Rencontre avec Jean-Claude Milner

« Être, sans relâche, sur le qui-vive »

« Je vous passe le témoin de la vigilance » : le 12 août 2021, Jean-Claude Milner terminait par cette injonction la conférence qu’il annonçait comme sa dernière au Banquet du livre. Dans son prolongement, le livre La destitution du peuple vient de paraître aux éditions Verdier. Où Jean-Claude Milner continue d’interroger l’aujourd’hui et « d’écrire la politique ». Pour Corbières Matin, le voici mettant en question les couples souveraineté-décision et démocratie-délibération, pointant les dangers de « l’illusion identitaire » et de la dépolitisation, interrogeant les arts de lire indissociables selon lui des arts d’écrire et s’inquiétant, à nouveaux frais, de la vie intellectuelle en France.

Penseur de l’intranquillité, Jean-Claude Milner met en garde contre la pensée… « qui ne pense plus du tout ».  

 

Corbières Matin : Un an après votre conférence du 12 août 2021 et passée la séquence électorale majeure que la France vient de traverser, la menace de destitution du peuple s’est-elle aggravée ? Si tel est le cas, qu’est-ce qui pourrait sauver sa souveraineté, si tant est qu’elle puisse l’être ?

Jean-Claude Milner : Je ne dirai pas que la menace se soit aggravée, mais je ne partage pas la conviction qui s’exprime, des deux côtés de l’opposition parlementaire : le peuple aurait reconquis de sa souveraineté en affaiblissant l’exécutif. J’ai connu la IVe République et j’ai étudié la IIIe ; j’en ai conclu qu’il fallait absolument rejeter la croyance selon quoi les assemblées élues représenteraient le peuple mieux qu’un individu élu, au suffrage direct, pour une durée déterminée. Tout prouve le contraire.

Il faut se souvenir que la souveraineté s’exprime par des décisions ; tout ce qui entrave la prise de décision, attente à la souveraineté. La souveraineté du peuple ne fait pas exception : s’il se confirme que la nouvelle Assemblée Nationale se satisfait de faire entrave à tout, alors la souveraineté du peuple sera bafouée. Oui, mais, s’écrie-t-on, on peut de nouveau discuter. Ne confondons pas les choses. Dans une république qui se veut expression légale de la démocratie, il est légitime que la délibération impose sa temporalité ; la Révolution française a montré qu’un pouvoir exécutif peut délibérer avant de décider (je pense au Comité de Salut public) et qu’une assemblée délibérative peut, elle aussi, décider (je pense à la Convention). Mais j’observe que les commentateurs actuels n’évoquent jamais la délibération ; à sa place, ils vantent la négociation. Symptôme inquiétant s’il en est : la délibération prépare la décision et concourt à l’exercice de la souveraineté ; la négociation politique repousse la décision autant qu’il est possible et ralentit l’exercice de la souveraineté du peuple, quand elle ne l’annule pas définitivement.

 

« Les puissants attendent que rien ne contribue à la clarté et à la distinction »

 

On a tout entendu, notez-vous, dans les mouvements protestataires de ces dernières années tels que Gilets jaunes, « antivax » ou anti-passe sanitaire : « retour en force, dans l’espace public, de mots anciens tels que liberté, droits, démocratie, dictature, république », mais aussi « insultes raciales, proclamations antijuives et menaces de mort ». De quoi cette « contradiction insoutenable » est-elle le nom ?

A la source, je placerai l’illusion identitaire. Celle qui s’exprime dans cette formule que j’ai entendue dans la bouche d’un gilet jaune : « Nous sommes la majorité » ou dans la proclamation d’un homme d’Etat chevronné : « La République, c’est moi ». Le protestataire ne raisonne pas en termes de représentation : « je représente le peuple » ; il raisonne encore moins en termes d’appartenance : « j’appartiens au peuple ». Il pose une identité : « je suis le peuple », puis regardant autour de lui, projette son moi en groupe : « nous sommes le peuple ». A l’issue d’une telle opération, il a, comme le baron Frankenstein, refabriqué le peuple à partir de ses propres préjugés personnels, de ses hantises, de ses connaissances et de ses ignorances. Le groupe protestataire, si nombreux qu’il soit, ne fait qu’additionner ces multiples projections individuelles.

Mais pourquoi l’illusion identitaire a-t-elle pris autant d’importance ? Il ne suffit pas d’invoquer le narcissisme ou l’amour-propre. Ni Freud ni La Rochefoucauld ne suffisent ici. Il faut mettre en cause la politique. Le peuple et sa souveraineté sont des entités strictement politiques ; elles ne relèvent ni de la psychologie des foules, ni de la sociologie, ni de l’histoire des mentalités. Or, une donnée de fait s’impose à l’observateur : la dépolitisation de l’opinion. Rien n’est fait pour qu’elle comprenne ce qu’est la politique, tout est fait pour qu’elle ne comprenne pas. De l’école, de la presse, du livre, les puissants attendent que rien ne contribue à la clarté et à la distinction. En ce qui concerne l’école, on sait que le programme de dépolitisation a été élaboré de longue date, puisqu’il remonte à la IVe République ; afin d’obtenir le résultat recherché, on s’en est pris, dans l’ensemble et en détail, aux savoirs propres à favoriser une pensée libre. En ce qui concerne la presse, elle s’est soumise d’elle-même au primat de la post-vérité. En ce qui concerne le livre, la loi d’airain du marché suffit à ses difficultés. Le nombre des individus dépolitisés ne cesse de croître ; l’incohérence des propos reflète mécaniquement cette situation, que leurs auteurs protestent, contestent ou applaudissent l’ordre établi.

