Rencontre avec Christophe Pradeau

« La littérature sert à habiter plus librement le monde »

En août 2017, sous la halle, Patrick Boucheron et Mathieu Riboulet se donnaient la main dans une forme renouvelée des Conversations sur l’histoire. Où le romancier lançait une proposition reprise, telle une balle au bond, par l’historien. Mathieu Riboulet n’avait pu mener l’expérience à son terme, contraint par la maladie à une hospitalisation urgente. Il décédait quelques mois plus tard, le 5 février 2018.

Les interventions de Mathieu Riboulet et Patrick Boucheron sont désormais réunies, aux éditions Verdier, sous le titre Nous sommes ici, nous rêvons d’ailleurs [1], livre qui se veut « l’archive d’une parole ». Christophe Pradeau en a signé la préface.

Nous lui avons demandé de revenir, pour Corbières Matin, sur ce moment intense du Banquet du livre. Et rejoignant la question de « l’ici » posée lors des Conversations, Christophe Pradeau nous parle de sa relation intime aux lieux telle qu’elle s’écrit dans ses propres romans.

Corbières Matin : Lors du Banquet du livre d’été 2017, vous avez été témoin du dialogue entre Patrick Boucheron et Mathieu Riboulet. Qu’avez-vous gardé de ce moment ?

Christophe Pradeau : Ces Conversations sur l’histoire sont restées associées pour moi à un mot prononcé par Mathieu Riboulet, au tout début de sa première intervention, lorsqu’il a été interrompu par des auditeurs qui avaient du mal à l’entendre, car sa voix se prêtait mal aux prises de parole sous une halle. Ce mot, « Evidemment… », prononcé dans un souffle, à voix si basse que beaucoup sans doute ne l’ont pas entendu, disait la difficulté qu’il y avait à être là, simplement là, pour quelqu’un qui luttait comme lui contre la maladie. Or, cette difficulté entrait en résonance avec l’objet de sa réflexion. Mathieu interrogeait, en guise d’amorce, cette phrase que l’on peut lire sur les cartes qui orientent les passants dans les villes : « Vous êtes ici ». Que signifie « être ici » ? Qu’est-ce que cela implique vraiment d’ « être ici » ? Quand Patrick Boucheron et Colette Olive m’ont demandé d’écrire la préface de Nous sommes ici, nous rêvons d’ailleurs, livre qu’ils m’ont présenté comme devant être « l’archive d’une parole », j’ai su tout de suite que je partirais de ce moment, dont je n’étais pas bien sûr que c’était un souvenir partagé, afin de poser d’emblée ce que cela implique de dire nous, de parler au nom d’un groupe ; car c’était somme toute de cela qu’il s’agissait, rendre compte d’un moment passé ensemble, sous la halle de Lagrasse, en août 2017. Dans le groupe que nous formions alors, tous ceux qui étaient là, il y avait des intimes, ceux avec qui je partage ma vie, des amis proches, d’autres plus lointains, des hommes et des femmes que je connais de vue, que je croise chaque année au Banquet, mais que je me contente de saluer, ou avec qui je n’ai jamais échangé que des sourires, et d’autres encore que je ne connais, comme on dit, ni d’Eve ni d’Adam… La préface, telle que nous l’envisagions, demandait à témoigner d’une expérience collective, d’un moment qui nous avait rassemblés, mais que chacun avait vécu à sa façon, depuis son lieu propre. Cet « évidemment », murmuré par Mathieu Riboulet, m’est apparu comme l’emblème de la difficulté qu’il y a à dire « nous », à rendre compte d’un souvenir commun, sans le dénaturer en le ramenant à soi. On a beau être ensemble, on sait très bien que les différences de point de vue, de regard, les sautes d’attention, les associations d’idées, tout ce qui se trame en nous de rêveries fait que nous sommes ici et maintenant mais aussi un peu ailleurs, et tous un peu différemment.

En quoi ce moment fut-il intense, dans le sens de Judith Schlanger que vous citez dans votre texte ?

