Autour de Minuit

Hommage à une des plus belles aventures de l’édition contemporaine,

et au prodigieux catalogue qui en naquit.

 

La Réputation

par Anne Simonin, chercheuse, historienne et spécialiste de l’édition contemporaine.

 

© Pierre Olivier Deschamps / Agence VU

 

Pierre Bourdieu (1930-2002) a en commun avec Alain Robbe-Grillet d’avoir été davantage qu’un auteur et un directeur de collection (« Le Sens commun » 1964-1992) aux éditions de Minuit : le bâtisseur d’une position singulière de la maison d’édition dans le monde éditorial français dans les années soixante. Sa pratique éditoriale va nourrir sa réflexion théorique, en particulier en ce qui concerne un concept appelé à devenir central dans sa théorie sociologique : le champ, dont on a peut-être sous-estimé tout ce qu’il devait à la position singulière qu’occupe alors Pierre Bourdieu, celle de sociologue-éditeur aux éditions de Minuit depuis 1963 (voir les articles de Christian Thorel). Les éditions de Minuit vont offrir à Bourdieu un véritable terrain d’enquête. Quoi de si étonnant alors que le champ, concept qui apparaît pour la première fois sous sa plume dans un article des Temps Modernes de 1966, se développe autour de la production culturelle, et non d’objets sociologiques plus traditionnels comme la religion ou l’économie (Jean-Louis Fabiani, Pierre Bourdieu. Un structuralisme héroïque, Seuil, 2016, p. 27-65) ; que le champ soit un concept à forte densité polémique ? La sociologie de Bourdieu apparaîtra d’autant plus transgressive qu’elle portera la marque d’une maison d’édition d’avant-garde. Symétriquement, le bénéfice que les éditions de Minuit vont retirer de la sociologie de Bourdieu excède les titres publiés ou inscrits par lui au catalogue. La Distinction. Critique sociale du jugement (1979) est certes considérée, par l’Association internationale de sociologie, comme l’un des dix ouvrages majeurs de la sociologie au XXe siècle, mais Bourdieu a produit plus que des ouvrages appelés à devenir des classiques de la sociologie : il a installé les éditions de Minuit dans une position quasi-inexpugnable de maison d’édition d’avant-garde. Au mitan des années soixante, cela n’avait rien d’une évidence.

En effet, la maison d’édition connaît alors un creux, et ce de l’aveu même de Jérôme Lindon. Hormis Monique Wittig (prix Médicis pour L’Oppoponax en 1964) et Tony Duvert (Récidive, 1967), les jeunes auteurs se font rares, au moment où les écrivains regroupés par Philippe Sollers autour de la revue (1960) et de la collection Tel Quel (1963) au Seuil critiquent ouvertement les tendances prétendument métaphysiques et le « réalisme subjectif » du Nouveau Roman. Robbe-Grillet se voit détrôné au profit du Ponge du « parti pris des choses » et dépassé par une révolution du langage qui se veut intégrale. « Je lis par hasard, écrit Robbe-Grillet à Sollers, votre petite note sur Pour un nouveau roman [Minuit, 1963]. Tiens… Tiens… ! On me laisse tomber ! […] Nous avons fait un bout de route ensemble. Il ne me reste plus qu’à vous souhaiter bon voyage » (cité in Benoît Peeters, Robbe-Grillet. L’aventure du Nouveau Roman, Flammarion,  2022 à paraître, p. 264).

L’analyse la plus fine de la rivalité entre deux groupes littéraires  (Nouveau Roman et Tel Quel), que publient deux éditeurs (Minuit, Le Seuil) apparaît dans l’article « Champ intellectuel et projet créateur », que Bourdieu publie en novembre 1966, dans la revue de Sartre, Les Temps Modernes. C’est dire si les temps ont changé, et si l’engagement dans la dénonciation de la guerre d’Algérie a rebattu les cartes : le Sartre dont Robbe-Grillet n’a cessé d’attaquer les conceptions de la littérature, qualifiant de « romans naturalistes » à proscrire toutes les œuvres promues sous le nom de « littérature engagée », fournit désormais l’asile (de gauche) et aide à séparer le bon grain de l’ivraie. La « vraie » révolution dans les lettres se situe toujours du côté du Nouveau Roman (donc des éditions de Minuit) quand les « nouveaux entrants » (les Tel Quel) appliquent une stratégie de débordement qui atteste leur incompréhension du fonctionnement du champ littéraire. La marquise de Cambremer (personnage de Proust) pensait, elle aussi, que « Debussy [était], en quelque sorte, un sur-Wagner » écrit Bourdieu, donc que les arts évoluaient selon un modèle unilinéaire. Reprocher à Robbe-Grillet sa volte-face théorique entre La Jalousie (1957) et L’Année dernière à Marienbad (1961) revient à escamoter « la question purement sociologique qui est posée par le fait que Robbe-Grillet a successivement donné sa caution [aux] deux vulgates contradictoires ». Publié aux éditions de Minuit, sous le titre : L’Année dernière à Marienbad. Ciné-roman illustré de 48 photographies extraites du film d’Alain Resnais, le livre de Robbe-Grillet échappe, par effet de champ, à son auteur, à ses intentions, à ses déclarations puisqu’il intègre le « sens public » de l’œuvre, celui fixé par l’éditeur : relevant d’un genre nouveau, le « ciné-roman », publié aux éditions de Minuit, L’Année dernière à Marienbad est (peut-être) un récit « subjectif », c’est d’abord —et avant tout— un Nouveau Roman.