Dans la Destitution du peuple, j’ai commenté la situation française ; j’ai aussi commenté la situation états-unienne : l’attaque contre le Capitole illustre la même illusion identitaire qu’en France, entre les anonymes qui croyaient « être » le peuple et l’autocrate de la Maison Blanche qui reprenait, à son seul profit, la même affirmation d’identité. Depuis, la Cour suprême a entrepris de mettre en évidence les risques d’une identification analogue : « Nous sommes la Constitution, laisse-t-elle entendre, et le peuple qui l’a proclamée s’est, en la proclamant, voué lui-même au silence ». Où l’on voit que l’expertise raffinée marche du même pas que l’ignorance.

Attribué à Jacques Louis David (1748-1825). « Le Serment du Jeu de Paume, le 20 juin 1789 ». Huile sur toile. Paris, musée Carnavalet. « Un événement tel que la Révolution réclame d’être indéfiniment relu… »

 « Lire, c’est s’attacher au détail comme porteur de puissance »

 

La Maison du Banquet et des générations laisse place, dans l’abbaye publique de Lagrasse, à un Centre culturel de rencontres dédié aux « arts de lire ». C’est au linguiste qui a lui-même fait de sa vie un « art de lire » que la question s’adresse : qu’est-ce que lire ?

De même que nous ne pouvons écouter que parce que nous pouvons parler et réciproquement, de même nous ne pouvons lire que parce que nous pouvons écrire et réciproquement. Se dédier aux « arts de lire » implique qu’on s’ouvre aux arts d’écrire. Si, comme je le crois, il faut lire la politique, je crois aussi que, pour la lire, il faut se mettre en position de l’écrire. Autrement dit, la question « qu’est-ce que lire ? » engage la question « qu’est-ce qu’écrire ? ».

Un texte ? Une image fixe ou animée ? Quelles attentions particulières mobilisent ces deux objets de lecture ?

A la suite de Daniel Arasse, spécialiste de la peinture, j’ai promu le détail. Mais le concevais-je comme il le faisait ? Peut-être pas.  Reste néanmoins l’analogie de la relation détail-ensemble. La lecture se situe au cœur de cette relation. Lire, c’est s’attacher au détail comme porteur de puissance et le propre du détail consiste en ce qu’il puisse toujours échapper. Lire, cela commence donc par situer les lieux où ça s’échappe.

Les images ne s’échappent pas de la même manière que les écrits. Suivant qu’elles sont fixes ou animées, elles ne s’échappent pas non plus de la même manière. L’évident peut tout autant y contribuer que le dissimulé ; le permanent, tout autant que le fugitif ; bref, le détail répugne à se laisser saisir par une méthode et des classements. Où l’on retrouve l’attention flottante de Freud. Je l’avais notée chez Jean-Louis Comolli. Mais l’attention flottante est aussi une attention en éveil constant. A cet égard, la lecture du texte écrit, l’écoute du discours oral, la contemplation des images fixes ou animées obéissent au même principe : être, sans relâche, sur le qui-vive.

Vous êtes l’un des initiateurs d’un intérêt nouveau porté, non plus à la lecture mais à la relecture d’événements historiques. Qu’est-ce qui est en jeu quand on se donne pour tâche de relire un moment clé de l’histoire, comme vous l’avez fait pour la Révolution française ?

Un événement tel que la Révolution réclame d’être indéfiniment relu ; moi-même, je me rends compte que je suis loin d’en avoir fini avec cette tâche. Je dirai la même chose de l’épisode de 1940, dont je constate que personne n’en a déchiffré véritablement le texte abominable. Je pourrais citer d’autres exemples. Plus généralement, je considère qu’il faudrait lire la France elle-même, la lire comme un texte indéfiniment raturé et défiguré par le mensonge ; autant les Etats-Unis, leur naissance, leur développement, leur devenir occupent les Etats-uniens, leur cinéma, leurs séries télévisées, leurs romans, autant la France, en tant qu’objet d’observation, est ignorée des Français. Ces derniers ne savent rien de leur propre pays et, au nom de cette ignorance, se croient en droit d’ignorer tous les autres. Relire les événements passés, certes, mais relire aussi les institutions en vigueur. Ce que j’avais tenté pour l’école, autrefois, il faudrait le refaire, puisqu’elle a changé du tout au tout ; ce que j’ai brièvement signalé à propos de l’autorité judiciaire ou du pouvoir administratif ou de l’armée ou des corps intermédiaires, il faudrait le développer. Je n’en aurai pas le temps ; à d’autres de s’y employer.