Le mot intense s’est imposé à moi, aux premières lignes de la préface, pour deux raisons. D’abord parce que la proposition de Mathieu Riboulet et Patrick Boucheron invitait à éprouver intensément ce que signifie « être ici ». Ensuite parce que le sens que lui donne la philosophe Judith Schlanger [2] me paraît rencontrer les réflexions de Mathieu et Patrick dans leur livre Prendre dates, publié au lendemain des attentats de janvier 2015 [3]. Judith Schlanger désigne par intense la frappe de l’événement historique. Quelque chose a eu lieu qui nous déloge du « train-train » de nos vies quotidiennes ; nous sommes soudain jetés sur une scène nouvelle où nous ne reconnaissons plus nos sensations, où tout se passe comme si la couleur du temps avait changé. J’ai été frappé de retrouver, chez les déplacés de la guerre en Ukraine, une expression rencontrée chez plusieurs victimes ou témoins des attentats de 2015 : « On aurait dit un film »… L’intense, c’est ce sentiment de déréalisation qui accompagne la frappe de l’événement, comme si se découvrir projeté sur la scène de l’histoire, c’était vivre dans un rêve éveillé, devenir les personnages d’une fiction.

 

« L’histoire et la littérature doivent, ensemble, nous donner les moyens de prendre conscience de notre donne »

 

Dans Nous sommes ici, nous rêvons d’ailleurs deux voix se font entendre et c’est la science historique qui dialogue avec la littérature. Qu’ont-elles, conjointement, à nous dire ?

Il y a bien des façons de faire métier du séjour des livres. Les historiens, les romanciers, les poètes peuvent s’ignorer superbement. Cela ne disqualifie en rien ce qu’ils font. Mais il y a des historiens qui n’oublient pas que leur science est aussi un art, art de raconter, de composer un récit. Et il y a des écrivains pour qui la littérature porte en elle une forme de connaissance. Lorsque, avec Balzac ou Stendhal, le roman affirme son ambition d’être un grand genre, il le fait dans une relation de complémentarité avec l’histoire. Pour Balzac, le roman devait être l’histoire du présent. Il devait rendre lisible le présent, ce que la science historique de son temps était impuissante à faire. Evidemment, l’histoire n’est plus en 2022 ce qu’elle était en 1830. Elle s’est donné depuis bien longtemps les moyens de représenter le présent… Il n’en demeure pas moins que, pour avoir été plus d’une fois réinventée, cette relation de complémentarité demeure un enjeu. A mes yeux, et je crois que c’est un point de vue largement partagé parmi les habitués du Banquet, les entreprises historiques les plus intéressantes sont celles qui viennent à la rencontre des entreprises littéraires, et réciproquement. Je crois que l’histoire et la littérature doivent, ensemble, chacune selon sa manière propre, nous donner les moyens de prendre conscience de notre « donne », métaphore que j’emprunte à Julien Gracq, qui désigne ainsi les cartes que nous nous trouvons avoir en main, et avec lesquelles nous devons nous efforcer de jouer au mieux notre parti dans le temps présent.

Dans la conversation entre Patrick Boucheron et Mathieu Riboulet, comme dans leur livre Prendre dates, est interrogée « la capacité à dire nous » quand elle est « affectée par l’événement ». Vous-même venez de témoigner de la difficulté à dire « nous » quand il s’agit de témoigner au nom d’un groupe et qu’on ignore tout ou presque de chaque « un » qui le compose… De quels enjeux relève l’emploi du « je », du « nous » ou du « on » ?

Sous la halle en 2017, Patrick Boucheron analyse un slogan dont il lui semble qu’il est de plus en plus insistant : « On est chez nous ! ». Je le cite : « On, ni nous, ni vous, ni soi, ni l’autre… » et il parle de « l’indistinction vaporeuse du on qui est le plus doux des refuges ». Cette indistinction me semble particulièrement intéressante à questionner. Il n’y a évidemment pas lieu de s’inquiéter de dire on. On le fait tous. Certains écrivains comme Flaubert ont joué de cette « indistinction vaporeuse » pour créer des effets de vague proprement merveilleux. Le on permet d’estomper les limites, de mêler les points de vue, de confondre le je et le tu, vous et moi. C’est un précieux outil mais il n’en demeure pas moins qu’il y a quelque chose d’inquiétant en lui et c’est cela que Patrick Boucheron et Mathieu Riboulet ont essayé d’analyser dans Prendre dates. Ce n’est pas un hasard si c’est sur lui qu’on se défausse pour colporter des rumeurs, des ragots, ce qu’on appelle précisément des « on-dit ». Et qui relaiera mieux que lui fake news et vérités alternatives ?… Pourquoi cela ? Parce que le on tend à confondre le je et le nous. C’est un pluriel qui se donne pour un singulier. Avec le on, on fait usage d’un verbe qui se conjugue au singulier mais dont le sujet est au pluriel. En l’employant, je m’illusionne toujours sur ma capacité ou ma légitimité à parler au nom d’un plus grand nombre que moi. Autrement dit, en disant on, j’ai tendance à prendre mon point de vue pour celui de tous. Alors que le nous est plus franc, bien plus coupant, mais plus net, parce qu’il n’oublie jamais qu’il est l’expression d’un pluriel. Il a cette supériorité sur le on, dans une perspective politique, qu’on oublie plus difficilement, en l’employant, que parler au nom d’un groupe, c’est conjoindre en soi plusieurs je, ce qui demande beaucoup d’attention et d’être capable de sortir de soi. En ce sens, les arêtes coupantes du nous ont l’avantage, si on les compare à la plasticité fuyante et vaporeuse du on, d’inviter, pour peu qu’on prenne au sérieux ce que dire nous veut dire, à une forme de discipline ou de travail.

