Rencontre avec Marielle Macé

« Il pleut des oiseaux morts comme il pleuvrait du sens »

Et si les oiseaux veillaient sur nous ?

En août 2020, pour Lire, lier qui, contrainte Covid oblige, n’était pas un Banquet du livre dans sa forme traditionnelle, Marielle Macé était venue parler, déjà, des pluies d’oiseaux et de ce dont elles sont le signe.

Une pluie d’oiseaux est aujourd’hui un livre publié chez Corti [1]. Marielle Macé s’y interroge : que nous disent les oiseaux et, surtout, que nous font-ils dire ? Elle traque leur présence moins dans le ciel à la manière des ornithologues que dans les textes littéraires et poétiques.

Dans l’urgence d’un été marqué au fer rouge du dérèglement climatique, les oiseaux se révèlent de puissants lanceurs d’alerte. Attirant notre attention sur l’état déplorable de la planète et les conséquences désastreuses de nos actes, ils nous enjoignent de repenser notre rapport au vivant. Ils ont un pouvoir pour cela, infaillible : l’émerveillement.

 

Corbières Matin : Votre livre commence par un paradoxe : on n’a jamais autant dénombré d’espèces d’oiseaux disparues ou menacées et pourtant, écrivez-vous, « les oiseaux reviennent ». Que se passe-t-il donc ?

Marielle Macé : Les oiseaux s’éteignent à grande vitesse : 30% ont disparu en 15 ans, tous environnements confondus. Au même moment pourtant, on se met à en parler de plus en plus, à y être de plus en plus attentifs et ça s’est accentué pendant les confinements. C’est justement ce regain d’attention, comme un emballement du désir de voir et d’entendre, de renouer des liens qu’on avait perdus, qui a été le moteur de mon travail. On se tourne vers les oiseaux alors qu’ils s’en vont, on les écoute alors qu’ils commencent à se taire et à nous dire qu’ils se taisent, on se renseigne dans des livres, on se cherche des souvenirs ou on en invente, on essaie d’apprendre à les reconnaître en vitesse, on consulte des tutos sur internet… C’est cette dissonance, cet effet de contretemps, qui m’a donné à réfléchir.

C’est aussi le sens du titre : Une pluie d’oiseaux, parce qu’il pleut des oiseaux sur la pensée, la littérature, les sciences humaines, sur les écrans, dans les musées, en même temps qu’il tombe très concrètement des oiseaux sur les champs, les plages, et sous les lignes à haute tension.

J’y rejoins la conviction qu’« une nouvelle histoire des sens vient de commencer »[2] : le monde vivant change, s’abîme, mais la façon de percevoir, de sentir, change elle aussi à l’ère de l’Anthropocène. Et je crois que la littérature peut accompagner cela.

Depuis les commencements, l’oiseau est inscrit dans l’acte poétique. C’est vrai pour les troubadours qui en font l’emblème de leur chant. Cela se vérifie encore dans la poésie contemporaine, comme votre livre en témoigne. Quelle question l’oiseau pose-t-il au poème ?  

Il lui pose la question du vivant, des façons qu’a le vivant de sonner, de chanter et de se faire entendre ; il lui pose la question de la beauté, de la dépense, de la merveille, de ce que la beauté fait au monde ; il lui pose enfin la question de la voix, du rapport entre la voix, la parole et la pensée : la question du langage en fait, rien de moins !

La poésie lyrique a été dès l’origine, avec la langue des troubadours en effet, un éloge obstiné du vivant, une sorte d’« écologie première » comme le dit un camarade philosophe et poète, le bien nommé Jean-Claude Pinson, née sous l’impulsion des oiseaux. Et l’on pourrait dire que le lyrisme s’est développé d’après l’oiseau, en courant après sa virtuosité et la grâce de son chant. Comme s’il fallait que la langue humaine, dans son travail le plus scrupuleux (c’est ça un poème) tire au clair cette chose-là : la présence de tant de beauté, de gaîté, de liberté, de tant de vie vivante, et ce que ça fait au monde, et ce que ça nous fait.

Mais justement le monde a changé. Et il ne s’agit pas de gazouiller dans un monde qui va mal, ou de se consoler auprès des « petits oiseaux ». Alors j’ai cherché à comprendre ce que devient le lyrisme maintenant que les oiseaux tombent. J’ai enquêté et réfléchi à la façon dont on serait capables d’inventer de tout autres manières de « parler nature ».

