Rencontre avec Yannick Haenel

« Je suis un inépuisable épuisé »

Entre septembre et décembre 2020, Yannick Haenel a publié sur le site de Charlie Hebdo des chroniques consacrées au procès des attentats de janvier 2015. Un an plus tard, dans Notre solitude, l’écrivain fait récit de cette expérience dont il dit qu’elle a « violenté » sa manière d’écrire.

Avant la conférence qu’il donne ce soir à 18 h à l’abbaye, Yannick Haenel revient pour Corbières Matin sur ce moment « où les vivants et les morts se rencontrent ». L’auteur de La solitude Caravage parle aussi de sa relation à la peinture dans laquelle il voit « une provision d’étincelles sensuelles ».

Yannick Haenel attend tout de la littérature. Il lui voue ses jours et ses nuits. Jusqu’à l’épuisement. Parce qu’à ses yeux, écrire est « le contraire de l’économie ».

Corbières Matin : Le 8 septembre 2020, sur le site de Charlie Hebdo, vous publiez votre quatrième chronique du procès des attentats de janvier 2015. Ce texte rend compte d’une journée à la limite de « l’inassimilable », au cours de laquelle sont diffusées les images de la tuerie perpétrée dans les locaux de l’hebdomadaire satirique et laïque. Vous consacrez les premières pages de Notre solitude à ce moment. On vous y voit à la sortie du tribunal, hagard, enchaînant les verres de Sancerre dans un café, face à l’écran noir de votre ordinateur : « En relisant les notes que j’avais prises durant la journée, j’ai compris qu’il n’était pas possible de raconter ce que j’avais vu… » Malgré tout, vous avez écrit sur cette journée. Il s’agissait, dites-vous, d’« endurer la tragédie ». Alors la question : comment dire, quand on se trouve face au gouffre de l’indicible ?

Yannick Haenel : C’est la question même de la littérature, son exigence, sa folie, sa noblesse : se confronter à l’impossible. Aller dans la nuit et voir ce qu’on ne peut pas voir, raconter l’irracontable. Je pense qu’écrire consiste à faire l’expérience, à travers le langage, de cela même qui se dérobe à la compréhension. Se contenter d’exprimer le possible relèverait de la communication, nous sommes des milliards sur terre à le faire à chaque seconde ; mais tendre vers l’impossible, c’est le commencement de cette expérience obstinée qu’on appelle la littérature. J’essaie de ne pas me satisfaire des phrases qui viennent trop facilement, je crois que j’aime quand la pensée se trouble : c’est là qu’on largue les amarres et qu’on approfondit la nuit de l’esprit. « Voilà ce que je vois et ce qui me trouble », écrit Blaise Pascal. On avance alors à l’intérieur d’un espace libre où tout du monde se donne ardemment entre vie et mort. C’est un feu qui ne se consume pas, il éclaire le gouffre. Lorsqu’on atteint cette intensité, ça se dit en termes poétiques, même si on peut en faire des romans ou des chroniques. Je ne sais si je parviens à dire cela — ce feu de l’aventure inconnue —, mais j’essaie d’en témoigner.

Il y a un autre moment, dans Notre solitude : celui où l’avocat d’un des accusés vous cite lorsque vous désignez son client comme « l’erreur judiciaire incarnée ». Voici que, de chronique à caractère littéraire, votre texte prend soudain, dans le prétoire, une dimension juridique. Quel effet a produit sur vous ce changement de statut ?

J’ai d’abord été décontenancé, car mes chroniques me semblaient s’écrire dans un espace annexe, qui n’avait rien à voir avec le droit et le tribunal, et qui était déjà la littérature ; je n’imaginais pas qu’elles puissent avoir de l’effet sur l’espace, à mes yeux sacré, du procès auquel j’assistais. Dans mon esprit, j’étais un spectateur, j’étais en dehors, même si j’écrivais quasiment en direct. Alors, lorsque les avocats de la défense ont commencé à me citer, je les ai soupçonnés un peu d’instrumentaliser mes phrases, car faisant partie de Charlie Hebdo, je devenais pour eux une garantie, un témoin de légitimité : je leur servais à innocenter leurs clients. Mais finalement j’ai savouré cette reconnaissance que le réel m’adressait : j’étais devenu en quelque sorte — vertigineusement — le narrateur du procès. Que la littérature puisse influer sur l’établissement de la vérité, c’était inespéré : quoi de mieux ? En un sens, et même si je n’en reviens pas, j’ai eu la preuve que la littérature influe sur le réel.

 

« Écrire est une dépense »

 

L’idée que vous aviez alors de la littérature s’est-elle trouvée bousculée par l’expérience du procès ?