Il y a un instant, vous faisiez référence à l’intense tel que le définit la philosophe Julie Schlanger, à savoir « la frappe de l’événement historique ». Cette frappe, elle s’est produite dans toute la violence que l’on sait lors des attentats de janvier 2015 qui ont donné lieu au premier livre en double voix de Patrick Boucheron et Mathieu Riboulet, Prendre dates, mais aussi au travail de Yannick Haenel qui, en 2020, a signé dans Charlie Hebdo des chroniques consacrées au procès de ces attentats, avant l’écriture de Notre solitude. Que peut, selon vous, la littérature face à de pareils événements ?

J’ai tendance à penser que la littérature, la nôtre, l’idée que l’on s’en fait, hérite de l’ambition que Balzac assignait au roman. Cela ne veut pas dire qu’elle doit témoigner du présent, mais qu’elle se doit d’inventer, pour être à la hauteur de sa vocation, des dispositifs qui permettent de rendre lisible ce qui par nature ne l’est pas, c’est-à-dire l’enveloppement du présent. Le présent nous est terriblement familier, puisque, somme toute, nous en sommes, mais il est aussi comme une espèce d’angle mort. La littérature doit nous aider à considérer l’événement qui nous aveugle ou nous suffoque. Pour moi, la plus haute littérature – Guerre et Paix de Tolstoï par exemple – est celle qui oppose à la frappe de l’événement la complexité du présent, ce qui revient à nous rétablir dans cette complexité, dont l’événement nous a coupés par sa brutalité (c’est là je crois ce qu’on appelle la sidération). On peut y voir, en somme, une façon de réparer le temps. Dans Guerre et Paix, Tolstoï représente, avec la puissance d’incarnation qu’on sait, des villes incendiées, des hommes qui agonisent sur les champs de bataille, mais il prend aussi le temps d’arrêter notre regard sur des nuages qui passent. C’est à ces nuages qui passent qu’on reconnaît la littérature.

« La Tempête », de Giorgione

 

« Faire de l’ici et maintenant une demeure »

 

Nous sommes ici, dit le titre du livre de Mathieu Riboulet et Patrick Boucheron. Ici et pas d’ici : comment entendez-vous cette nuance ?  

Ce qui est en jeu avec « ici » et « pas d’ici », ce sont, bien sûr, les prétentions de l’autochtone à se dire possesseur d’un lieu ou à être défini par lui. Le titre, Nous campons sur les rives [4], qui avait été retenu, en 2018, pour publier, une première fois, les préludes de Mathieu Riboulet, seuls, sans les « conversations » de Patrick Boucheron, insiste sur ce qu’il y a d’exorbitant et d’illusoire dans cette prétention puisque nous sommes tous de passage et que nous devons à la fin quitter les lieux, du simple fait que nous sommes mortels. Être ici, c’est toujours en outre être un peu ailleurs, parce que nous lisons des livres, nous regardons la télévision, nous voyons des films, nous rêvons, nous nous souvenons. Nous sommes pluriels du simple fait que nous sommes dans une relation d’intimité étroite avec nos imaginations. Ce qui me semble précieux dans la réflexion de Mathieu et Patrick, c’est que leur critique des prétentions de l’autochtone, n’est en rien une glorification de l’élitisme cosmopolite. Ils n’opposent pas de façon schématique le cosmopolite, qui passe d’un lieu à l’autre en se sentant partout chez lui, dans toutes les parties du monde, et l’autochtone qui se sent assigné à un lieu qu’il ne quittera jamais. Ils montrent qu’il y a une noblesse et une légitimité de l’autochtonie. Ce qu’ils critiquent, c’est cet aveuglement à la complexité du monde qui conduit l’autochtone à se glorifier d’être « d’ici » et à faire de sa relation privilégiée avec le lieu dont il se réclame une arme politique pour exclure l’autre. Nous nouons tous des affinités électives avec des lieux, en raison du hasard de notre naissance, de nos amitiés, de nos amours, des circonstances de la vie. Il est parfaitement légitime, en vertu de ces circonstances et de ces affinités, de se sentir mieux ici qu’ailleurs, et même d’être plus sensible aux événements qui se déroulent dans notre environnement immédiat qu’à ceux qui ont lieu au loin.

