Depuis plusieurs jours déjà, les visiteurs traversant les ruelles de Lagrasse pour gagner l’abbaye saisissent au passage des bribes, prononcées avec hésitation, application, ferveur, d’une récitation qui se fait de plus en plus insistante, de plus en plus fébrile au fur et à mesure que les jours passent, une fébrilité dont il n’y a pas lieu de s’inquiéter parce qu’elle est de celles qui se dissimulent à elle-même une neuve assurance, une forme anxieuse de maîtrise. Ce que l’on appelle le trac. J’ai surpris, au fil des jours, plus d’un regard jeté en passant, avec dans la pupille l’éclat furtif de l’étonnement, sur les groupes, des groupes de deux ou trois, rarement davantage, penchés sur une mince liasse de photocopies, qui semblent se livrer à un rituel étrange. Le vent troue de silences la récitation dont ne parviennent que des bribes, que les visiteurs emporteront avec eux, qu’ils leur reviendront peut-être lorsqu’ils entreprendront de monter le grand escalier qui conduit au dortoir, à l’ampleur de sa voûte, lorsqu’ils s’arrêteront devant les « ombres de suie » de Christian Jaccard, qui y sont exposées pour quelques semaines encore sur le mur séparant le dortoir du logis abbatial. Des bribes où il est question d’ « Hector au casque étincelant », d’ « Ilion détruite », des « Portes Scées », de « ma mère Thétis », de guerriers qui fuient et d’autres qui poursuivent : « C’est par-là qu’ils coururent, l’un fuyant, et l’autre derrière poursuivant… » Me revient en mémoire, en faisant la queue dans la boulangerie, alors que je cherche au fond de ma poche de quoi payer la brioche à l’anis quotidienne, les mots de Rachel Bespaloff, vantant l’équité d’Homère, qui l’emporte en esprit d’équité sur Tolstoï lui-même, sa capacité à ne trahir aucune préférence, à ne marquer aucune préférence pour les siens, à n’humilier ni le vainqueur ni le vaincu, celui qui fuit pas davantage que celui qui poursuit. Fuyant poursuivant : c’est le titre d’un essai de Judith Schlanger qui paraît ces jours-ci, aux éditions Circé (Homère encore et toujours)…

Une fois pris mon thé matinal, accompagné donc, comme toujours à Lagrasse, et jamais ailleurs – c’est l’une des marques du lieu – d’une brioche à l’anis, je traverse la route pour, contournant l’école communale – l’aile des « Filles » puis celle des « Garçons » –, rejoindre la Salle des Fêtes. Je ne fréquente qu’occasionnellement l’Atelier Cinéma, parce que mes matinées lagrassiennes, depuis maintenant dix ans que je viens au Banquet, sont généralement consacrées à écrire, à avancer d’une page ou deux dans les livres en cours, qui s’écrivent surtout l’été, ici ou là, au hasard des pérégrinations estivales. C’est là, dans cette salle tant bien que mal obscurcie par un appareil de bâches noires, occultant les vitrages qui courent, à la manière d’une frise, tout le long des murs, que je devais voir pour la deuxième fois de la journée, se lever le soleil. Il se lève dans La Marseillaise de Renoir, dans les phrases chantantes d’un peintre qui, gagné aux idées révolutionnaires, dénonce les approximations, les facilités, les mensonges des écrivains qui célèbrent le lever du soleil depuis le confort douillet de leur chambre à coucher. En vérité, la lumière est froide et sale aux premières heures du jour. On a froid et on se sent un peu sale, mal à son aise, pas à sa place face au soleil qui bondit soudain, parce que c’est bien l’impression qu’il donne, au-dessus de la ligne de l’horizon.

Le soleil s’est donc levé une deuxième fois et même une troisième lorsque, à un détour du dialogue engagé entre Jean Narboni, Jean-Claude Milner et Patrick Boucheron, on en vint à considérer les enjeux de la cérémonie du lever telle qu’instituée à Versailles par le Roi Soleil. Par trois fois le soleil s’est levé, mais il s’est aussi couché, lentement, très lentement, lorsque, lors de l’épisode de Coblentz, Irène Joachim, à l’égard de qui je voue une admiration pleine de tendresse, comme à une amie, se met à chanter, en s’accompagnant au clavecin, une romance de Chateaubriand. Elle est alors Mme de Saint-Laurent mais c’est Mélisande que j’entends qui, à ses derniers instants, regarde, de tous ses yeux regarde, par la fenêtre restée ouverte, « jusqu’à ce que le soleil soit au fond de la mer ». « Il descend lentement ; alors c’est l’hiver qui commence. » L’été ne se laisse pas confondre avec l’hiver mais le fond de l’air est plutôt frais lorsque le peuple du Banquet quitte la Salle des fêtes et s’égaie dans les rues de Lagrasse, buste légèrement penché en avant, pour donner moins de prise au vent : certains sautillent un peu sur place, tout en poursuivant les conversations, en discutant de la figure du roi, telle que Renoir l’a voulue, mari faible et bonhomme, dépourvu de vision politique. Jean-Claude Milner n’aime pas Renoir. Il lui préfère John Ford. Il le dit avec la subtilité et l’acuité de quelqu’un qui connaît admirablement l’œuvre de Renoir, et qui sait lui accorder toute la considération qu’elle demande. J’aime quant à moi Renoir jusque dans ses défauts, ses faiblesses, que je ne méconnais pas, comme j’aime Balzac, tout entier, malgré ses ridicules, ses complaisances, même si le côté obscur de Renoir, contrepartie ou prix à payer pour l’ampleur polyphonique de ses films, pour la façon si généreuse dont la profondeur de plan accueille le regard, est sans doute plus difficile à considérer, ou à réparer, que les intermittences, les pailles de La Comédie humaine. Divergence de regard qui nous fait évoquer, en marchant sur les Ramblas, d’autres films de Renoir : de Partie de campagne au Testament du Dr. Cordelier, en passant par Le Fleuve.