Oui, ma manière d’écrire a été bousculée, et même violentée par cette expérience, mais c’est la moindre des choses : pour faire face au crime et à la détresse, j’ai été obligé d’ouvrir mon esprit à une empathie que je ne me connaissais pas — du moins pas à ce point. Je devais être capable de recevoir et de donner dans des proportions émotionnelles que je n’avais pas connues face à la page, sauf peut-être quand j’écrivais Jan Karski. Et puis cette zone d’opacité que le procès a ouverte dans mon esprit a nécessité une rigueur nouvelle, parce que j’avais une responsabilité (envers mes amis de Charlie, envers la vérité des faits, envers la justice), que je n’ai pas à ce point quand j’écris un roman. Enfin, j’ai découvert en moi, sur le plan de l’écriture, une possibilité nouvelle de déferlement : écrire dans l’urgence, chaque nuit de 4 heures du matin à 7 heures (heure où la chronique devait être publiée sur le site de Charlie), a déclenché une liberté torrentielle : passé les premiers obstacles, il m’arrivait d’écrire à 360 degrés.

Si l’on considère qu’il consiste à se saisir d’une situation pour en faire un objet écrit et en même temps, de se dessaisir de cet objet, n’y a-t-il pas un paradoxe dans l’acte d’écrire ? Anna Akhmatova disait que « nous sommes condamnés à dissiper, non à amasser ». Qu’en pensez-vous ?

C’est exactement ça : écrire est une dépense. Je suis un inépuisable épuisé. L’écriture, c’est la prodigalité, l’exubérance, la consumation des forces. C’est-à-dire le contraire de l’économie.

« Sortir de l’enfer, ne serait-ce pas soustraire sa vie, et avec elle la vérité de son âme et de son corps, à l’économie des ténèbres ? » Cette question, vous la posez dans La solitude Caravage. Comment y répondriez-vous aujourd’hui ?

C’est un combat de chaque instant pour rester indemne, c’est-à-dire non-damné. Il y a une part en nous qui échappe à l’emprise démoniaque, au poison des vicissitudes : quelque chose d’irréductible, qui a à voir avec le cœur. C’est là que je situe l’écriture : dans ce domaine de la résistance. Tout est devenu infernal sur notre planète, mais on peut encore trouver des nervures et y propager de la lumière. D’ailleurs, celle-ci ne doit être qu’indirecte, et diffuse : les grandes lumières sont aveuglantes et fausses.

« A mon seul désir » : tapisserie de la Dame à la Licorne. Yannick Haenel a repris ce titre pour son essai consacré à la série des tapisseries conservées au Musée de Cluny.

« La jouissance et la connaissance à la fois. Quoi de mieux ? » 

 

« Le monde est un nid de détails », écrivez-vous dans La solitude Caravage et vous ajoutez : « Ce qui n’est pas précis existe à peine, seule importe la minutie ». Quelque chose se noue, dans votre travail, entre écriture et peinture. Ce qui vaut pour celle-ci – faire exister par le détail – vaut aussi pour celle-là. En quoi la peinture vous est-elle inspirante ?

La peinture est une provision d’étincelles sensuelles. Elle donne à voir un monde de nuances. Déchiffrer ces nuances, les ouvrir, les déployer, c’est se mettre à vivre plus, à penser mieux, à étendre le domaine du vivable. Je ne cesse de regarder de la peinture depuis des années parce qu’elle nous tend une possibilité d’élargir notre regard. On ne cesse d’apprendre à voir, on ne cesse de s’initier au fait même de vivre. Ainsi, se rendre disponible aux tableaux est-il devenu chez moi, en même temps qu’une passion, un exercice. Après un livre sur le Caravage, après un deuxième, Déchaîner la peinture, sur Adrian Ghenie, un peintre contemporain, je suis en train d’achever la trilogie avec un livre sur la nuit que j’ai passée à Beaubourg, seul, avec des tableaux de Francis Bacon.

Mais vous attendez plus encore de l’art qu’un simple « donner à voir ». La sensualité affleure à tout moment dans vos textes. Vous écrivez à fleur de peau, avec vos « mille sens » ainsi que vous les dénombrez dans A mon seul désir où vous écrivez aussi : « Les phrases qui vous entrent soudain dans la tête (…) il faut les vivre… » Dans Notre solitude encore, vous racontez dans quelle circonstance hallucinante vous ingérez une page arrachée à une édition de poche du Procès de Kafka ! En réalité, vous semblez défier la littérature, la pousser hors ses murs, jusque dans une confrontation « à la vie à la mort »… Que peut, et jusqu’où, la littérature ?

