanouirait d’horreur. Sara a une aïeule sorcière, elle sait comment soigner les blessures les morsures d’insectes même de serpents, elle peut cueillir les orties sans se piquer et elle sait que, une fois flétries, elles deviennent mangeables. Sara dit qu’on peut vivre sur la Nature Sauvage.

Sur les marchés, elles n’étaient pas seules. Là glanaient des vieilles, ça toujours. Mais aussi de plus en plus d’autres Migrants, pour cause de surveillance des supermarchés. On échangeait des tuyaux, sur où être bien reçu (malheureusement ce qu’on connaissait était plutôt derrière), et sur ce qui se mange. Un petit gosse entrait dans les arrière-cours des restaurants quand il en rencontrait, et visitait les poubelles encore à peu près fraîches. C’est fou ce qu’ils jettent les gens, on pourrait vivre rien que sur leurs restes, si seulement ils les mettaient à part dans des endroits propres, et pas mélangés avec des trucs dégueulasses. Mais ils ne veulent pas qu’on vive sur leurs restes.

Deux filles ramassaient des choux-raves, et tout ce qui pousse et est à portée, au besoin à travers des barbelés dans des jardins potagers. Sara leur enseigna les orties, ce qu’elles trouvèrent une aubaine car il y en a partout. Elles se partagèrent un bon demi-cageot de citrons moisis, elles étaient au courant des vitamines par des rêves. Ben mit les citrons dans son cartable qu’elle avait pris avec son cahier intime ; elles, dans leur voiture de poupée. Elles traînaient leur poupée avec elles, enfin si elles aiment ça. Elles avaient un signe, la main tendue ouverte, Ben et Sara l’adoptèrent. Elles étaient bronzées, ce qui montrait qu’elles n’étaient pas d’hier sur la route. Elles ressemblaient à des bergers bibliques, à part le landau.

Elles s’en allèrent chacune de leur côté. Les petits groupes n’avaient pas tendance à s’agréger (à part les bandes, ce qui est une autre vie). Quant à Ben et Sara, elles devaient rester seules. Leur vie était une chose spéciale, et à ne pas montrer. Elles étaient des maudites, ainsi les avait appelées la mère de Ben qui pourtant n’avait pas vu grand-chose, rien de répréhensible, mais elle voyait le mal partout. Très bien, qu’il y soit ! Rien ne serait arrivé si elle n’avait pas interdit à sa pure Bénédicte de revoir jamais cette, elle n’avait tout de même pas osé dire le mot. Être des maudites d’ailleurs était extraordinairement exaltant, elles ne regrettaient rien.

Donc elles s’étaient dit au revoir, les bergers et les maudites, elles se rencontreraient encore sûrement sur les chemins. Elles aussi allaient à la mer. À la mer, on pourrait peut-être vivre tous ensemble. Sous les pins, sur les plages. À la mer, tout le monde est toujours plus libre.

Christiane Rochefort