 

« L’émerveillement est moteur, c’est lui qui cause l’appétit de savoir »

Selon Leopardi, les oiseaux « connaissent précisément ce qui est beau » et « c’est cela qu’ils chantent ». Vous ajoutez : par son vol, par son chant, par son plumage, l’oiseau suscite « l’émerveillement et le désir ». En quoi cette faculté agit-elle sur notre perception du monde ? Et la présence de l’oiseau sur notre manière de l’habiter ?

Oui, il y a ce texte magnifique de Leopardi, l’Éloge des oiseaux, où le chant des oiseaux apparaît comme celui de la vie qui se célèbrerait elle-même, qui jouirait d’elle-même, toute en beauté. Cet éloge est un éloge des oiseaux loueurs, un éloge des oiseaux chantant la vie dont ils jouissent et dont ils savent jouir mieux que nous. Un éloge de l’éloge.

Je suis repartie de cette évidence : les oiseaux sont beaux, très beaux, ils chantent très bien. Leur chant fait rougir, disait Rimbaud. Bien sûr ils peuvent être aussi charognards, criards, paillards, mais patience ! Et c’est à une aventure perceptive et morale très particulière que nous sommes, par et devant cette beauté, conviés. Nous, en tous genres : ornithologues, citadins confinés, promeneurs, chasseurs, amateurs de volières… C’est important cette histoire de beauté, la beauté qu’ils installent dans le monde ; avec les oiseaux on ne peut pas en faire l’économie. Cela impose de faire droit aux émotions d’émerveillement et à la pensée, car c’en est bien une, qui vient avec elles. L’émerveillement, sa force d’évidence (evidentia, la clarté esthétique), c’est peut-être ce qui continue de nous brancher aux oiseaux, et par eux au monde vivant. L’intérêt pour les oiseaux fraie une sorte de chemin hors du tunnel qu’est la crise actuelle de la sensibilité. La possibilité d’un petit pas hors de cette crise de la sensibilité, puisqu’avec ces émotions peuvent venir quelques mouvements : d’affût, d’attention, de quêtes.

Et l’émerveillement n’est pas qu’une affection de poètes et de leur âme supposée tendre, voire niaise : il est moteur, c’est lui qui cause l’appétit de savoir, qui met en route l’attention, l’intérêt, et nourrit l’avidité d’observer. C’est au nom de ces émerveillements que les oiseaux ont été les sujets privilégiés de l’histoire naturelle, et les premiers animaux mobilisés dans les mouvements de préservation de la nature, c’est-à-dire de « sensibilisation » à l’écologie. Dans Habiter en oiseau, Vinciane Despret[3] a fait une place à l’admiration et à la joie dans l’élan de certains ornithologues (certaines surtout) pour les étudier et vouloir les comprendre. Elle a observé la manière dont des savants sont saisis par leur objet d’étude, et elle souligne que ce saisissement fait partie de la démarche scientifique, est une façon d’animer l’attention, de la cultiver, de l’intensifier. Elle montre que les ornithologues « impressionnés » sont les plus à même de développer une pensée généreuse et émancipatrice, c’est-à-dire de privilégier les hypothèses qui rendent les oiseaux intéressants. De dépasser les préjugés, d’en finir par exemple, comme l’avaient aussi fait les scientifiques femmes dans le domaine de la primatologie, avec la surévaluation de l’agressivité des comportements, de la propriété, ou avec le désintérêt pour le chant des oiselles.

Melchior d’Hondecoeter : Un pélican et d’autres oiseaux dans une mare

« L’évidence d’une amitié entre les humbles »

Si l’oiseau parle, il fait aussi beaucoup parler. L’oiseau exercerait-il quelque influence sur notre vivre ensemble ?

Oui, parfois. Une histoire m’a beaucoup impressionnée, celle de Robert Hertz, l’un des « pères de la sociologie française », qui a été tué au front en 1915. Car c’est aux oiseaux, avec les soldats de la Mayenne auprès desquels il combattait, qu’il a consacré sa dernière enquête. Au beau milieu des tranchées, il a collecté des dictons auprès de ses camarades, il a parlé avec eux, il les a écoutés, et il a compris que les oiseaux changeaient quelque chose à la conversation entre les hommes, il a mesuré leur rôle dans les calendriers paysans, mais aussi leur place d’instigateurs de rythmes sociaux, d’affections, de liens, de sens.

Hertz a envoyé du front, avec sa collecte, des lettres très émouvantes, où l’on voit combien s’intéresser aux oiseaux, c’était changer un peu de paysage, et surtout accentuer quelque chose d’une fraternité, d’un partage.