« L’éditeur n’est-il pas bon sociologue, lorsqu’il observe que le « nouveau roman » n’est autre chose que l’ensemble des romans publiés sous la couverture des éditions de Minuit ? » écrit Bourdieu qui, dans le cadre du champ, promeut, à côté du discours critique alors en pleine mutation, la figure de l’éditeur comme « instance spécifique de sélection et de consécration ». Qualifié « d’avant-garde » par le sociologue, l’éditeur peut être comparé à un « maître de sagesse » qui « se donne pour mission de découvrir, dans l’œuvre et la personne de ceux qui viennent à lui, les signes imperceptibles de la grâce et de révéler à eux-mêmes ceux qu’il a su reconnaître parmi ceux qui ont su le reconnaître ». L’intérêt de l’article des Temps modernes réside autant dans le texte que dans les notes de bas de page. La note 21, en particulier, qui renvoie à un entretien mené par Madeleine Chapsal, publié dans La Quinzaine littéraire du 15 septembre 1966, dessine « le portrait d’un jeune écrivain » Minuit :

 

À Jean-Louis Bergonzo qui vient de publier un premier roman, L’Auberge espagnole aux éditions de Minuit, Madeleine Chapsal demande :

– Avez-vous beaucoup lu ?

– J.L.B : La littérature classique pendant longtemps. Puis, un jour j’ai lu Molloy. Dès la première page j’ai aimé. La maîtrise du langage, l’unité, la logique […]. Ce qui m’a frappé dans Molloy, c’est un univers. Il n’y a pas ça chez François Mauriac […].

Êtes-vous content d’être publié aux éditions de Minuit ?

– J.L.B : Si je m’étais écouté, j’y serais allé tout de suite… Mais je n’ai pas osé, ça me paraissait trop bien pour moi… Alors j’ai d’abord envoyé mon manuscrit aux éditions X. Ca n’est pas gentil ce que je dis là pour X ! Puis ils ont refusé mon livre et je l’ai apporté tout de même aux éditions de Minuit.

Comment vous entendez-vous avec Jérôme Lindon ?

– J.L.B : Il a commencé par me raconter le livre. Il a vu des choses que je n’espérais pas avoir montrées, […]. Il m’a aussi parlé d’architecture. Je n’en espérais pas tant. Puis il m’a dit qu’il me publiait. Alors je suis devenu muet. »

 

Que Bourdieu mentionne (et cite en partie) cet entretien confère une portée plus générale aux propos de Jean-Louis Bergonzo, et fait de lui l’idéal-type du jeune auteur Minuit.

Dans les années soixante, un jeune auteur Minuit se caractérise donc par : une admiration inconditionnelle pour Beckett (Molloy) ; l’image exigeante qu’il se fait de la maison d’édition (« trop bien pour moi ») ; le fait d’avoir été refusé ailleurs mais pas n’importe où (« X » en l’occurrence : Gallimard); le lien qu’il noue avec l’éditeur, premier lecteur et premier interprète de son œuvre, enfin par l’émotion que provoque la publication (« muet »). On ne rentre pas, sans mauvais jeu de mots, comme dans une « auberge espagnole » au catalogue des éditions de Minuit. « Autorité consacrante », ou « auteur d’auteurs » selon la formule de Régis Debray, Jérôme Lindon l’est par la grâce de Bourdieu en 1966, mais le devient définitivement quand il se déplace à Stockholm en 1969 pour représenter Samuel Beckett à la cérémonie de remise du Prix Nobel de littérature. Quel autre éditeur a jamais littéralement reçu un Nobel ?

La distinction d’auteur d’avant-garde reste, indépendamment de sa production ou de sa consécration, acquise à l’écrivain s’il continue d’être publié aux éditions de Minuit. Bourdieu, dans un autre article, « L’économie de la production des biens culturels, théâtre, peinture, littérature », publié dans la revue qu’il a fondée, Actes de la Recherche en Sciences Sociales (n° 13, février 1977), explicite le paradoxe.

