Autour de Minuit

Hommage à une des plus belles aventures de l’édition contemporaine,

et au prodigieux catalogue qui en naquit.

 

Le catalogue comme Livre des passages

Les Surréalistes, Jérôme Lindon et François Maspero sont des éditeurs qui ont fait de leur catalogue une arme politique. Affichant la cohérence de leur choix, revendiquant leur engagement, ils ont fait du catalogue autre chose qu’un inventaire incomplet et anodin de leurs publications à usage bibliographique. Le livre des livres leur doit d’être devenu le livre de l’éditeur. Anne Simonin (Revue Vingtième Siècle)

 

2 / De Sens commun à Paradoxe et retour. Des essais.

Célèbre photographie de Mario Dondero, en 1959, prise devant les locaux des éditions de Minuit, rue Bernard Palissy. De gauche à droite: Alain Robbe-Grillet, Claude Simon, Claude Mauriac, Jérôme Lindon, Robert Pinget, Samuel Beckett, Nathalie Sarraute, Claude Ollier.

Souvenons-nous, c’était en conclusion de l’épisode d’hier, un propos de Jérôme Lindon : il sera intéressant de relire ce catalogue dans plusieurs années… suivons donc ce conseil.

Rue Bernard-Palissy, au 7, la porte du bâtiment, étroit, est restée dans son arrondi, un judas à l’ancienne témoigne d’une activité antérieure, tout comme le bas-relief d’inspiration érotique dans le minuscule hall de l’escalier qui conduit aux étages. Les écrivains de la photo ont disparu, l’un après l’autre, Nathalie (Sarraute), Samuel (Beckett), Robert (Pinget), Alain (Robbe-Grillet), Michel (Butor, lequel n’est pas sur l’image), et trois Claude (Ollier, Simon, Mauriac, ce dernier : qui passait ?). Dans le bureau du troisième étage, celui de Jérôme Lindon, devenu celui d’Irène, sa fille, puis celui de Thomas Simonnet, la production éditoriale de la maison est déployée sur les étagères d’une bibliothèque, derrière et à droite d’un bureau d’apparence simple. On avance un regard prudent, pudique même. Sans être sûr que tout est là, tout de l’histoire y est représenté. En archives, ailleurs, des traces nous informent, celles des livres imprimés sont imprimées sur des catalogues. Le voyage y est moins formateur que dans les livres eux-mêmes mais plus confortable. Si la carte n’est pas le territoire, si le catalogue n’est qu’un guide et un aide-mémoire, il nous sera ici le seul mode d’accès à une courte exploration.

 

Paradoxes et autres complexités

– De deux choses l’une, poursuivit Carrier. Ou bien vous n’irez pas là je pensais que je présume que vous irez, et vous vous rendrez dans un autre endroit, sans d’ailleurs être sûr que ce n’était pas justement cet endroit-là que j’avais prévu.

Il s’embrouillait un peu dans les relatives.

– Ou bien alors, si vous êtes plus malin, ce qui n’est qu’une sorte de second degré de la naïveté, vous vous rendrez à l’endroit que vous aviez initialement prévu, toujours sans savoir si ce n’était pas précisément là que je voulais vous amener. C’est un processus classique, voyez-vous, un jeu de miroirs qu’on peut compliquer à l’infini. (Jean Echenoz, Le Méridien de Greenwich, 1979)

Comment dire mieux que Jean Echenoz, dans ce jeu de pieds et de contrepieds, l’absence de vérités stables ? Plus que le « trouble dans le naturalisme » ou que l’invention d’une sorte de méta-roman, les écrivains du Nouveau Roman apportèrent au lecteur la légèreté de l’abstraction et celle de l’humour, du décalage, de la distorsion, du trompe-l’œil mais aussi de la matérialité des choses et du détail. Comment, ainsi porteur de cet écart volontaire de la « vraisemblance » dans la littérature, Jérôme Lindon n’avait-il pas créé plus tôt une collection intitulée Paradoxe ? Samuel Beckett, Robert Pinget ou Alain Robbe-Grillet, puis Jean Echenoz, Jean-Philippe Toussaint, Yves Ravey, Christian Gailly, grands praticiens du décalage et magiciens des incertitudes, auront-ils finalement anticipé, dans le bleu du titre et du liseré, cette collection à la maquette cousine de « La Blanche » des romans Minuit et au titre finalement évident, Paradoxe, qui débuta en 1993 par Le Paradoxe du menteur. Sur Laclos, premier livre de Pierre Bayard, essai séminal diraient certains, si cette idée d’une sorte de modèle ou de descendance pouvait s’appliquer à des œuvres (notamment celle de Pierre Bayard) qui s’emploient à dérouter le lecteur, et à justement ne pas avoir de modèle. C’est dans dans cette lumière de livres à la couverture mate qu’Irène Lindon accueillit avec enthousiasme (et entre autres) des essais de William Marx, de David Lapoujade, de Véronique Toudoire-Surlapierre, de Jean-Louis Chrétien ou encore de Peter Szendy et de Georges Didi-Huberman, deux visiteurs du soir du Banquet du Livre. Ici, la recherche universitaire se méfie des codes, elle est naturellement transversale et plus encore, appuyée par son écriture, elle se veut « paradoxale ».

 

La chose du monde la mieux partagée ?