Ça n’aura pas encouragé Robert Hertz à se retrancher, ça l’aura conduit au contraire vers plus de solidarité, plus d’écoute, plus de présence à la situation humaine dans cette enquête très attentive à la langue des autres, à la finesse des savoirs populaires, leur finesse rythmique, discursive, éthologique, à leurs qualités sociales et environnementales. Et son enquête a fait du bien, momentanément, à tous les soldats. Des soldats réunis et plus que réunis : réattachés à eux-mêmes, à leur vie normale, à leur langue, à leurs gestes, à leurs champs, et aux autres.

Je me suis d’ailleurs beaucoup intéressée à cette place des oiseaux dans les cultures populaires, parce qu’il y a souvent, dans ces histoires de solidarité et de liens, l’évidence d’une amitié entre les humbles. Que ce soit l’élevage de pigeons ou de canaris dans le Nord minier, la passion du chardonneret à Alger qu’on attrape et qu’on encage pour faire entrer la beauté de sa musique dans la maison et s’inspirer de ses mélodies, le retour des oiseaux dans des récits de révoltes et d’enfermement, ou encore, apparemment beaucoup plus loin de nous, la place de l’oiseau et l’amour de sa petitesse dans le franciscanisme jusqu’à Pasolini.

Je viens d’une famille d’agriculteurs ; je n’ai pas grandi auprès des oiseaux, parce que justement ils étaient déjà très malmenés, mais j’ai grandi avec des gens qui se souvenaient très bien des liens qu’ils entretenaient avec eux il n’y a pas si longtemps. On a pu dire par exemple, et l’on retrouve cela dans les travaux d’immenses anthropologues comme Daniel Fabre ou Tina Jolas, que, jusque dans les années 1960, à la campagne, c’étaient les oiseaux qui « faisaient les garçons ». Grandir, c’était apprendre à faire des choses auprès des oiseaux : les connaître par leur nom, savoir grâce à eux le temps qu’il va faire ou l’heure qu’il est, imiter, dénicher, grimper, chasser, siffler…

Aspirant à une vision de l’écologie plus large que ses dimensions scientifique et politique, vous avancez l’idée d’une « écologie de l’écoute ». Qu’est-ce que cela signifie ?

Ce sont les confinements et tout ce qu’on y a entendu qui m’ont encouragée à ça. Pendant le « grand confinement », le paysage sonore a changé brutalement, surtout en ville. Les oiseaux n’avaient plus à s’époumoner pour se faire entendre, ils n’avaient plus à fuir la ville pour nicher en paix, ils se reposaient de nous et même à nous cela faisait du bien. On les entendait enfin et c’était comme un « rebranchement » soudain, inespéré et dissident, à un monde dont nous crevons d’être déliés. Pourtant les oiseaux continuaient de s’éteindre, les pathologies se multipliaient à la frontière hommes-bêtes, le saccage social et le mépris gouvernemental s’amplifiaient, pendant un temps on n’avait même pas le droit d’accompagner les défunts en terre. Le chant des oiseaux devenait indissociablement signe de vie et signe de mort. On ne connaissait toujours pas leurs noms, mais on voulait les entendre mieux et se faire croire que la pandémie avait au moins quelque chose de bon pour la planète. Peine perdue, c’est reparti de plus belle…

Ce n’est évidemment pas qu’il aurait fallu se boucher les oreilles, nier le bien que ça peut faire d’entendre un oiseau quand on est enfermé, car les oiseaux ont justement le pouvoir de nous faire du bien, de nous envoler un peu. Mais ce qu’il aurait fallu, c’est considérer tout le paysage, indissociablement social, intime, politique et écologique, pour nous demander ce qu’y « disaient » vraiment ces chants-là. Les oiseaux savaient « nous » consoler un peu de l’épreuve morale de l’enfermement ; mais ils savaient aussi accuser le saccage environnemental, et contester des rétrécissements inouïs. La présence des oiseaux était indissociablement signe de ces vies qui n’ont que faire de nous, signe muet de morts qu’on abandonne, signe d’une écoute possible, et signe de tout ce qu’on n’entend pas… Prendre tout ça ensemble, ce serait ça, une écologie de l’écoute.

 

« Sortir de la rainure humaine »

Il doit en outre entrer dans l’écologie, selon vous, « quelque chose d’une philia : une amitié pour la vie elle-même (…) un attachement à l’existence des autres formes de vie et un désir de s’y relier vraiment ». Est-ce là le glas de l’anthropocentrisme ?

