Rencontre avec Jean-Baptiste Brenet

« Il n’y a de pensée que dans l’ouverture d’une voie vers l’universel »

 

Il revient cette année à Jean-Baptiste Brenet de clôturer le cycle des conférences du Banquet. Le philosophe y traitera du thème même de cette édition : « Demain la veille ».

Pour Corbières Matin, nous avons demandé à ce spécialiste de la philosophie arabe médiévale de revenir sur son dernier livre : Que veut dire penser ? (Payot & Rivages).

Renversant en philosophe le sens de la première question, Jean-Baptiste Brenet s’interroge : Pourquoi la modernité s’est-elle mise à penser ? Les philosophes qu’il étudie, arabes et latins, n’y sont sûrement pas pour rien.

 

Corbières Matin : Tout commence, au début de votre livre, par une absence troublante : celle du verbe pensare qui, soulignez-vous, ne se rencontre quasiment pas dans les textes des philosophes latins que vous étudiez. Que signifie ce manque ? Comment l’interpréter ?

C’est exact, le mot n’est pas si fréquent. Pour nommer l’acte de penser dont ils parlent tant, les scolastiques usent le plus souvent d’autres termes : intelligere, contemplare, estimare, cogitare, speculare, considerare, comprehendere, ratiocinare, concipere, iudicare, intendere, percipere, cognoscere, scire, etc. Mais pensare, fort peu. J’ignore la vraie raison de cette rareté, s’il en est une. Ce qu’on peut dire, c’est que pensare s’utilise plutôt dans le champ pratique, pour désigner – conformément à son étymologie – l’idée d’une « pesée », d’une appréciation, d’une évaluation entre deux partis. On « pense » là où ça balance, quand il s’agit d’agir bien, quand il faut faire, concentré, le bon choix. Les médiévaux, manifestement, n’ont pas jugé que cela constituait le trait exclusif ou principal de la pensée « théorique » (qui saisit le vrai, indépendamment de l’action), même s’ils l’estimaient aussi discriminante, critique. Cela montre la finesse de leur approche, leur attention à la complexité, à la variété de l’acte de penser (qui recouvre aussi bien une visée, qu’une abstraction, une représentation par concept, une contemplation, un assentiment, etc.) et, pour « coller » à cette variété, la richesse de leur vocabulaire technique.

Quoi qu’il en soit, la vraie question, historiquement la plus pertinente, serait peut-être l’inverse de celle que vous posez. Il ne s’agit pas tellement de savoir quel est le sens de ce manque dans la pensée médiévale, puisqu’il n’y a de manque que de notre point de vue, compte tenu de l’omniprésence du terme dans notre langage courant. On devrait plutôt se demander ceci : comment expliquer que notre époque moderne ait élu ce mot-là, « penser », alors que rien ne l’imposait dans la culture qui précédait ? Pourquoi s’est-on mis à nommer ainsi, presque exclusivement, l’acte propre de l’humain ? Pourquoi la modernité s’est-elle mise à penser ?

Selon certains analystes, nous serions entrés dans l’ère de la post-vérité, celle des fake-news, du mensonge d’Etat masquant mal des pulsions anti-démocratiques voire totalitaires, sans parler des théories du complot qui accompagnent l’état de confusion dans lequel nous sommes plongés, le tout démultiplié par la cacophonie des réseaux sociaux… La liste n’est pas exhaustive ! Tout ceci exigerait, à nouveaux frais, une remise à plat de la relation à la vérité, celle qui incombe au pouvoir politique et, plus intimement, à l’humain lui-même. Que peut, ici, la philosophie ?

Ce qu’elle peut, et avec quel succès, je n’en sais rien. Ce qu’elle doit, c’est faire son travail, inlassablement. Et c’est celui que vous dites : revenir, entre autres, sur ce qu’est le vrai, ses formes, ses avatars, ses masques, sur son sens, sur son histoire, sur son lien au pouvoir, etc. C’est de toute la philosophie, ici, qu’il faudrait parler.

