Autour de Minuit

Hommage à l’une des plus belles aventures de l’édition contemporaine,

et au prodigieux catalogue qui en naquit.

 

Robert Pinget et le chemin de Minuit

par Clothilde Roullier, chargée d’études documentaires aux Archives nationales, chercheuse en arts et littérature.

 

 

 

Sur la célèbre photographie prise par Mario Dondero le 16 octobre 1959 devant les marches de Éditions de Minuit, Robert Pinget (1919-1997), apparaît au centre du groupe des Nouveaux Romanciers. Il a néanmoins, comme Claude Mauriac, la tête baissée. Généralement qualifié d’écrivain au caractère très discret, son œuvre est également restée relativement confidentielle, malgré les efforts déployés par son éditeur pour lui assurer un meilleur succès et le suivre dans sa production protéiforme et exigeante.

 

Le premier texte de Pinget publié aux Éditions de Minuit est Graal Flibuste, paru en janvier 1957. Avant cela, il a commencé par publier deux livres à compte d’auteur : à Genève, en 1944, sous le pseudonyme de Chalune, un recueil de poèmes, intitulé À Sainte-Nitouche et, à Jarnac, en 1951, sous les hospices de Pierre Boujut, aux éditions de La Tour de Feu, un recueil de contes et de nouvelles, intitulé Entre Fantoine et Agapa, tiré à 250 exemplaires. Il a quitté Genève, dont il était originaire, pour venir étudier à l’École des beaux-arts à Paris en 1946, et c’est faute de ne pas avoir pu trouver un éditeur parisien qu’il a choisi Jarnac, où un de ses camarades des beaux-arts publiait également. Les archives montrent qu’il a au moins essayé de placer Entre Fantoine et Agapa chez d’autres éditeurs, dont Gallimard, l’été 1950. Pour son livre suivant, un roman expérimental intitulé Mahu ou le Matériau, il s’acharne à chercher un éditeur d’envergure suffisante.

Première page de « Mahu ou le Matériau » édité par Robert Laffont (1952)

C’est finalement grâce à la rencontre et à l’entremise de Jean-Baptiste Rossi – qui  prendra, à partir de 1962, le pseudonyme de Sébastien Japrisot –, auteur d’un roman remarqué publié chez Robert Laffont en 1950 : Les Mal partis, qu’il accédera pour la première fois à un éditeur parisien. Le manuscrit de Mahu se retrouve alors sur le bureau du conseiller littéraire de Laffont Georges Belmont (de son vrai nom Georges Pelorson, son pseudonyme lui servant à faire oublier sa condamnation pour faits de collaboration pendant la guerre), qui s’y intéresse et le fait publier, en octobre 1952. Espoirs déçus, le livre passera inaperçu. Et dans la mesure où Laffont est à cette époque associé avec René Julliard qui détient l’essentiel des parts de sa société et a le monopole du comité de lecture, le manuscrit suivant, Le Renard et la Boussole, trop peu susceptible d’être rapidement rentable, sera refusé.

Pinget tente alors à nouveau sa chance chez Gallimard, cette fois avec succès. Le Renard et la Boussole y sera publié en septembre 1953. On peut supposer qu’il a été aidé dans son entreprise par Belmont, qui est un proche ami de Raymond Queneau, membre du comité de lecture Gallimard depuis 1938 et personnalité influente du monde des lettres au sortir de la guerre. En vérité, il se peut que Belmont soit également celui par qui Mahu a fini par atterrir, l’été 1953, entre les mains de Robbe-Grillet. En effet, Mahu a été transmis aux Éditions de Minuit par Beckett, qui était également un ami proche de Belmont (de son vrai nom Georges Pelorson, le pseudonyme permettant de faire oublier sa condamnation d’après-guerre du fait de son très vif engagement pétainiste). Cette lecture de Mahu par Robbe-Grillet contribuera à l’échafaudage de l’école du Nouveau Roman, en particulier par le biais d’un article qu’il lui consacrera dans la revue Critique, en janvier 1954. Suite à plusieurs rencontres et échanges épistolaires, au printemps de la même année, la relation entre Robbe-Grillet et Pinget est solidement établie.

 

D’une certaine manière, Pinget pénètre donc chez Minuit pratiquement en même temps que chez Gallimard, et lorsque Gallimard refuse, en 1954, ses deux romans suivants, Jonas et Graal flibuste, Minuit l’attend déjà. Il est pourtant difficile de circonscrire précisément son entrée du point de vue éditorial. Outre la circulation de Mahu dans l’édition Laffont, un manuscrit de Pinget est parvenu au 7 rue Bernard-Palissy, dans le courant de l’année 1954, même peut-être avant. Les circonstances de l’arrivée de ce manuscrit restent néanmoins mystérieuses. Une partie de ce mystère est due au changement survenu dans l’organisation de la maison Minuit pendant les fêtes de Noël de l’année 1954.

En effet, Georges Lambrichs, l’adjoint de Jérôme Lindon, démissionne le 24 décembre 1954, sans avoir traité l’ensemble de ses dossiers en cours. Pour faire face à cette défection, Lindon demande à Jacques Brenner (Jacques Meynard-Brenner de son vrai nom) de prendre le poste. C’est dans ce contexte qu’un manuscrit de Pinget comportant onze nouvelles est retrouvé. Brenner évoque cette découverte dans son journal, le 1er février 1955, et raconte ainsi l’enchaînement des événements sur le plateau de l’émission de télévision Apostrophes, le 8 décembre 1978, dans le cadre d’une dispute avec Robbe-Grillet : « Liquidant ce qui restait dans les armoires au moment où tous les deux nous avons été nommés à ce comité de lecture, je suis tombé sur un manuscrit [de Pinget] qui m’a enchanté, qui était des petites nouvelles que je t’ai passées et je reconnais que tu as trouvé ces nouvelles excellentes. Là-dessus on les donne à Lindon. Lindon les lit et les trouve excellentes. Et l’on convoque Pinget. […] Lindon lui dit : “Nous allons publier vos nouvelles.” Pinget dit : “Quelles nouvelles ? Je ne vous ai pas envoyé de nouvelles.” Lindon lui dit : “Mais ce volume, qu’est-ce que c’est ?”… “Ah dit-il, ça a paru à la Tour de feu il y a cinq ans et je ne me rappelais plus que vous l’aviez. En revanche, j’ai un roman qui est là en l’air parce qu’il m’est refusé à la fois par Gallimard et par Laffont”. À ce moment, Lindon a fait des démarches auprès de Gallimard et de Laffont pour que Pinget soit libéré de contrat. »

La fiche de lecture établie par Robbe-Grillet concernant ce manuscrit permet de savoir qu’il s’agit d’Entre Fantoine et Agapa. On ignore quand et comment celui-ci est arrivé chez Minuit. Toujours est-il que Pinget aura trouvé là, à compter de 1956 et jusqu’à sa mort en 1997, avec son dernier texte publié, Tâches d’encre, sa maison. Entre Fantoine et Agapa sera finalement publié par Jérôme Lindon en 1966, amputé d’une partie de ses histoires, qui contribuent donc au secret de l’œuvre.

Extrait du dossier autographe déposé par Robert Pinget à la Caisse nationale des lettres en septembre 1961. Archives nationales, 20130265/13.

 

Clothilde Roullier