Le voyage de Patrick Boucheron, tour du monde en cinq journées, immobile sous la halle, s’achève cette année par un hommage rendu ou une visite à l’œuvre innombrable de Michel Butor, et par une méditation sur ce « journal de l’avenir qu’on appelle la poésie », où reviennent, résonantes, certaines des formules introductives de Mathieu Riboulet. Les visages tournent tout autour d’un corps qui parle, descendent des balcons, s’approfondissent au sol, en soi, courent sur des pages blanches qui se noircissent de notes. Le vent tourne, se faufile, entre des corps qui ont un peu froid mais d’autant plus en éveil, attentifs, et ensemble.

Quatorze heures à l’heure du soleil, à l’heure de la conférence de Gilles Hanus. L’été est revenu, une chaleur un peu frisquette dans ses arrière-fonds, sur ses bords, mais d’une belle lumière. Je traverse, un peu en retard, la Porte d’eau, le gué. Il faut bien trouver dans les interstices de la journée le temps d’écrire cette chronique d’une journée à Lagrasse. Des enfants s’aventurent prudemment au milieu de l’Orbieu. Rien à voir pourtant avec la foule (ou quasi) du début de semaine. Une petite fille saute du haut d’un rocher, celui qui fait office de plongeoir à la verticale du trou d’eau. Distrait par le spectacle, je ne vois pas venir un chien qui s’embarrasse dans mes jambes, à moins que ce ne soit moi qui m’embarrasse dans ses pattes. Excuses un peu gênées des propriétaires, alors que vraiment, vraiment, les torts sont partagés, comme souvent dans ces histoires de trajectoires qui se heurtent. La douceur de l’instant est telle qu’on aimerait qu’il prenne le temps de s’installer dans la durée. Gilles Hanus parle du désir de Josué, du désir d’interrompre le cours du monde, de suspendre la marche du soleil, immobile à son lever, à son mitan, tel qu’il trouve à se dire, à se rêver, à se penser, dans les vers de Baudelaire et les écrits buissonnants, n’en finissant pas de faire constellation, de Walter Benjamin. J’ai toujours aimé, mais encore davantage cette année, la façon dont Gilles Hanus parle de Sartre. À la criée, dans les rayonnages de la bibliothèque éphémère, autant dire dans les « chemins qui bifurquent » de la mémoire de Christian Thorel, Martin Rueff, avec sa fille, assise à ses pieds, lui chatouillant les orteils, ramasse en une douzaine de minutes – ce qui est un authentique tour de force – la matière des Géorgiques. Il trouve les mots justes pour dire les phrases labyrinthiques des Géorgiques. Il dit la façon qu’elles ont de conjoindre le temps de l’histoire et celui des saisons, de les conjoindre dans le soleil noir de la destruction et comment cet accomplissement vient couronner une ligne de prose, qui part de Rousseau en passant par Proust. Sous la lumière artificielle du Cellier des moines, dans les rayonnages d’Ombres blanches hors les murs, le soleil se lève et se couche plusieurs fois, et pourtant aussi lentement que le chante Mélisande. Il revient à Didier Daeninckx de clôturer le Banquet cette année, de faire aller le soleil avec la mer. Il le fait en prenant Éluard comme fil d’Ariane, dont il nous invite à emboîter le pas, depuis les « banlieues de guingois », Saint-Denis ou Aubervilliers, de sa propre enfance, ou celles de Voyage au bout de la nuit, jusqu’aux couloirs aux mille portes d’Alphaville (sous-titre : Capitale de la douleur), dans lesquels Lemmy Caution erre à la recherche du dernier homme capable de pleurer.

Il reste désormais à célébrer l’Iliade, du premier au dernier vers : 15 337 hexamètres dactylliques, du coucher au lever du soleil, et même, à vrai dire, assez largement au-delà. Les vieillards seront bientôt parmi nous, devant les portes Scées, pour voir passer Hélène. Et les guerriers fuiront et poursuivront, avec autour d’eux, pour leur servir d’écrin, ou de caisse de résonance, la ligne de crête des collines de Lagrasse.

Christophe Pradeau