« Penser, c’est comme voir »

Rappelant que, pour Aristote, « l’âme ne pense pas sans image », et que « penser, c’est comme voir », vous insistez sur « le rôle fondamental des images dans l’acte de penser ». Or nous vivons aujourd’hui au milieu d’une abondance inédite d’images, sans doute productrice de sens mais aussi de confusion. Comment l’acte de penser doit-il traiter cette prolifération ?

Sans doute peut-on faire de cette prolifération elle-même et de l’évolution de notre rapport aux images (à condition de le circonscrire, ce rapport, ce qui n’a rien d’évident) un objet de réflexion. De quoi est-ce le symptôme ? Quelle est la dérive éventuelle, la menace, ou tout simplement l’issue ? Et de quoi parle-t-on, pour commencer, quand on parle d’images envahissantes ? Vieille question : s’agit-il de « choses », qu’on saisit comme choses, comme des objets parmi d’autres, ou bien de « signes », qui ne valent que par leur référence ? Ce n’est pas la même demande, et pas le même problème. Cela dit, les images dont je parle – dans la tradition d’Aristote – ne sont pas celles qui obsèdent notre quotidien, jusqu’à la saturation. Ce ne sont pas (ou pas seulement, plus exactement) des images « visuelles », des choses sous les yeux, quelles qu’en soient les formes, les formats, ce sont toutes les traces (non seulement visuelles, donc, mais sonores, tactiles, gustatives, etc.) que laissent dans notre corps l’expérience du monde et à partir desquelles nous extrayons du sens. Il n’est pas sûr, de ce point de vue, qu’il faille parler de prolifération. Le corps, depuis toujours, s’offre aux affects, est traversé de tous côtés. Le monde, depuis toujours, est pour nous une prolifération d’images.

Vous posez avec Aristote la question de « l’innommable » en termes « d’écart entre l’absence de nom, ou son impossibilité, et la possibilité du discours, ou plutôt sa nécessité ». Comment cet écart peut-il être comblé ?

Il ne le peut pas, peut-être, mais sans qu’on doive s’en plaindre. Le discours n’est jamais qu’une approximation, littéralement, c’est-à-dire qu’une façon d’approcher au mieux « l’anonyme », ce dont le sens n’a pas de nom, pas qu’un seul nom, ou bien ne se ramasse pas tout entier dans la nomination. Ce n’est pas exceptionnel, du reste, comme si quelques réalités, seulement, y échappaient, y résistaient. En un sens tout manque de nom, et en même temps – c’est le paradoxe qui fait de nous des êtres parlant – requiert qu’on le nomme. On ne parle, on ne pense que dans cet écart, dans la tentative de sa réduction.

« Tout discours n’est peut-être qu’une paraphrase devant l’absence de nom », écrivez-vous encore : peut-on entendre là une définition de la littérature ?

Oui, c’est cela. Le nom – presque au sens magique, comme le chiffre de la chose – pourrait tout receler, tout dire, et il est absent. On glose, donc, on tourne autour de ce manque. C’est pourquoi l’écrivain cherche ses mots. Ou plutôt : il cherche le nom, le nom propre, et toutes ses phrases sont une lutte contre son échappement. Mais on le dit assez couramment, et ce n’est qu’un début d’idée. Ce que pourrait être la littérature, évidemment, ne se résume pas d’une phrase.

Le philosophe Averroès, détail du Triomphe de saint Thomas d’Aquin, 1470-1475, Benozzo Gozzoli. ©Getty – De Agostini

 

« L’autodidacte est l’homme de l’intuition »

Quant à la poésie, elle serait « la contemplation, dans le langage, de la puissance de dire », dites-vous avec Giorgio Agamben. Peut-on en déduire que la pensée aurait une dimension poétique ?

