Les historiens des images médiévales ont appris à reconnaître dans ces systèmes complexes de réseaux symboliques qui se déploient dans les programmes sculptés des cloîtres des monastères (et la production du maître de Cabestany en fournit pour l’époque romane un exemple éloquent) des échos, des rythmes et des rebonds qui devaient d’abord s’appréhender comme une machine visuelle propre à laisser s’entrechoquer les souvenirs et les rêveries, sans se laisser contraindre par la linéarité méditative de la lecture. Henri Focillon opposait en ce sens la frise romaine au chapiteau roman : « A la narration dénouée des frises succède la force complexe du drame, son élan composé, sa mimique accentuée par la déformation ».

Loger un Centre Culturel de Rencontres dédié aux arts de lire dans la partie publique d’une abbaye médiévale nous oblige donc à appréhender de tels enjeux narratifs, décisifs aujourd’hui pour ne pas se laisser dominer par la fabrique de l’ignorance. Cette articulation complexe entre le texte et l’image doit pouvoir inspirer une réflexion sur les pratiques contemporaines de la lecture — en termes de scansion, de mise en série, etc. — soutenant à la fois une dynamique de recherche et un élan pédagogique. L’esprit des lieux lui offrira de ce point de vue une opportunité exceptionnelle, en jetant un pont d’images de part et d’autre de l’Orbieu : car aux chapiteaux du maître de Cabestany dans le musée lapidaire de l’abbaye répondent les plafonds peints des maisons du village, et c’est comme si cet heureux voisinage donnait au tableau des couleurs plus vives à un Moyen Âge plus vivant.

Monique Bourin et Patrick Boucheron

Nous avons demandé à Monique Bourin, professeur émérite à l’université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, éminente historienne de la société villageoise du Biterrois au XIIIe siècle, de nous donner à comprendre les enjeux de cette découverte. Elle n’est pas aussi récente qu’on le pense : les érudits avaient déjà relevé, au début du siècle passé, l’importance des décors peints sur les charpentes et aux closoirs des bâtisses, sans vraiment en tenir compte. C’est qu’on ne voulait pas vraiment voir ce décor profane dont la variété iconographique, naturaliste et truculente, cadrait bien mal avec le Moyen Âge sagement ordonné par l’ordre clérical tel qu’on se l’imagine parfois. La prise de conscience est donc récente : en 2008, une association internationale pour la Recherche sur les charpentes et plafonds peints médiévaux (www.rcppm.org), reposant sur un réseau de recherche européen (avec notamment des chercheurs catalans et italiens) coordonne ces travaux historiques à travers publications savantes, rencontres, séminaires et mises en place de base de données — avec le soutien actif du CNRS, mais aussi la DRAC et les Archives départementales de l’Aude. En 2015, la RCPPM avait porté un projet scientifique et culturel de plus grande ampleur, prévoyant le développement muséographique de la Maison du patrimoine de Lagrasse en « Maison des images ». Le lieu semble en effet s’imposer : s’il existe des plafonds peints ailleurs en pays audois (à Narbonne, Capestang, Trèbes, Limoux notamment), c’est à Lagrasse que se trouvent les plus anciens (fin XIIIe siècle pour certains), les mieux conservés et les plus remarquables.

Lors de cet atelier, Monique Bourin a plaidé avec chaleur et conviction pour une reprise d’un tel projet, qui pourrait aisément trouver place dans les activités du CCR. La forme même de son intervention donnait une idée des potentialités publiques d’une telle entreprise, qui a toujours à cœur de travailler à la transmission de ses savoirs nouveaux à des publics élargis. Donner à voir de telles images, c’est ouvrir la discussion sur la possibilité de les lire. Elles sont tout sauf intimidantes : exprimant la diversité d’une culture partagée faite à la fois de valeurs littéraires et de pratiques populaires, ouvrant grand le bestiaire et l’herbier d’un monde que nous avons perdu, elles intriguent et elles aimantent. Autour d’elles peuvent s’improviser d’autres communautés de lecture que celles, sagement ordonnées, du monastère. Elles donnent à comprendre la domestication, au sens propre — ne s’agit-il pas aussi de se demander anthropologiquement où logent les images dans nos maisons ? —, d’une culture visuelle qui déploie ses différents registres de narrativité.

 

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