J’attends tout de la littérature. Elle remplace pour moi la religion et la philosophie. Elle est le dieu, ou plutôt la déesse à laquelle je voue mes jours et mes nuits. Je ne pense qu’à elle. Elle m’accorde de vivre des expériences d’extase et de déchiffrement. Vous voyez : la jouissance et la connaissance à la fois. Quoi de mieux ? Je crois que la littérature peut nous mener très loin, là où plus personne ne se donne la peine d’aller. Mais il faut l’aimer sans relâche, ce qui est épuisant.

Solitude pendant le procès des attentats, solitude face aux tapisseries de La Dame à la licorne, solitude encore face aux tableaux du Caravage… Il n’y a pas plus écrivain que vous et pourtant, vous ne cessez de questionner la solitude. Qu’est-ce que ce paradoxe – mais en est-ce réellement un ? – dit de l’écrivain que vous êtes ?

Je m’implique toujours à fond, même pour la chronique hebdomadaire de Charlie, que je tiens depuis sept ans. Ce que je cherche, quel que soit le genre d’écriture (que je sois face à un tableau, assis dans un tribunal ou en train d’écrire un roman), c’est à approcher ce point de solitude qui est le nom secret, en chacun de nous, de la liberté. Cette solitude dont je parle sans cesse ne relève pas de l’abandon, elle n’est pas malheureuse ; au contraire, elle est ce qui cherche, pour le dire à l’ancienne, à faire se rencontrer l’âme et le corps. Giorgio Agamben parle très bien de leur « coïncidence aussi merveilleuse que désarmée ». Il l’appelle l’esprit, comme toute l’histoire de la philosophie. Je préfère parler de solitude. Je la vis comme une disposition à l’intensité. C’est grâce à elle qu’on se rend disponible à la dimension intérieure du langage. Lorsqu’on atteint à la solitude essentielle, lorsqu’on y touche (musicalement), la littérature commence : elle est la voix de la solitude.

Dans peu de temps, sera créé à l’abbaye publique de Lagrasse un Centre culturel de rencontre dédié aux « arts de lire ». Qu’attendez-vous, à titre personnel, de l’acte de lire ?

J’attends, en lisant, de reprendre vie. Proust parle quelque part de « comprimés de vie » : lire, c’est étancher sa soif et sa faim. Je vois la lecture comme quelque chose de plus grand qu’une pratique culturelle : c’est une activité spirituelle. En lisant, on renaît à chaque instant.

 

Propos recueillis par Serge Bonnery

La veille : « Un véritable acte politique »

 « Demain la veille », c’est…  

Le sens même de la politique, c’est-à-dire réveiller l’événement en s’y préparant. En temps normal, la veille précède l’événement. Mais nous ne vivons plus des temps normaux, notre époque est celle du krach planétaire (pas seulement économique, mais existentiel, mental) : ainsi, l’événement à venir consistera-t-il à faire advenir la veille, c’est-à-dire à enfin de nouveau retrouver l’attention. Ce sera un véritable acte politique, une conversion, une reconversion même. Et cela passe par un nouvel amour du langage. C’est-à-dire par la littérature, par la capacité à dire l’impossible — à désirer l’impossible plutôt que de « gérer » le possible.

Yannick Haenel

Yannick Haenel et quelques arbustes

Yannick Haenel est né en 1967 à Rennes.
Il coanime avec François Meyronnis la revue de littérature Ligne de risque depuis 1997.
Il a publié une dizaine de romans dans la collection L’Infini des éditions Gallimard, dont Cercle (Prix Décembre 2007), Jan Karski (Prix Interallié 2009), Les renards pâles (2013), Je cherche l’Italie (2015) et Tiens ferme la couronne (Prix Médicis 2017).
Il est également l’auteur de récits et essais sur l’art parmi lesquels A mon seul désir (Argol, 2005), La solitude Caravage (Fayard puis Folio, 2019) et Adrian Ghenie, déchaîner la peinture (Actes Sud, 2020).
Yannick Haenel est en outre chroniqueur à Charlie Hebdo. Deux de ses livres sont consacrés au procès des attentats de janvier 2015 : Notre solitude (Les Echappés, 2021) et Janvier 2015, le procès où sont réunis les chroniques et les dessins d’audience de François Boucq (coédition Charlie Hebdo-Les Echappés, 2021).
Les chroniques sont également à lire en ligne sur le site de l’hebdomadaire satirique (https://charliehebdo.fr/themes/proces-attentats/)
A paraître, un roman : Le Trésorier-payeur chez Gallimard (en librairie le 18 août 2022).