Autour de Minuit

Hommage à une des plus belles aventures de l’édition contemporaine,

et au prodigieux catalogue qui en naquit.

 

Présence de Robbe-Grillet

L’écrivain et critique Benoît Peeters publie, le 7 septembre 2022, chez Flammarion, un objet non identifié : Robbe-Grillet, l’aventure du Nouveau Roman, un livre qui n’est ni une biographie, ni une histoire du Nouveau Roman, plutôt un récit ayant, pour personnage principal, l’écrivain et l’éditeur du Nouveau Roman que fut Alain Robbe-Grillet (1922-2008) aux éditions de Minuit entre 1955 et 1985, et la constellation de celles et ceux qui gravitèrent dans son orbite et qui ont pour nom Jérôme Lindon, Roland Barthes, Jean Cayrol, Alain Resnais, Nathalie Sarraute, Marguerite Duras et quelques autres.

Pour Corbières-Matin, Anne Simonin a rencontré Benoît Peeters.

 

Anne Simonin : Après vous avoir lu, et avoir beaucoup appris en lisant avec plaisir grâce à une écriture nerveuse, les 45 courts chapitres qui entretiennent, sans le laisser faiblir l’intérêt du lecteur, demeure un mystère : qui est Alain Robbe-Grillet ?

Benoît Peeters : J’ai connu Robbe-Grillet, j’ai lu et relu Robbe-Grillet, j’ai eu accès, pour la première fois, et sans réserve, à des archives inédites, les siennes, déposées à l’Institut Mémoires de l’Édition Contemporaine à Caen, mais aussi à certaines archives des éditions de Minuit et à d’autres fonds privés, eh bien, je sais, et je l’écris en conclusion, que « quelque chose continue de m’échapper ». J’ai approché Robbe-Grillet mais je n’ai pas tout à fait percé le mystère Robbe-Grillet. Peut-être parce que ce mystère relève de quelque chose de très particulier : on a l’impression que Robbe-Grillet dit tout, laisse tout publier à son sujet, y compris des détails intimes de sa vie privée ; que Robbe-Grillet ne cache rien ni son milieu familial d’ultra-droite, pétainiste fervent pendant l’Occupation, ni ses orientations sexuelles, ni ses admirations (Jérôme Lindon, Jean Paulhan, au premier chef, mais aussi Robert Pinget et Nathalie Sarraute), ni ses exaspérations (Marguerite Duras parfois, Michel Butor souvent mais l’agressivité était largement réciproque). Il abat ses cartes en permanence mais reste toujours le maître du jeu – ce qui, chez lui, se traduisait par un drôle de sourire en coin en fin de phrase.

A.S : Auteur incontournable dans les années 50 et 60, Robbe-Grillet semble aujourd’hui remisé au magasin des accessoires d’une modernité déraisonnable tant à cause des excès formalistes de son discours critique mais peut-être aussi du niveau d’exigence vis-à-vis de ses lecteurs alors pris suffisamment au sérieux pour être considérés comme les co-auteurs des œuvres. Le Nouveau Roman est une discipline tant pour ses auteurs (qui sont essentiellement des auteurs Minuit) mais tout autant pour ses lecteurs. Et une discipline démocratique puisque, grâce au travail d’élucidation critique de Robbe-Grillet, du « simplisme vertueux » de ses explications dans la grande presse (L’Express en 1956) ou dans les quatrième de couverture des éditions de Minuit qu’il rédige avec Jérôme Lindon, le P-DG des éditions de Minuit, n’importe qui peut devenir lecteur du Nouveau Roman. Alors comment faire pour re-donner envie de lire Robbe-Grillet ?