Oui je le crois, et je l’espère aussi. J’écris même que la pensée est une poésie générale. On peut l’entendre de bien des façons, et plusieurs me conviendraient, d’ailleurs, comme l’idée facile que la pensée façonne, qu’elle est une fabrique, qu’elle a sa matière, ses outils, son produit, et son style aussi, sa beauté, etc. Mais l’idée, ici, est un peu différente. Si la poésie est l’opération dans le langage qui consiste en quelque sorte à le suspendre, à le couper de sa fonction normale de communication pour contempler, non pas ce qu’il dit, mais ce qu’il peut dire, c’est-à-dire la puissance même de dire que n’épuise jamais aucun énoncé réel, de la même façon la pensée pourrait être, mais à plus grande échelle, une contemplation nécessaire de la puissance en-deçà de toute actualité : de ce qui peut être agi, en deçà de l’action, voulu en deçà du vouloir, vécu en deçà de la vie.

Dans un chapitre du livre, vous expliquez que « toute pensée requiert un autodidacte » et « un lieu susceptible d’un savoir spontané ». Qu’entendez-vous ici par autodidacte ? Et quel serait le lieu de la pensée inaugurale ?

Pour les auteurs arabes que je lis, l’autodidacte est l’homme de l’intuition, c’est-à-dire l’homme idéal capable de se passer de maîtres (humains, en tout cas) et de saisir de lui seul les principes de la vérité. Il ne les reçoit pas d’un enseignant, il peut les « voir » et les retrouver lui-même, du fait de son « naturel » exceptionnel. En cela, en effet, sa pensée est inaugurale, c’est-à-dire première, fondatrice, intégralement transparente, et non pas héritée, traditionnelle, objet de croyance plus que de certitude absolue. Tous les « intuitifs » ne se valent pas pour autant. Au sommet, pour les philosophes arabes, il y a le prophète, ce qui montre que « l’autodidacte », dans ces textes-là, se passe de maître humain, mais pas de Dieu.

Dans l’Andalousie du XIIe siècle, Ibn Tufayl, contemporain d’Averroès, imagine un enfant né par génération spontanée sur une île déserte et élevé par une gazelle au milieu des bêtes et de la nature. À cinquante ans, sans livre, sans instructeur, sans religion, mais porté par son génie, sa curiosité, son inventivité, il sera devenu omniscient. C’est là une autre figure de l’intuitif, plus humaine, qui insiste sur le temps nécessaire à la réflexion, sur le tâtonnement, l’expérience, une forme d’errance aussi. L’idée principale, en tout cas, est d’éviter ce que les arabes appellent le « taqlîd », l’imposition du sens, le fait d’avoir à l’accepter sans même le vérifier, sans pouvoir y assentir.

Quel est le lieu de cette pensée « inaugurale » ? Ibn Tufayl le situe sur une île. Je dirais volontiers, contre lui, qu’il doit être partout, ou disons dans « l’île » que chacune ou chacun peut ouvrir en soi. L’auteur soutient aussi que son autodidacte ne peut être entendu, qu’il doit renoncer (paradoxalement, puisqu’il est fondateur) à la transmission, à la raison publique, mais c’est au nom d’une anthropologie qui distingue nettement, définitivement, l’élite de la foule. Or il faut toujours penser, selon moi, contre un tel partage. De même, tout autrement qu’Ibn Tufayl, je crois que toute pensée, si c’est vraiment une pensée, est inaugurale, qu’il n’y a de pensée que dans l’inauguration, dans l’ouverture d’une voie vers l’universel, appuyée – dirait Averroès – sur les fantasmes propres à chacune et chacun.

Terminons cet entretien sur cette phrase de vous, aussi belle qu’énigmatique : « Le penseur est une méditerranée ». Qu’en dites-vous ?