C’est vrai, et c’est un grand désir de notre époque : « sortir de la rainure humaine », comme disait Francis Ponge, adopter la perspective d’autres espèces, d’autres positions sur la planète. La collection Biophilia[4], dans laquelle est publié ce livre, soutient cela : son nom dit, je crois, que l’écologie aujourd’hui ne saurait être seulement une affaire d’accroissement des connaissances et des maîtrises, ni même de préservation ou de réparation, mais aussi d’attachements réels.

« Or, voici que les oiseaux tombent… » Constat glaçant. Les pluies d’oiseaux existent. Vous en donnez de multiples exemples. De quoi sont-elles le funeste présage ?

Oui, il arrive régulièrement qu’il tombe du ciel des oiseaux déjà morts, qui s’abattent en masse sur une ville ou un champ. Je ne sais si ce phénomène s’est accentué, mais on y fait davantage attention, comme si c’était plus que tout de précipitations de ce genre que notre monde était devenu capable. La Bible parlait déjà de ces pluies animales, détaillant les plaies d’Égypte, mais leur surgissement fait signe aujourd’hui tout autrement : elles arrivent toujours comme un mystère, inquiétant, mal expliqué, mais un mystère qui tombe à pic, qui n’est que trop clair, qui dit ce qu’il y a à dire.

Il pleut des oiseaux morts ici comme il pleuvrait du sens et des avertissements, comme il pleuvrait des dieux. Comme dans la pensée médiévale, quelque chose part de leurs petits corps, quelque chose qui voltige dans l’air pour venir au contact de notre œil et de notre pensée.

J’ai passé l’année à Rome, et j’ai appris que le 1er janvier 2021, les rues de la ville au petit matin étaient jonchées d’oiseaux morts, sans doute à cause des feux d’artifice lancés par les habitants, bien que ces feux aient été cette année-là interdits du fait du confinement. J’ai regardé des témoignages sur Youtube, et les images sont franchement sinistres ; on voit un chauffeur de taxi s’avancer effaré sur la via Cavour : « Ucelli morti, m’è passata la gioia ». C’est presque trop clair : des citadins tentent en pleine pandémie de renouer en hâte avec un peu d’allégresse ; ils bravent le couvre-feu dans une ville à peu près désertée, ils font exploser des feux pour eux-mêmes, comme des enfants désobéissants qui ont un grand besoin de bruit et de lumières ; mais ça ne fait qu’assourdir, ça n’illumine rien, ça sent mauvais, ça ne ramène aucune vie, ça provoque même pour les oiseaux du ciel des peurs, des collisions et des crises cardiaques en plein vol…

 

« Que parler ne participe pas d’une pollution de plus… »

Revenons aux mots du poète George Oppen qui sonnent comme un appel à « ouvrir une fenêtre et dire, voyez, un monde existe ». Oui mais… comment dire ? Vous appelez, vous, à « entrer pour de bon dans une écologie de la parole » et théorisez pour cela un nouvel art poétique qui repense la question : comment dire – et il faut désormais ajouter avec vous – dans un monde abîmé ?

Je m’inscris dans ce mouvement qui fédère beaucoup de gens et beaucoup de domaines de connaissance aujourd’hui, celui qui réclame que la pensée ouvre les fenêtres, qu’elle respire, qu’elle s’intéresse aux paysages, aux rives, aux bêtes, aux ciels, aux sous-sols… Mais la particularité de mon travail, avec d’autres, est de projeter dans ce débat l’attention réelle à la langue, et même l’appel à ce que je regarde comme notre responsabilité de vivants parlants. Parce que je suis convaincue que la parole relève elle aussi de nos responsabilité écologiques[5]. Il y a quelque chose, dans l’exercice même du langage, qui peut participer de la contamination comme de la santé de nos milieux de vie, de nos espaces publics, de nos environnements. Et il faudrait que parler ne participe pas d’une pollution de plus, d’une dégradation de plus, d’une souillure, d’une rupture de plus avec l’espace commun. La parole peut constituer une forme d’attention, un soin de soi et du monde, une possibilité de reliaisons, elle peut accompagner les métamorphoses et les luttes, mais seulement si on s’en donne vraiment la peine. Et c’est là précisément que s’impose pour moi l’effort littéraire.

L’anthropologie nouvelle, « l’anthropologie au-delà de l’humain », réclame de nouveaux récits, qui élargissent le spectre des personnages et des points de vue, racontent des rencontres et des collaborations entre espèces, entre hommes et loups, entre hommes et champignons… Mais je crois qu’elle a aussi besoin d’une grammaire, pour vraiment qualifier des relations, dans leur pluralité, leurs surprises, leurs ambivalences.