B.P : Je suis effectivement frappé par le fait qu’on ne lit pas suffisamment Robbe-Grillet aujourd’hui, alors que je suis convaincu qu’il est un auteur majeur de la littérature contemporaine de langue française. En 1959, Vladimir Nabokov ne le considérait-il pas comme « le plus grand écrivain français vivant » ? Les quatre premiers romans de Robbe-Grillet – Les Gommes (1953), Le Voyeur (1956), La Jalousie (1957), Dans le labyrinthe (1959) – sont à mes yeux des chef-d’œuvre ; ce sont des machines d’une sophistication extrême en mesure d’embarquer le lecteur dans un univers romanesque profondément neuf, avec ses règles obsessionnelles qui font chanceler le sens commun tout en respectant la logique du vraisemblable. C’est vertigineux Robbe-Grillet. Et la quantité de travail, d’angoisse, d’inquiétude, d’insatisfaction mêlées à la certitude d’être génial ou porteur d’un monde jamais dit attestent le sérieux, l’authenticité si l’on préfère, du projet pour une révolution du roman qu’il revendique. Mais Robbe-Grillet n’est pas qu’un écrivain de premier plan, c’est aussi un homme-orchestre désireux d’imposer hic et nunc une révolution stylistique qui, parce qu’elle s’accomplit aux éditions de Minuit, est aussi une révolution politique au sens large. Expression du feuilletoniste littéraire du Monde, Émile Henriot, « nouveau roman » traduit l’honnêteté de son désarroi face à Tropismes de Nathalie Sarraute et La Jalousie, en 1957 : il n’aime ni l’un ni l’autre, mais admet être déstabilisé par ce « roman nouveau ». Le Nouveau Roman, capitales de rigueur après révision par Jérôme Lindon et Alain Robbe-Grillet, va rassembler sous la couverture des éditions de Minuit des auteurs aussi différents que Beckett (qui se laisse annexer), Butor, Simon, Duras, Pinget, Ollier et Sarraute (qui ne publiera qu’un seul titre chez Minuit), et ce en pleine guerre d’Algérie. C’est Claude Ollier, ami de jeunesse d’Alain Robbe-Grillet, qui fera les frais de ce nouveau rapport dissocié entre littérature et engagement que prétend instituer le Nouveau Roman en réponse aux positions défendues par Jean-Paul Sartre à travers le roman existentialiste. En 1960, les éditions de Minuit refuseront Le Maintien de l’ordre d’Ollier décidant qu’il s’agit d’un « récit-témoignage », plus tout à fait de la littérature, et pas tout à fait du politique. Ce que, rétrospectivement, je trouve injuste et dogmatique…

Célèbre photographie de Mario Dondero, en 1959, prise devant les locaux des éditions de Minuit, rue Bernard Palissy. De gauche à droite: Alain Robbe-Grillet, Claude Simon, Claude Mauriac, Jérôme Lindon, Robert Pinget, Samuel Beckett, Nathalie Sarraute, Claude Ollier.

A.S. : Mais Ollier figure néanmoins parmi ce club très exclusif des auteurs Minuit sollicités par Jérôme Lindon pour signer le Manifeste des 121 ou Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie, en septembre 1960, n’est-ce pas ?

B.P : Effectivement. Mais il ne publiera plus jamais aux éditions de Minuit et en conservera une profonde blessure…

A.S. : Si l’on admet qu’est Nouveau Roman un roman publié aux éditions de Minuit et qualifié tel par ses éditeurs, Alain Robbe-Grillet, membre du comité de lecture de 1955 à 1985, et Jérôme Lindon, on conclut que devenir auteur du Nouveau Roman n’était pas simple. Après vous avoir lu, on sait que le rester non plus… Vous êtes sans complaisance sur les rapports tendus qu’il peut exister entre des écrivains dont les différences sont souvent plus sensibles que les points communs, mais vous dévoilez aussi un Robbe-Grillet ayant le souci de l’autre, bienveillant avec les jeunes auteurs, et grand amateur de musique.

B.P : Robbe-Grillet s’est non seulement posé la question du renouveau de l’écriture romanesque au sortir de la Seconde Guerre mondiale, mais il s’est aussi interrogé sur la manière de faire accepter cette novation afin de lui conquérir un public auprès de ses contemporains. Il est ainsi devenu moins le « pape » d’une improbable « école » du Nouveau Roman qu’un véritable chef d’orchestre. La musique est, en effet, une porte d’entrée essentielle à la compréhension de l’esthétique que défend Robbe-Grillet. Je mentionne l’importance qu’a eue pour lui le livre du résistant, chef d’orchestre et compositeur de musique dodécaphonique, René Leibowitz (1913-1972), Schönberg et son école: l’étape contemporaine du langage musical (1947). Leibowitz fut l’un des maîtres de Pierre Boulez. Je ne cite pas, en revanche, un brouillon de lettre de Robbe-Grillet où il exprime les difficultés qu’il rencontre à se familiariser avec le répertoire du Domaine musical, mais aussi comment, progressivement, les dissonances lui deviennent plus acceptables. C’est peut-être en s’intéressant davantage aux rapports entre Musique et Littérature que l’on comprendra autrement le Nouveau Roman.