Rencontre avec les libraires du Banquet

« Vendre un livre est un geste très intime »

L’une est parmi les plus importantes librairies indépendantes de France, l’autre, adossée à une structure associative, sans doute parmi les plus petites. Ombres Blanches implantée dans une grande métropole régionale. Le Nom de l’Homme au cœur d’un territoire rural. Mais qu’on l’exerce à Toulouse ou Lagrasse, le métier de libraire est le même pourvu qu’on le considère avec l’exigence qu’il requiert.

En quoi consiste ce métier si particulier ? Comment lit-on quand on est libraire ? Comment partage-t-on ses lectures ? Et qu’est-ce qu’une librairie a de si essentiel ?

Pour Corbières Matin, Nicolas Vivès d’Ombres Blanches et Aline Costella, du Nom de l’Homme, se livrent au jeu de la double voix.

Corbières Matin : Lire c’est d’abord choisir. Comment naviguez-vous dans l’océan des livres publiés chaque année ?

Aline Costella : Les choix sont nécessairement subjectifs, mais cela n’exclut pas d’avoir exploré l’exhaustivité des sources ou au moins une bonne partie des sources disponibles sur l’actualité des publications. Ce travail ne concerne d’ailleurs pas que l’actualité mais également le fond qui est tout aussi important au Nom de l’Homme. Il faut suivre les auteurs et les éditeurs que l’on a déjà remarqués, lire les services de presse et procéder de la même manière pour la réédition de titres de fonds. D’autres sources sont la presse spécialisée et la presse grand public. Enfin il y a une spécificité au Nom de l’Homme qui reçoit de nombreuses demandes de recherches thématiques de clients ou à l’occasion d’événements extérieurs à la Maison du Banquet ou encore de la part de centres de documentation en milieu scolaire. Là, mon ancien métier de documentaliste m’est très utile car il s’agit de croiser les sources, grâce notamment aux outils numériques à notre disposition, pour trouver à la fois les livres de fond et d’actualité se rapportant au sujet traité.

Nicolas Vivès : Quatre-vingt mille nouveautés sortent chaque année… nous ne pouvons pas tout lire ! Ce n’est pas possible. Pour la seule rentrée, le chiffre passe pour la première fois depuis longtemps au-dessous des cinq cents mais cela reste tout de même près de cinq cents titres, ce qui est déjà faramineux… Quand on se retrouve devant cette montagne-là, on sait que l’on va forcément rater des livres. Mais en même temps, il s’agit d’établir une sélection de rentrée en présentant, comme nous le faisons à Ombres Blanches, une table de littérature avec cinquante titres possibles. Mais qui, entre fin août et décembre, est capable de lire cinquante livres ? Personne ! Un gros lecteur lira vingt, peut-être trente livres, c’est le bout du monde. Ce sont des paramètres incontournables, à partir de quoi nous faisons des choix. Nous faisons confiance aux éditeurs, parce que nous sommes sensibles à leur ligne éditoriale, comme c’est le cas par exemple de Minuit, Verdier, Sabine Wespieser, ou encore l’Olivier, et bien d’autres… Ils constituent la base de notre sélection. Et après, c’est la curiosité. Par exemple cette année, nous avons repéré cinq ou six premiers romans qui nous paraissent intéressants et qui vont figurer sur les tables de la rentrée. On aime aussi beaucoup travailler par étoilement, à partir d’un livre présenté dans le voisinage d’autres livres qui l’éclairent et l’enrichissent. Nous recherchons des cohérences à partir des bibliographies.

 

« Aller dans les recoins »

 

Comment prépare-t-on un évènement tel qu’un Banquet du livre ?

AC : Autant un choix peut être subjectif par nature, autant la préparation du Banquet exige d’être le plus objectif possible. Il faut d’abord travailler sur le thème et les sujets qui seront abordés. Durant le Banquet d’été, la librairie Le Nom de l’Homme ne propose ni les ouvrages des auteurs invités ni ceux directement liés au thème. Ils sont chez Ombres Blanches. Cela me permet d’aller dans les recoins, de m’attacher plus à tout ce qui est satellite et par là-même sous-jacent. En l’occurrence, cette année, « traquer les alternatives dans les replis de la fiction »[1] m’a incité à aller vers les nouvelles écritures, ce qui oriente vers des éditeurs comme Minuit ou Anacharsis qui sont mis en avant. Ces nouvelles écritures sont aussi présentes à travers des textes non fictionnels tels qu’on en trouve aux éditions du Sous-Sol par exemple ; ou encore les écritures qui abordent le monde qui nous entoure par le biais des cinq sens ; la poésie fiction après le récent succès du livre d’Antoine Wauters[2] ; l’autofiction, le réalisme magique etc. Une fois que ce corpus est constitué, je procède à des choix subjectifs parce qu’évidemment, il n’est pas question de tout présenter. J’aime bien procéder par analogie autour d’un livre pivot entouré de titres qui lui font écho.

