Le petit tambour de Tourreilles

 

Tourreilles est un petit village viticole perdu dans les collines, à sept kilomètres au sud ouest de Limoux, là où les pentes inventent de nouveaux paysages. On l’ignore encore, mais on est en route vers la haute vallée, où le miel est plus brun, et les arbres d’autres essences.
Au début de l’année 1793, la Révolution française est dans tous ses états. Et jusqu’au recoin le plus éloigné du territoire, dans ce village de Tourreilles, près de Limoux, où l’écho des haines et des affrontements du pavé parisien parvient toujours trop tard, trop déformé, on sait que la Patrie est en danger. Que l’ennemi est là, aux frontières, et qu’il faut que le peuple, s’il veut préserver les espoirs nés quatre ans plus tôt, se mobilise et rejoigne la troupe. La Convention nationale vient d’ordonner la levée en masse de 300 000 hommes pour lutter contre le danger massé aux frontières.
L’Aude est proche de l’Espagne, et le roi Charles IV a massé ses troupes à la frontière du Roussillon.
Tourreilles, qui compte 250 habitants, doit fournir cinq volontaires. Ça marche comme ça.   Jean-Baptiste Bayle a 45 ans. Avec son fils Guilhaume, qui en a 17, ils reviennent tout juste de la campagne de Savoie. Ils n’hésitent pas, et se réengagent auprès du huitième bataillon de l’Aude qui se forme à Limoux. Le second fils de Jean-Baptiste, le petit Pierre, n’a que 10 ans. Trop jeune pour faire un soldat. Mais suffisant pour s’enrôler comme élève-tambour. Il partira avec eux. Il ne reste que la mère. Marguerite s’engage aussi, pour suivre ses hommes, comme cantinière.
Le huitième de l’Aude engage le combat dès le 15 avril 1793 : les troupes de Charles IV, qui ne rêve que de reconquérir le nord de la province catalane annexée par les Français en 1659, ont été accueillies en libérateurs par les habitants du Roussillon. Le bataillon de Limoux est à Salses, puis à Peyrestortes, et à Estagel. Enfin, les Français parviennent à repousser les Catalans devant Perpignan.
Les batailles sont féroces, meurtrières et indécises. Mais à la suite de la levée en masse de septembre 1793, le général Dugommier prend le commandement et l’ennemi marque le pas. Pierre Bayle est nommé tambour au poste de commandement de sa division.
Le 20 avril 1794, il participe avec ses camarades audois à la sanglante bataille de Céret, puis ils remontent la vallée du Tech, reprennent Saint-Laurent de Cerdans, franchissent les Pyrénées au col de Coustouges en trainant après eux leurs chevaux, leurs canons, leurs armes et leurs bagages. Ils dévalent le flanc espagnol et du 13 août au 17 septembre, au terme d’une bataille éprouvante, ils s’emparent des forges de San-Lorenzo-de-la-Muga.
Sous les ordres du général Augereau, Pierre Bayle et ses compagnons installent un poste de commandement aux abords du village de Biure, à l’ouest de Figueras. Dans la nuit du 31 octobre au 1er novembre 1794, le petit tambour reçoit l’ordre de grimper aux avant-postes sur le versant du mont Roig, à la tête d’un groupe de tambours pour y battre la diane : il faut masquer le bruit du déplacement de l’artillerie française qui se repositionne. Les espagnols soupçonnent une manœuvre, et pilonnent la position. À la pointe du jour, aux abords d’une forêt clairsemée, Pierre Bayle est tué par un éclat d’obus.
À l’âge de 11 ans et neuf mois, le petit tambour de Tourreilles est mort en service commandé, en première ligne, comme un soldat. Dans une lettre adressée au Comité de Salut public le 20 Brumaire de l’an III, le général Dugommier écrit : « Parmi les traits nombreux de dévouement produits par la Patrie, ceux de l’enfance, plus rares et plus extraordinaires, inspirent aussi plus d’intérêt et d’admiration. Déjà, par mon rapport de l’affaire du 11 de ce mois, je vous ai dit qu’un jeune tambour âgé de dix à onze ans avait seul été tué par un éclat d’obus, mais ayant recueilli depuis cette époque quelques circonstances dignes de nos annales guerrières, je crois devoir vous les transmettre. Ce jeune Républicain nommé Pierre Bayle, tambour dans le huitième bataillon de l’Aude, était de garde à un de nos avant-postes où malgré la faiblesse de son âge il a battu la Diane avec des efforts incroyables, pour étouffer la marche de notre artillerie volante ; il exécuta ce qu’il avait dit la veille au Général du Poste : « As-tu assez de force lui demanda ce dernier pour battre demain au matin la Diane et empêcher que l’ennemi n’entende notre artillerie légère ? », « Peut-on manquer de force, répondit le jeune héros, quand on peut servir utilement son pays ? » Ces circonstances assurent aux Bayle le Droit à la Reconnaissance Nationale. » Quelques jours plus tard, presque au même endroit, Dugommier trouvera la mort, comme le général espagnol qui commandait la troupe ennemie.
Sur la place de son village natal, à Tourreilles, une statue en pied rend hommage au jeune tambour. L’armée française prit son temps pour reconnaitre son sacrifice : ce n’est que le 23 mai 1998 qu’une cérémonie officielle le consacra.
Le 28 mai 2016, la commune de Biure, en Espagne, inaugura une rue en l’honneur de Pierre Bayle, où un panneau rappelle son épopée et son sacrifice.
Aujourd’hui, la grande affaire de Tourreilles, c’est la viticulture, et cette blanquette de Limoux, ce vin pétillant de la plaine, dont les parcelles d’appellation contrôlée montent jusqu’ici. Un caractère, une lisibilité, une opportunité commerciale. Là aussi, le petit tambour bat la Diane…

 

 

Sources : Reportage à Tourreilles ; Dictionnaire encyclopédique de l’Aude, publié par l’Académie des arts et des sciences de Carcassonne sous la direction de Gérard Jean (2010) ;