La grammaire m’apparaît, dans la langue, comme le milieu même des relations : on peut regarder les phrases comme des écosystèmes de liens, des états d’existence et de coexistence réfléchis dans des scènes syntaxiques. En sorte que prendre soin de nos phrases, ce sera dire et savoir par quel bout, par quel maillon on est accroché, et à qui, et comment ; et de qui et de quoi décroché, libéré ou privé ; et à qui mal attaché, de qui donc décrocher au plus vite… Ce qui se met à compter, ce sont moins les mots qui nomment les choses que les phrases qui les mettent en rapport. Et les poèmes donnent ici une leçon.

 

« De la vie pousse dans les livres »

Une pluie d’oiseaux est un livre qui doit beaucoup à la lecture. Vous vous référez à une abondance de livres dont la lecture a nourri votre propre écriture. Mais il y a aussi la lecture du vol des oiseaux, les signes qu’ils dessinent dans le ciel. En quoi consiste, selon vous, l’art de lire ? Comment déborde-t-il l’espace du livre au-delà duquel se déploie une lecture du monde ?

En même temps qu’Une pluie d’oiseaux est reparu un livre que j’avais publié une première fois en 2011 et qui m’avait conduite au Banquet (c’était ma première invitation !) : Façons de lire, manières d’être[6]. C’était une réflexion sur tout ce qui se passe quand on lit, et tout ce qui peut continuer d’advenir une fois les livres refermés, quand on les porte avec soi, au fond des poches ou dans la mémoire. Parce que cette affaire de la lecture ne s’arrête pas à la dernière page : de la vie pousse dans les livres et par la lecture, on y transforme son accès au monde, on tente d’autres liens, d’autres gestes, d’autres rythmes, d’autres communautés, d’autres façons de se tenir dans le temps, d’habiter, d’agir, de désirer. Je suis convaincue que la littérature ne nous détourne pas de la vie, mais y ouvre des pistes, des brèches, des voies possibles. On exerce aussi en lecteur ce que Pavese appelait « le métier de vivre ».

Une pluie d’oiseaux est aussi un livre de livres : une grande volière de citations, de références. Ce n’est pas un livre d’ornithologue, mais une enquête sur toutes les relations, les attachements, que les cultures humaines entretiennent et pourraient réinventer avec les oiseaux. Parce qu’on est attachés à eux par des gestes, des émotions, des habitudes, mais aussi « par la langue », si je puis dire : les oiseaux peuplent aussi les livres, ils volètent un peu partout dans les récits et les bibliothèques, dans les abécédaires, les mythes, les dictionnaires, la linguistique, la poésie. L’ornithologie est même née comme une passion des mots.

 

Propos recueillis par Serge Bonnery

 

[1] Dans la collection Biophilia.

[2] Cf. Svetlana Alexievitch, La Supplication, J’ai Lu.

[3] Actes Sud, collection Mondes Sauvages.

[4] Collection créée par Fabienne Raphoz aux éditions José Corti

[5] Cf. Marielle Macé, Parole et pollution. AOC, 2021.

[6] Gallimard, 2011.

Demain la veille : « Un énoncé de poète »

 

C’est un titre magnifique, un titre de guetteurs, épris d’attention, qui réclame la vigilance et l’exerce déjà, et qui prévient qu’on ne détournera pas les yeux, comme un avertissement aux ennemis, les inattentifs. Il m’a fait penser à d’autres titres : celui d’un essai de Pierre Pachet, Aux aguets, ou d’un recueil de Michaux, Façons d’endormi, façons d’éveillé. C’est un véritable énoncé de poète, j’aurais bien aimé être là pour le partager (Retenue par d’autres obligations, Marielle Macé n’est pas présente au Banquet du livre cette année).

Marielle Macé, repères

Marielle Macé et les oiseaux, en 2020 dans le parc de l’abbaye de Lagrasse

Marielle Macé est née en 1973 à Paimboeuf (44).
Normalienne, agrégée de lettres, elle est directrice de recherche au CNRS, et était cette année pensionnaire à la Villa Médicis (Rome).
Parmi ses ouvrages : Façons de lire, manières d’être (Gallimard, 2011) / Styles : critique de nos formes de vie (Gallimard, 2016) / Sidérer, considérer : migrants en France (Verdier, 2017) / Nos cabanes (Verdier, 2019) / Une pluie d’oiseaux (José Corti, 2022).