NV : Un Banquet, c’est plusieurs mois de travail à plusieurs libraires, chacun dans sa spécialité. La librairie du Banquet, nous commençons à la préparer dans nos têtes dès que nous connaissons le thème. Puis c’est un travail de longue haleine, qui se fait essentiellement à partir des catalogues des éditeurs.

Comment lit-on en tant que libraire ? Est-ce que cette lecture-là a une spécificité et si oui, laquelle ?

AC : C’est en effet un exercice très différent de la lecture « classique ». Je l’ai moi-même éprouvée, cette différence, puisque je ne suis libraire que depuis six ans. Je lisais autrefois selon mes goûts personnels. Heureusement, ils étaient variés ! Depuis, c’est la technique et la vitesse de lecture qui ont changé. Je ne lis pas rapidement car, selon moi, c’est survoler et passer à côté de la langue. Mais lorsque je m’intéresse à un livre en particulier, j’en lis certaines pages lentement pour m’imprégner de la langue et du style puis je peux passer plus vite sur d’autres passages, ce qui ne veut pas dire que je ne les lis pas.

NV : La différence, c’est le temps que l’on accorde à la lecture. plus on mûrit dans la lecture professionnelle, plus on arrive à se faire une idée rapidement. En une heure de lecture, pour un livre de taille « normale », disons deux-cents, deux-cent cinquante pages, tu as ton argument. Tu n’es pas forcément obligé de le lire jusqu’au bout. Je sais que des confrères procèdent ainsi. Mais personnellement, j’ai beaucoup de mal avec ça. L’âge aidant, je ne fais plus trop la différence entre lecture intime et lecture professionnelle. Si un livre me plaît, je me focalise sur lui. Après, le choix procède d’un système d’élection. Je me souviens l’an dernier, par exemple, d’Ultramarins de Mariette Navarro, autrice dont c’était la première rentrée littéraire. C’est un livre qui a fait l’unanimité. Nous sommes cinq au rayon littérature d’Ombres Blanches, tout le monde l’a aimé, pas forcément pour les mêmes raisons, mais c’était le signe qu’avec ce texte, il se passait quelque chose. A partir de là nous avons déployé beaucoup d’efforts pour porter le livre devant le public et nous en avons vendu un très grand nombre d’exemplaires. Ce fut un grand succès ! Le problème, c’est que nous sommes énormément sollicités et qu’il est difficile de trouver le temps d’approfondir les choses. J’aimerais prendre six mois pour lire tout un auteur. Il a fallu hélas faire le deuil de cette lecture-là. On arrive cependant à s’y prendre autrement, en lisant petit à petit, en revenant à un auteur que l’on aime. On s’arrange avec les contraintes ! Alors oui, on rate des livres, des premiers romans que l’on n’a pas repérés, mais l’essentiel, c’est de les récupérer après coup et de les retrouver sur nos tables.

 

« Nous sommes des passeurs »

 

Est-ce que vous lisez en pensant déjà à un lecteur potentiel ? Comment partagez-vous vos lectures avec le public ?

AC : Je ne me pose pas immédiatement la question de savoir à quel lecteur en particulier tel livre peut s’adresser. Je me la pose plutôt au moment de placer le livre sur la table et le mettre en valeur. Ou alors lorsque j’ai devant moi la personne dont je connais déjà les goûts. Mais oui, on lit avec en tête l’idée de partage. Personnellement, de la lecture que je fais me reste une émotion et c’est cette émotion qui va m’aider à partager le livre avec le public de la librairie. L’expérience montre que si, dans le dialogue avec le lecteur, on va au-delà du simple renseignement en laissant percer une émotion de lecture, on partage plus de choses.

NV : Nous lisons parce que nous sommes des passeurs. Donc oui, en lisant, je pense déjà à certains lecteurs. Dans ce métier, il n’y a que cela qui me tient : savoir que je vais procurer une lecture plaisir à quelqu’un. Et quand la personne revient vers vous en disant qu’elle a beaucoup aimé le livre que vous lui avez proposé, c’est la plus belle des récompenses ! On est libraire pour vivre ces moments-là. Et ces lecteurs auxquels on pense en lisant, parce qu’on les connaît bien, ils nous servent aussi de testeurs. Tu leur demandes leur avis sur un livre et s’il plaît à tel ou tel, tu sais qu’il pourra plaire à tels autres dans le public de la librairie. Il y a là beaucoup de proximité. En fait, vendre un livre à quelqu’un est un geste très intime.