J’écris cela parce que j’aime particulièrement cette mer, la méditerranée. Elle m’est familière, à la fois en surface et un peu dans ses profondeurs. Je l’aime comme espace de traversée, de communication, d’accueil, et je suis aussi écrasé – c’est notre détresse commune – par l’horreur des naufrages de migrants et des noyés. Dans le livre, en misant sur le lexique (la translatio, en latin, le naql, en arabe), je propose de concevoir la pensée comme « transfert » : non pas pour dire que le savoir se déplace, qu’on le traduit, etc. (ce qui est également indéniable), mais qu’il est lui-même un transport, qu’il faut le voir comme élaboration et motion continues du sens. Il est facile de jouer sur l’étymologie du mot, médi-terranée, qui évoque le milieu entre des terres, l’espace médian, l’intermédiaire. La pensée est bien de cet ordre, dynamique du sens, va-et-vient constant entre ces deux pôles que sont, entre autres, l’image d’un côté et le concept de l’autre. La pensée est cette énergie mobile, filante dans le chiasme, l’entre-deux du singulier et du commun.

 

Propos recueillis par Serge Bonnery

 

La veille : « Une forme de salut par l’intellect »

La conférence que vous prononcerez ce soir porte sur le thème du Banquet : « Demain la veille ». Dans quelle mesure penser, c’est veiller ? De quelle manière et sur quoi « vos » philosophes veillent-ils ?

Je prends d’abord la veille dans son sens banal, premier, celui d’avoir les yeux ouverts en journée, tandis qu’on ne dort pas. Et je dirais – en prenant la formule au sérieux – que cette veille-là procède de la « nuit », qu’elle en est issue, et que si l’on veut savoir mieux, par conséquent, ce que veiller veut dire, il faut savoir de quelle « nuit » nous sortons. L’attention que nous aurons, notre vigilance, notre garde, notre soin, tout cela – qui n’est peut-être rien que la pensée, en effet – dépendra de ce qui s’y sera manifesté, en bien ou en mal. Exemples : si la nuit, sans lumière, c’est la phosphorescence, c’est-à-dire la manifestation des lueurs propres des choses, veiller – ou penser – sera prendre soin de ce qui, sous l’écrasement du soleil, foudroie de soi seul ; si la nuit, dans le repos du corps, désigne une forme d’ultra-disponibilité mentale, de pleine ouverture à l’absolu (à Dieu, à l’infini, peu importe le terme), veiller désignera notre attention à cette puissance d’accueil (de l’étranger, du transcendant, du tout autre) et de son bouleversement ; si la nuit de l’homme, c’est la puissance qui précède son œuvre propre de penser, et que cette puissance, comme Averroès nous l’apprend, n’est pas d’emblée quelque chose de personnel mais une puissance commune, partageable, veiller consistera, sans la recouvrir, à la mettre singulièrement  en œuvre ; si la nuit, enfin, c’est la catastrophe, le désastre d’un déluge, d’une pandémie, d’une guerre totale, veiller ne pourra être qu’une tâche : celle de s’y soustraire et de se sauver. « Mes » philosophes, diversement, « veillent » tous à cela, veillent cela : une forme de salut par l’intellect.

Jean-Baptiste Brenet, repères

Jean-Baptiste Brenet le 6 août 2017 au Banquet d’été

Jean-Baptiste Brenet est né en 1972 à Marseille.
Agrégé de philosophie, il a obtenu son doctorat à l’Ecole pratique des Hautes Etudes sous la direction d’Alain de Libera.
Spécialiste d’Averroès, il enseigne la philosophie arabe à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne.
A créé et anime Les mardis de la philosophie arabe à l’Institut du monde arabe.
Parmi ses dernières publications :
Que veut dire penser ? Arabes et Latins (Payot & Rivages)
Robinson de Guadix (Verdier)
Dante et l’averroïsme, avec Alain de Libera et I. Rosier (Collège de France-Belles Lettres)
La philosophie arabe à l’étude (Vrin)
Je fantasme, Averroès et l’espace potentiel (Verdier)
Intellect d’Amour, avec Giorgio Agamben (Verdier).