 

« La pensée qui ne pense plus l’inégalité, ne pense plus du tout »

 

Depuis Barthes, nous savons ce qu’il en est du « plaisir du texte » dans son rapport charnel au langage. Du point de vue du « je » lecteur, qu’en est-il du plaisir de lire ?

Le merveilleux texte de Proust, intitulé « Journées de lecture », touche au plus juste. Il relie la lecture aux instants que l’on vole au temps contraint. Temps contraint par les puissances extérieures, famille, école, etc. Ce plaisir de lire, je l’ai connu, mais il a disparu avec l’enfance. Car un jour vint pour moi où la lecture s’inscrivit dans le temps contraint, au lieu d’y échapper. La contrainte ne venait plus de l’extérieur, mais de moi-même et d’une curiosité dévorante. Dès cet instant, le plaisir s’évapora. Il fit place au besoin. En mettant le plaisir en avant, Barthes parle pour lui-même ; je ne crois pas qu’il parle pour tous, pas plus que moi quand je promeus le besoin du texte. Le besoin certes est aussi charnel que le plaisir, mais pas de la même manière.

« Là où la société règne, toute pensée s’éteint » : vingt ans après la publication du livre où est dressé ce constat, Corbières Matin brûle, en conclusion de cet entretien, de vous poser à nouveau la question-titre : existe-t-il une vie intellectuelle en France ?

Ma réponse sera négative. Elle va de pair avec le constat de dépolitisation que je dressais à l’instant. Je reviens sur ma déclaration, « là où la société règne, etc. ». Pour l’éclairer, je me permettrai une précision lexicale. Du mot société, on a tiré l’adjectif sociétal ; il n’a qu’une seule utilité, par opposition à social, plus ancien et autrefois plus usité. Sociétal fait l’impasse sur l’inégalité. Alors que le social place l’inégalité au premier rang des rapports sociaux, le sociétal veut pouvoir parler de la société sans avoir à partir de l’inégalité. Il peut bien entendu évoquer celle-ci, mais pas d’emblée et, souvent, la question n’est pas soulevée. Or, il ne fait pas de doute qu’aujourd’hui, le sociétal donne l’alpha et l’oméga de la gestion politique. Cela revient à annuler la politique, puisque celle-ci part de l’inégalité, soit pour tenter de la supprimer, soit pour la rendre supportable sans la supprimer, soit pour l’accentuer au risque de l’insupportable. Mais la pensée qui ne pense plus l’inégalité, ne pense plus du tout. Là où règne le sociétal, la pensée s’éteint.

 

Propos recueillis par Serge Bonnery

Veiller « dans l’entrechoc des mots »

Dans « Demain la veille »…  J’entends l’entrechoc des mots, qui saisit l’aujourd’hui entre la veille et le lendemain. On comprend du même coup que demain ici n’annonce pas un éloignement indéfini – demain, on rase gratis, mais l’immédiateté d’une tâche à commencer dans l’instant. Quant à la veille, je préfère penser au refus de l’endormissement. J’ai le sentiment que tout nous incite à y céder. Soit parce que trop d’événements se répètent en boucle, soit parce que trop d’entre eux sont insoutenables. Entre la monotonie de la paix et l’irruption de la guerre, on peut se laisser tenter par le sommeil. Par ennui ou pour échapper à l’horreur. C’est à cet absentement que s’oppose la veille. Plutôt qu’un état de veille, j’y reconnais une activité : celle des forces qui, en nous, s’opposent à la somnolence. Lire, parler, réfléchir, passer à l’acte, la liste est ouverte.

Jean-Claude Milner, repères.

Le 13 août 2020, pendant le cycle « Lire, Lier » qui prit la place du Banquet pour cause de pandémie.

Jean-Claude Milner est né à Paris en 1941. Élève de l’École normale supérieure de 1961 à 1966, il a suivi les séminaires de Roland Barthes, de Louis Althusser, de Jacques Lacan. Après un voyage aux Etats-Unis, où il s’est familiarisé avec les recherches de Noam Chomsky, il a enseigné la linguistique à l’université de Paris VII – Diderot et a dirigé le Collège international de philosophie de 1998 à 2001.
Militant du mouvement maoïste La Gauche Prolétarienne de 1968 à 1971, il se rapprocha de Benny Lévy. Après une interruption, leur relation reprit au cours des années 90. Jean-Claude Milner rejoint les éditions Verdier où il publie Constat dès 1992 avant de fonder, en 1999, la collection Philia. Il publiera une vingtaine d’ouvrages chez Verdier. Parmi les plus récents : La destitution du peuple (2022), Relire la Révolution (2016), L’universel en éclats (2014), Le sage trompeur (2013), Clartés de tout (2011), La politique des choses (2011).
Jean-Claude Milner a également publié des essais au Seuil, chez Grasset et aux Presses universitaires de France. Sa bibliographie complète est disponible sur le site des éditions Verdier (https://editions-verdier.fr/auteur/jean-claude-milner/)
Les captations vidéo de ses conférences au Banquet du livre sont archivées depuis 2010 sur le site de Corbières Matin (http://www.corbieres-matin.fr/index.php/archives-de-corbieres-matin/)