Autour de Minuit

Hommage à l’une des plus belles aventures de l’édition contemporaine,

et au prodigieux catalogue qui en naquit.

 

Entre Critique et Arguments

par Christian Thorel, libraire

 

3 / Arguments, Critique, et autres Paradoxe. Des essais.

 

 

L’échec de sa collection L’usage des richesses n’empêcha pas Georges Bataille de conserver aux éditions de Minuit toute sa confiance, que le compagnonnage présent encore aujourd’hui avec la revue Critique manifeste de manière éclatante. La publication du roman très contesté L’abbé C. en 1950 précède celle en 1957 de L’érotisme. Dans cet essai, sans doute son plus célèbre et à l’origine de l’un de ses « scandales », l’auteur analyse l’interdit et la transgression. Bataille ne transigeait pas avec la liberté d’expression. Pas de limites. Le livre parut d’abord sous une simple couverture blanche, sans mention de collection. L’érotisme fut plus tard, en 1961, le cinquième volume de la collection Arguments, un lieu d’élection que l’essai n’a jamais quitté. Avant de devenir une collection, Arguments était jusqu’alors une revue (1956-1962) que Roland Barthes, Edgar Morin, Jean Duvignaud et Colette Audry fondèrent et dirigèrent afin de développer et de diffuser une pensée marxiste résolument anti-stalinienne, « multi-dimensionnelle » selon Morin. En 1958, la revue accueillit le philosophe Kostas Axelos.

Kostas Axelos résista à l’occupation allemande en Grèce, avant de s’engager à vingt ans dans le communisme, puis de devoir s’exiler dès 1945 pour sauver sa vie. L’enseignement de la philosophie à la Sorbonne et l’écriture de nombreux livres ont accompagné un engagement politique jamais démenti, et dont témoigne cette collection Arguments, prolongement de la revue, qu’il convainquit Jérôme Lindon d’accueillir en 1960. Les philosophies grecque et allemande, plus encore le marxisme furent d’évidence les clés de voûte des publications que fit paraître Axelos entre 1960 et la fin des années 90. Ainsi des classiques de la pensée marxiste, de Georg Lukacs (Histoire et conscience de classe fut le premier titre de la collection), de Rudolf Hilferding, de Karl Wittvogel ou de Karl Korsch, ainsi des essais de nouveaux penseurs, hétérodoxes, comme Herbert Marcuse, dont on sait l’importance comme inspirateur dans le mouvement de 1968, et qui sont eux-mêmes devenus des classiques. C’est aux publications de Léon Trotsky et surtout à celles de Pierre Broué, l’un des refondateurs du mouvement trotskyste en France après 1945, que la collection fut un temps identifiée, avec la parution, en 1961, de Révolution et guerre d’Espagne. Le bolchévisme, le stalinisme, l’histoire du communisme en Russie puis en Europe, vont régulièrement nourrir la collection et un lectorat avide de débats et de controverses sur la révolution de 1917. La vague « gauchiste » de l’après-68 servait particulièrement cette cause.

Pour autant, un évident éclectisme écarta Axelos de toute production doctrinaire, ainsi Gilles Deleuze rentra-t-il au catalogue Minuit par la porte Arguments avec son Sacher-Masoch, ainsi Jean Beaufret publia-t-il ses quatre volumes de dialogues avec Heidegger sous la couverture jaune et bleue, celle des années 70. Kostas Axelos, sans doute ému par un sort du monde de plus en plus complexe et aux espoirs souvent évanouis, revint en 2007 (il est mort en 2010) sur le propos d’Arguments : Il faut le dire avec et sans orgueil, la notion de planétaire dont on use et abuse si abondamment aujourd’hui, fut pensée et explicitée par la revue Arguments et développée dans la collection. C’était une des premières fois où ce terme n’indiquait pas seulement le global ou ce que l’on appelle la mondialisation, qui reste sans monde, mais tentait de penser le mot conformément à son étymologie : planète = errant. Ainsi se trouvait affrontée l’errance dans laquelle est jeté le monde moderne et ultramoderne.

Entre Arguments et Documents

 

De Kostas Axelos ou de Jérôme Lindon, on ignore lequel des deux introduisit la publication de La Guerre des juifs, de Flavius Josèphe, à moins que ce ne soit Pierre Vidal-Naquet, qui en écrivit la longue introduction, sous un titre volontiers ambigu, mais reflétant la complexité des actes et des engagements de Flavius lui-même : Du bon usage de la trahison. Sans doute dans cette nouvelle traduction du livre de l’historien romain d’origine judéenne, survivant de la guerre des juifs contre Rome, devenu chroniqueur du premier siècle de l’empire, et des derniers des douze Césars, proche de Titus, de Bérénice (?). Toujours est-il que les interprétations de cette chronique, de la vie et de l’œuvre de son auteur contiennent bien des prises de position contestées, des engagements inattendus, des risques de ruptures. La vie d’un éditeur animé par la culture du paradoxe, ce paradoxe qui dans son étymologie signifie contraire à l’opinion commune.