 

« Un lieu sûr »

 

Considérée comme non essentielle pendant le premier confinement, en quoi la librairie vous paraît au contraire essentielle ?

AC : En ce qu’elle est un lieu d’échange. A partir des livres, on peut débattre sur un très grand nombre de sujets. Il y a ici, à Lagrasse, une diversité incroyable d’échanges ! Et le livre demeure une valeur refuge par rapport à l’actualité immédiate car plus que jamais un terreau de réflexion, de connaissance et d’évasion.

NV : Le jour de l’attentat de Charlie Hebdo en janvier 2015 coïncidait avec la sortie de Soumission, le roman de Houellebecq. Ce jour-là beaucoup de clients sont venus à la librairie parce qu’ils avaient besoin de se retrouver dans un lieu pas anodin, un lieu sûr où chacun peut se ressourcer, où l’on apporte quelque chose de l’ordre de la pensée et de la réflexion. Cela nous a beaucoup touchés. Un autre exemple, en 2001. On se souvient qu’à Toulouse, dix jours après les attentats du 11-septembre, s’est produite la dramatique explosion d’AZF. Je ne travaillais pas ce jour-là. Ma compagne non plus. Nous n’habitions pas très loin de la librairie. Notre premier réflexe a été d’y aller. Et nous nous y sommes tous retrouvés, l’ensemble des employés, travaillant ou pas. Nous ne sommes pas qu’un commerce. C’est en cela que nous sommes essentiels. Une librairie est un lieu d’échange où la parole circule et un point de ralliement. Certains à Toulouse disent qu’Ombres Blanches est une université libre. C’est beau !

Comment abordez-vous la rentrée littéraire ?

AC : Le Nom de l’Homme n’est pas une librairie qui fonctionne à l’office. Cela signifie que nous ne proposons pas les livres le jour de leur sortie. Notre public, d’ailleurs, ne les demande pas. Il est patient et accepte d’attendre. Bien sûr, il s’informe sur l’actualité éditoriale mais il n’y a pas ici de ruée comme on peut en voir dans des librairies de ville. Je ne suis pas moins attentive à la rentrée, sachant que je ferai des choix en fonction du public de la librairie et de ses centres d’intérêt. Et un mois après la rentrée, les bibliothèques locales sont invitées à la librairie pour la présentation d’une sélection.

NV : Il faut s’être bien reposé pendant les vacances et être physiquement en forme parce que les livres, ça pèse et il y en a beaucoup ! La rentrée reste un rituel qui se reproduit chaque année et c’est un rendez-vous sur lequel les éditeurs comptent encore beaucoup. La presse est là. Nos sélections, nous les terminons aussi en fonction des livres qui sont mis en avant dans les médias. Objectivement, nous ne sommes pas très opérants sur les best-sellers, moins que ce qu’une librairie généraliste doit l’être, car nous gardons toujours à l’esprit qu’Ombres Blanches n’est pas une librairie généraliste mais la juxtaposition de plusieurs librairies spécialisées. Ici chaque libraire est spécialiste dans son rayon.

Que faites-vous quand vous êtes en vacances ?

AC : Je lis ! J’emporte les bouquins les plus épais, ceux que je n’ai pas le temps de lire quand je travaille.

NV : Un jour, un client m’interrogeait sur ce que j’allais lire pendant mes vacances. Et il s’est trouvé qu’à ce moment-là, je n’avais pas envie de lire. Mais j’étais très embêté de le lui avouer, alors j’ai répondu que j’allais sans doute relire un classique. En fait non… Maintenant je m’autorise à partir en vacances sans livre. Les vacances, c’est aussi ne pas lire !

 

[1] Cf. le texte de présentation du thème du Banquet publié dans le livret-programme.

[2] Antoine Wauters, Mahmoud ou la montée des eaux, Verdier. Ce livre a reçu le prix du livre Inter 2022.

 

 

Propos recueillis par Serge Bonnery

« Garder la pensée libre »

 

A quoi ou sur quoi veille un libraire ?

AC : A garder la pensée libre. Dans le domaine des essais, je veille à présenter non pas une pensée unique mais des livres qui ouvrent des perspectives. Les gens ne viennent pas chercher des réponses dans une librairie. Ils viennent formuler des questions et élargir le spectre de leur réflexion.

NV : Un libraire veille à la pérennité des catalogues. Le catalogue, c’est la base. On oublie facilement les livres. Il faut donc veiller au risque de leur disparition et revisiter sans cesse les catalogues. Les nouveautés passent mais à un moment donné, la nouveauté devient du fond. Et puis, un livre en appelle un autre. Nous recherchons toujours des voisinages entre les livres et nous passons notre vie à fouiller dans les catalogues.