Bofilh, troubadour juif

Au Moyen-Âge, les Juifs sont nombreux à Narbonne, et l’influence intellectuelle de leur communauté est immense. La réputation des maisons d’étude de Narbonne, ainsi que celle des rabbins qui y enseignent, s’est largement répandue dans l’Europe toute entière. Rabi Sheshet ben Isaac, natif de Narbonne, a surnommé la ville Ner Binnah, le phare de la pensée, le cierge de l’intelligence, à cause de la qualité de l’enseignement sur la Torah et le Talmud dispensé dans les yeshivas de la ville.

Les Juifs narbonnais étaient commerçants, médecins. Ils travaillaient la terre, et se distinguaient dans la culture de la vigne. Entre le 11e et le 14e siècle, ils exploitaient d’immenses propriétés dans la plaine et tout autour de la cité. Ils étaient aussi sauniers… Juste autour de Narbonne, le paysage était très différent de celui que l’on connait aujourd’hui. À l’ouest, le lac Rubresus, un immense étang d’eau salée, recouvrait toute la plaine. Pendant des siècles, la rivière Aude a patiemment ramené vers la mer des limons, des sables et de la terre prélevés sur les flancs de la montagne. En déposant régulièrement ces atterrissements, Aude a provoqué le morcellement du lac. Rubresus s’est transformé en une infinité de petits étangs, les estagnols. Aujourd’hui, il ne reste plus que l’étang de Bages et celui de Sigean. Le sel était en quantité dans ces eaux saumâtres, et lorsque l’eau s’évaporait à la saison chaude, il se déposait sur les lisières de la terre. La loi permettait aux Juifs de Narbonne d’exploiter des salines, et beaucoup s’y employèrent pendant des siècles. Un acte du 27 octobre 1154, indique par exemple qu’un saunier juif, Bonisaac, exploitait deux salines, dont l’une s’étendait sur une superficie de 150 aires à Pradel, une terre louée à l’ouest de l’étang, sur les confins actuels des communes de Narbonne, Cuxac et Coursan. En plus des techniques traditionnelles des marais salants, les enclos et le système de vannes pour les inonder ou les assécher, Bonisaac perfectionne une autre méthode, l’évaporation artificielle de l’eau salée dans de grands chaudrons chauffés au feu de bois.

Mais les Juifs pouvaient-ils chanter ? La question s’est posée très tôt. En 589 déjà, un concile, qui se tint à Narbonne, interdit aux Juifs de chanter des psaumes aux enterrements. Rien qui puisse les distinguer, et a fortiori les conforter comme communauté. Mais écrire des poèmes, et chanter l’amour, comme les autres, pourquoi pas ?
En 1257, les archives gardent la trace d’une violente controverse publique. Elle oppose un certain Bofilh, troubadour, Juif et Occitan, à Guiraud Riquier, le troubadour le plus connu de cette époque.
Bofilh, c’est le seul troubadour juif dont l’histoire a conservé la mémoire, grâce à cette dispute. Un poète occitan, qui vit à Narbonne et dont les poésies, comme celles de ses confrères, servent une dame et sa réputation.
Riquier, lui, est un chrétien radical. Il hait les Juifs et les hérétiques, ces cathares que l’on vient, en terre d’oc, de vaincre et de museler. « Dis-moi fermement à quelle loi tu appartiens ? » écrit-il à Bofilh. Pour ce catholique de combat, que ce troubadour soit Juif est insupportable. D’abord, Bofilh fait partie de ces familles juives de haut lignage, qui possèdent des biens depuis des siècles, et qui peuvent se les transmettent en héritage, selon le privilège concédé aux Nassis, les Rois juifs de Narbonne. Mais surtout, il semble que sa Dame, celle qu’il chante et qu’il désire, n’est pas juive. La rumeur en ville rapporte que c’est une chrétienne, sensible à la poésie du Juif occitan…
En fait, ce qui se joue pour Riquier dans cet affrontement poétique, c’est le vieux combat contre les impurs.
« Et pourtant je devrais m’abstenir de t’interroger sur ce point, poursuit-il, car il ne convient pas qu’un traitre qu’on rencontre se tienne sur notre chemin. Or, toutes tes paroles et tous tes actes sont odieux à Jésus-Christ que vous avez supplicié. »
On considère aujourd’hui Guiraud Riquier comme un des derniers troubadours occitans. Et dans sa controverse avec Bofilh, au-delà de sa dénonciation du Juif assassin de Jésus, il cherche surtout à en finir définitivement avec l’amour courtois. Ni plus ni moins. Car dans ses poèmes et ses chansons, cela fait déjà quelque temps qu’il a remplacé la Dame aimée par la figure de la Vierge Marie. Dans ses vers, plus aucune ambiguïté sur la nature de son désir. Avec lui, on sort pour toujours des arts de la chambre et du lit des plaisirs !…
Bofilh lui répondra par un chant ironique : « J’aime la renommée, la joie et la jeunesse, mais je ne chante jamais pour gagner de l’argent. Je t’en donnerais plutôt, car j’en donne à plusieurs pour l’amour de mon amie, qui est aimable, généreuse, gaie et digne… »

Un siècle plus tôt, Ermengarde de Narbonne, protectrice des troubadours

 

 

source : Gallia judaica : dictionnaire géographique de la France, d’après les sources rabbiniques, par Henri Gross, traduit sur le manuscrit de l’auteur par Moïse Bloch. 1897.

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