En janvier 1952, les éditions de Minuit publient une charge contre les excès de l’épuration. La Lettre aux directeurs de la Résistance de Jean Paulhan vaut une rupture avec les fondateurs de la maison, Vercors et l’association des amis des éditions de Minuit. Le style de Paulhan, sa précision horlogère, on la retrouve dans l’argumentation du jeune éditeur quand il met toute son énergie dans la cause de l’indépendance de l’Algérie et dans la condamnation de la torture par l’armée française. On se reportera ici au travail d’Anne Simonin, à l’histoire des éditions publiée par deux fois par l’IMEC, et à son ouvrage de 2012 chez Minuit, Le Droit de désobéissance. La collection Documents, qui justement abrite cet indispensable élément de notre connaissance de Minuit, comporte depuis 1949 plus d’une centaine de titres, qui témoignent des traces de l’histoire immédiate sur notre société. Les récits, les études, qui composent la collection ont déposé des témoignages indispensables à notre connaissance du monde et à son interprétation : Henri Alleg, David Rousset, Charlotte Delbo, Germaine Tillion, Elie Wiesel, Inge Scholl, Jacques Vergès, Robert Linhart, ou encore Pierre Vidal-Naquet et Mahmoud Darwich sont ces témoins.

La vérité sur les camps, Pierre Vidal-Naquet ne voulut jamais la laisser corrompre, ce fut le sens de sa bataille contre les assassins de la mémoire. Pas de bon usage du mensonge, pas d’éloge ici de la trahison. L’histoire, les témoignages et les archives forment la discipline de la vérité. Pour autant, comment avait-on pu mettre en doute celle des camps et laisser s’instruire un débat ? L’historien était l’ami et le compagnon de combat de l’éditeur. Il put l’appuyer par exemple lorsque Jérôme Lindon choisit de soutenir la « cause palestinienne » en publiant entre 1981 et 2003 la Revue d’études palestiniennes. N’était-ce pas une manière ici encore d’affirmer un engagement, en dépit du fait que cela lui coûta de nombreuses relations auprès des représentants de la communauté juive en France. La guerre en Israël, qui ne disait pas son nom, ne pouvait-elle pas être finalement celle des juifs israéliens contre eux-mêmes ? Qu’aurait fait le jeune Flavius ? Quoi qu’il en soit, il y avait lieu à ne rien transiger du droit de dire et d’écrire, de publier. Et de s’interdire la censure.

« La réaction indignée qu’a provoqué, en Israël et dans une partie de la Diaspora, la publication du poème de Mahmoud Darwich,  » Passants parmi des paroles passagères  » – traduit ici par cet autre poète qu’est Abdellatif Laâbi -, est doublement contestable. Elle transgresse d’abord le droit fondamental qu’a tout écrivain d’être lu dans son authenticité et non dans les interprétations qu’en donnent des traductions orientées. Mais elle met surtout en cause la liberté pour les Palestiniens de revendiquer la Palestine pour patrie. »  Jérôme Lindon (dans Palestine, mon pays, de M. Darwich, éditions de Minuit 1988)

Trente ans plus tôt, en 1957, la collection Aleph allait se consacrer à des études historiques sur les communautés juives d’Europe et d’Orient. Des textes de David Ben Gourion ou de David Ben Zvi, qui furent respectivement Premier ministre et Président de l’État d’Israël, voulaient y donner l’image d’une espérance, un espoir qui pouvait encore s’imaginer à propos des relations entre juifs et arabes.

Au sortir du grand chaos si mortel que le monde venait de traverser, l’est et l’ouest se disputaient alors une idée de la paix. Pouvait-on y croire ou en douter ? Alors même que se mettaient en marche les soubresauts de la décolonisation, se répétaient les violences du racisme ici et là-bas, celles d’un capitalisme sans fins, celles de dictatures sans limites, rien d’autre ne venait permettre d’espérer que de refuser de se soumettre. Se soumettre au désespoir comme se soumettre à l’inacceptable. C’est après 68, le temps des imaginations sans limites. En 1969, les éditions de Minuit pensèrent une collection Rupture. On y ambitionnait de « rassembler des ouvrages aussi divers par la forme que par l’inspiration, littéraires et non-littéraires, politiques et non-politiques, documentaires et non-documentaires, pourvu qu’ils participent les uns et les autres de l’esprit d’insoumission. Les soustraire ainsi à la dispersion, c’est leur permettre de mieux résister à cette neutralisation par la culture qui menace toute œuvre séparée. »

Le 25 février 1969 est sorti le seul titre jamais paru dans cette collection : Détruire, dit-elle de Marguerite Duras.

On se souvient de l’introduction de cette dérive en catalogue, de l’évocation du randonneur de minuit, du midnight rambler. Avec Marguerite Duras, nous sommes de retour en 1969. Les Rolling Stones continuent leur concert. C’est le moment de Gimme shelter. Donne-moi un abri. Quel meilleur refuge que celui d’une maison ? Seules les guerres les détruisent, pas les départs. La littérature, les essais, gardent leur abri, leur maison. Rue Bernard-Palissy, la façade est étroite et l’avenir est grand.

 

Christian Thorel