Vous-même entretenez, dans vos propres livres, un lien singulier avec les lieux, particulièrement ceux de votre enfance.  « Vos » lieux sont toujours liés à des histoires comme s’il ne pouvait y avoir d’histoire sans lieu et inversement de lieu sans histoire… Que dit cette singularité ?

Je suis en train d’écrire un essai intitulé Sur les lieux, consacré au désir d’aller sur les lieux de la fiction, à ce désir de référentialité qui conduit certains lecteurs à chercher à retrouver les lieux de la fiction dans le monde réel. Les Grecs déjà cherchaient à localiser les lieux de L’Odyssée. On a publié, dès le XVIIIe siècle, des éditions de Don Quichotte accompagnées de cartes inscrivant les aventures des personnages de Cervantès dans la géographie de la Castille. En écrivant ce livre, j’ai été amené à me demander pourquoi mon œuvre de fiction s’était jusqu’ici constituée autour de lieux, certes imaginaires, mais forgés à partir des maisons et des paysages de mon enfance. Les narrateurs de mes romans tentent tous, d’une façon ou d’une autre, de déchiffrer des histoires qui sont comme inscrites dans des lieux qui se donnent comme des énigmes. Je crois que cet imaginaire doit beaucoup à la maison où j’ai passé une grande partie de mes dix premières années. J’ai grandi, pour partie, dans l’ancienne cure d’un bourg de Corrèze, adossée à une église fortifiée, aujourd’hui en ruines, connue sous le nom de Maison Renaissance. Le bâtiment, du XVe siècle, était alors, dans les années 1980, en assez mauvais état et très mystérieux aux yeux d’un enfant. On nous montrait, dans les caves, le départ de souterrains réputés relier jadis l’église au château… Je ne vois pas trop comment j’aurais pu, dans ces conditions, ne pas être sensible au génie des lieux.

Cornard Wood, Gainsborough

Les paysages de vos livres, particulièrement dans La Souterraine, sont les lieux d’inscription des rêves, des peurs et des aspirations des personnages. Tout se passe comme si se produisait une fusion, de l’ordre de l’intime, entre eux et les paysages dans lesquels ils se projettent. La scène où l’on voit Laurence, la sœur du narrateur, menacée d’être happée par le pré marécageux, est très parlante à ce sujet. Et c’est alors une tout autre relation au vivant qui se noue…

Ces lieux, en effet, ont une qualité d’enveloppement qui font qu’en eux le dehors et le dedans en viennent à se confondre. Ils sont inscrits dans une géographie, dans une topographie, mais ce sont également des espaces intérieurs. J’aime beaucoup un poème de Guillevic intitulé Maintenant, dans lequel on peut lire ces vers : « Ouvre la fenêtre / Laisse entrer le génie des lieux / Cet autre toi-même ». Je pense que c’est quelque chose de cet ordre-là qui se joue dans la façon dont, dans mes romans, les lieux entraînent le récit. Le génie des lieux s’impose à mes personnages comme un autre soi-même.

Serait donc cela qu’Hölderlin nomme : habiter poétiquement le monde ?