L’éditeur d’avant-garde est celui qui privilégie les « investissements risqués à long terme » sur les succès de court terme de l’éditeur commercial, recherchés par un Robert Laffont qui occupe le « pôle opposé » aux éditions de Minuit dans le champ éditorial dessiné par Bourdieu (voir l’article de Clothilde Roulier). Dans un schéma comparant les courbes de vente de trois ouvrages, entre 1953 et 1989, en mobilisant les chiffres de vente fournis par les éditions de Minuit, Bourdieu explicite en quoi la consécration par le marché qu’entraîne le Prix littéraire (le Médicis pour La Mise en scène de Claude Ollier en 1958, courbe A), si elle se traduit bien par une accélération des ventes, reste davantage, aux yeux de Jérôme Lindon, de l’ordre de l’accident heureux que de ce qui l’intéresse fondamentalement : renouveler le canon en créant une nouvelle norme culturelle légitimée à terme par la progression régulière des ventes comme avec Robbe-Grillet (La Jalousie, 1957, courbe B) et surtout Beckett (En attendant Godot, 1952, courbe C). En quoi l’éditeur est d’avant-garde puisque, son catalogue l’atteste, son autonomie vis-à-vis du marché, donc la priorité accordée à ses choix esthétique, est totale. La réalité est moins romanesque : ce ne sont pas les ouvrages de littérature qui ont garanti la survie économique des éditions de Minuit dans le long terme, mais un best-seller, Évocation du vieux Paris (1951), suivi du Dictionnaire historique des rues de Paris (1963), l’un et l’autre signé par un colonel en retraite, Auguste Coussillan (1886-1984), sous le pseudonyme de Jacques Hillairet. En revanche, les Prix littéraires n’ont jamais redéfini la valeur d’un auteur aux yeux de l’éditeur.

Les auteurs des éditions de Minuit seront couronnés par des Prix, certes, mais des Prix d’un genre particulier : des Prix à forte valeur symbolique donc à faible impact sur les ventes, tels le Prix des Critiques (fondé en 1945 qui compte Maurice Blanchot et Jean Paulhan parmi ses membres) qu’obtiennent Robbe-Grillet, Le Voyeur, 1955 ; Micheline Maurel, Un camp très ordinaire, 1957 ; Robert Pinget, L’Inquisitoire, 1963.

Autre Prix : le Médicis, fondé en 1958, destiné à couronner un récit « dont l’auteur débute ou n’a pas une notoriété correspondant à son talent », dont Nathalie Sarraute préside le jury. Robbe-Grillet, qui en est membre, réussira à en faire sinon un Prix Minuit, du moins le Prix le plus fréquemment obtenu par les auteurs Minuit (1958, Ollier ; 1964 : Wittig ; 1967 : Simon ; 1973 : Duvert ; 1983 : Echenoz ; 1999 : Oster ; 2005 : Toussaint). En ce qui concerne le Prix des Prix, celui qui est à la fois le plus populaire et le plus « vendeur », le Goncourt, quand les auteurs Minuit l’obtiennent, ils (et elle) y font événement, dit autrement : figure d’exception

Marguerite Duras est Goncourt 1984, alors qu’elle a publié vingt livres. L’Amant sera l’un des plus forts tirages du Goncourt avec plus de 1,5 millions d’exemplaires vendus. Jean Echenoz pour Je m’en vais obtient, lui, en 1999, un prix Goncourt de rupture, décrit par Le Monde en ces termes : « Couronner un écrivain respecté, publié par l’éditeur le plus rigoureux de la seconde moitié du siècle, qui vient de fêter ses cinquante ans d’édition, est une assez belle manière de se refaire une virginité ». Quant à Jean Rouaud, prix Goncourt 1991 pour son premier roman aux éditions de Minuit, Les Champs d’honneur, il fait l’objet d’une note en bas de page que Bourdieu publie dans Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, chez son nouvel éditeur, Le Seuil, en 1992 : « Le temps qui s’est écoulé depuis la date de l’enquête [allusion à l’article de 1977 cf. supra] permet de voir que les éditions de Minuit, parvenues au statut d’institution consacrée (avec, notamment, les prix Nobel de Samuel Beckett et de Claude Simon), peuvent tenter de cumuler, pour un moment […] les prestiges de l’ascétisme avant-gardiste et les profits de la réussite commerciale, par des stratégies de double jeu dont le roman de Jean Rouaud, couronné par le prix Goncourt, constitue un bon exemple » (note 5, p. 207). À l’orée des années quatre-vingt-dix, l’avant-garde aurait un sens autre qu’historique ? En quoi l’éditeur n’est effectivement pas si mauvais sociologue…

 

Anne Simonin (CNRS, CESPRA-EHESS)