Oui, je crois que la littérature sert à habiter plus librement le monde, à le rendre habitable. C’est ce que suggère d’ailleurs le titre du livre de Patrick et Mathieu. Etre ici et rêver d’ailleurs, c’est-à-dire prendre la mesure de l’un des ressorts de notre condition, à savoir que nous nous situons à la fois ici et maintenant et ailleurs, du simple fait que nous sommes des consciences rêvantes et imaginantes. Ce qui est en jeu dans la littérature, c’est faire de l’ici et maintenant une demeure.

 

Propos recueillis par Serge Bonnery

[1] Patrick Boucheron et Mathieu Riboulet, Nous sommes ici, nous rêvons d’ailleurs, préface de Christophe Pradeau, Verdier, 2022.

[2] Judith Schlanger, Une histoire de l’intense, éditions Hermann, 2021.

[3] Patrick Boucheron et Mathieu Riboulet, Prendre dates, Verdier, 2015.

[4] Mathieu Riboulet, Nous campons sur les rives, Verdier, 2018.

Veiller « dans les interstices du temps »

Je suis heureux que le thème du Banquet prenne une nouvelle fois appui sur une expression lexicalisée, qui se donne comme une invitation à faire résonner la mémoire de la langue. Je perçois deux choses dans Demain la veille. D’une part, une attitude un peu butée de refus : se soustraire au devenir, camper sur ses positions, se raidir devant la force d’entraînement du temps. C’est le sens que l’on donne généralement à l’expression : « Ce n’est pas demain la veille ». Mais le mot veille ouvre presque immédiatement une voie de sortie vers des horizons plus spacieux. Veille ou veillée, qui est aussi convoqué par l’intitulé, par le jeu des associations d’idée et des glissements sémantiques. La lecture comme l’écriture sont des activités auxquelles on peut se livrer à toute heure. Mais on s’y livre plus librement à ces heures intermédiaires entre le jour et la nuit qui font de ceux qui s’y établissent des veilleurs. Il faut avoir du loisir pour lire et pour écrire et ce loisir, on le trouve plus aisément qu’ailleurs dans les interstices du temps. La littérature habite volontiers les marches, les lisières, l’entre-deux. Pour tout dire, aussi incongru que cela puisse paraître, et au risque de sembler sauter du coq à l’âne, Demain la veille me fait irrésistiblement penser à un film de Jacques Rozier, intitulé Maine Océan. Le personnage principal, interprété par Bernard Menez, contrôleur à la SNCF, passe un week-end sur l’île d’Yeu. Le dimanche soir, il manque le bateau qui lui aurait permis d’être, au petit matin, au départ de son train. Il finit par convaincre des pêcheurs de le conduire sur le continent mais c’est une entreprise qui se révèle extrêmement délicate, en raison de la marée basse, qui lui impose bientôt de quitter le chalutier pour une barque, de passer, en fonction du tirant d’eau, d’une embarcation à l’autre, en une sorte d’interminable passage de relais. Ce qui me semble magnifiquement représenté dans cette scène, qui n’en finit pas de s’étirer, de reculer le moment où le contrôleur pourra rejoindre le rivage, c’est l’espace intermédiaire des marges, l’imprévisible complexité du réel, qui interdit de séparer naïvement, d’un simple trait, comme sur un dessin d’enfant, la terre et la mer, car entre les deux se déploie tout un tas d’états intermédiaires. Demain la veille m’évoque cela, la difficulté qu’il y a à dire où « ça » commence et où « ça » finit, les beautés inattendues qui s’offrent au regard des veilleurs, à ceux qui s’établissent résolument dans les interstices du temps et de l’espace.

Christophe Pradeau

Christophe Pradeau au Banquet du Livre 2021

Christophe Pradeau est né en Haute-Vienne, à Saint-Yrieix-la-Perche, et a grandi entre Limoges et Lubersac, en Corrèze, dans la maison de ses grands-parents. Il enseigne la littérature à Sorbonne Université. Il a publié aux éditions Verdier : La Souterraine (2005), La grande sauvagerie (2010) et Les vingt-quatre Portes du jour et de la nuit (2017).
Il est également l’auteur de Proust à Illiers-Combray : l’éclosion du monde aux éditions Belin (2013). Il vient d’éditer, avec Antoine Compagnon et Matthieu Vernet, les Essais de Proust dans la « Bibliothèque de la Pléiade » (2022).
Il a publié par ailleurs des articles dans les revues Littérature, Poétique, Romantisme, Études françaises, La Nouvelle Revue française, Critique, L’Année balzacienne, Commentaire etc.