Il n’est pas nouveau que l’on se déprenne de l’emprise et des méthodes de la « vieille université ». Déjà en 1868, à la veille de la création de l’École Pratique des Hautes-Etudes, le ministre de l’Instruction publique, Victor Duruy traduit la lassitude de scientifiques envers l’institution universitaire en ces termes : « L’École Pratique des Hautes Études est un germe que j’ai déposé dans les murs lézardés de la Vieille Sorbonne ; en se développant il les fera crouler. » Un peu moins d’un siècle plus tard, en 1964, Pierre Bourdieu intègre l’EPHE, avant d’en transformer la VIè Section en l’EHESS, fabrique « définitive » de la vie de la recherche en sciences humaines et sociales en France. Pierre Bourdieu rencontre Jérôme Lindon par l’Algérie, où son séjour d’assistant à l’université transforme son avenir de professeur de philosophie en sociologue. En 1964, la collection « Grands Documents » accueille Le Déracinement, puis la même année Les Héritiers, avant que Pierre Bourdieu et Jérôme Lindon ne s’accordent sur l’idée d’une collection de sciences sociales qui va avoir un avenir. Durant une trentaine d’années, Pierre Bourdieu partagera son domaine, Le Sens commun, entre la sociologie et l’ethnologie françaises (Mauss, Durkheim entre autres) et les écoles anglo-saxonne et américaine de sciences sociales, en accueillant de grandes traductions, Erving Goffman, William Labov, Gregory Bateson, Richard Hoggart. Alors même que depuis 1975, grâce à ses livres et à la revue Actes de la Recherche en Sciences sociales qu’il a créée avec Fernand Braudel, les éditions de Minuit sont le point de repère majeur de la sociologie contemporaine. La Distinction, publiée fin 1979, va progressivement « monumentaliser » Pierre Bourdieu. On pourra lire dans une des chroniques d’Anne Simonin l’importance que Pierre Bourdieu accordait à Minuit dans le champ de la production éditoriale des sciences humaines et de la littérature, et la place politique de la maison et de son directeur. En dépit de cela et de trente années de complicité active, l’éditeur et le chercheur se séparent, en 1992. S’il n’est pas utile de revenir sur une rupture qui a fait l’objet de bien des récits, il convient de rappeler que le sociologue s’émancipe en créant une structure éditoriale, Raisons d’agir, et qu’il va accentuer sa participation active aux débats de société, en particulier avec la parution en 1993, aux éditions du Seuil, de La Misère du monde, puis par son implication directe dans la vie politique.

En 1970, Chris Marker réalisa le portrait de son ami François Maspero. Il intitula son film : Les mots ont un sens. Paradoxe, comme collection princeps des essais des éditions de Minuit succéda à Sens commun. N’est-ce que le hasard ou la revendication d’un décalage ? Alors oui, en effet, les mots ont un sens…

 

Usage des richesses.

 

A l’image de Georges Didi-Huberman, Clément Rosset et Gilles Deleuze (dont le dernier livre édité de son vivant parut dans la naissante collection Paradoxe) étaient des « transfuges » de la collection « Critique », formidable réservoir d’activité philosophique, que Jean Piel inaugura en 1967 avec la réédition de La Part maudite de Georges Bataille, au demeurant son beau-frère et surtout ami, et dont la revue Critique, créée par lui-même et Maurice Blanchot en 1946, donna naturellement son nom aux essais d’une nouvelle génération d’intellectuels. C’est dans le bleu du ciel de leurs couvertures que les livres de Critique ont enveloppé la pensée de Jacques Derrida, de Gilles Deleuze, de Vincent Descombes, d’Emmanuel Levinas, de Michel Butor, de Luce Irigaray, de Michel Serres, de Jacques Bouveresse. La collection a vécu quelques courtes années après la mort de Jean Piel, avant que dans la maison Minuit, ne se décide de concentrer sa production « hors-littérature » dans le seul creuset des auteurs de Paradoxe. Conduisons, à rebours, notre exploration sur les traces des sciences humaines et sociales, et de la philosophie, dans le demi-siècle de Minuit, en en survolant la carte.

Auparavant, Jean Piel et Georges Bataille publièrent les deux seuls livres d’une collection que les éditions de Minuit accueillirent en octobre 1947, « L’usage des richesses ». Un très long texte de Georges Bataille introduit à cette collection qui resta sans avenir autre que le présent heureusement incessant de La Part maudite, que Jérôme Lindon publia en 1949 : Seul le don sans espoir de profit, tel que l’exige un principe d’excédent final des ressources, peut sortir le monde de l’impasse. L’économie a, dès maintenant, déterminé en profondeur un renversement radical des idées ; mais ce renversement doit encore être effectué pour répondre aux exigences de l’économie. C’est ce qu’écrivait Bataille il y a près de 80 ans… Cette collection fut un échec. Ainsi que l’écrit Anne Simonin en 2004 dans la revue Vingtième Siècle, Limiter à ces deux ouvrages parus le travail de directeur de collection accompli par Georges Bataille méconnaît une part essentielle de son activité. Sa correspondance révèle la diversité de ses préoccupations et de ses centres d’intérêt dans le cadre d’une maison qui n’a ni les moyens, ni, souvent, la volonté de les réaliser. Pour la seule année 1948, Bataille envisage la traduction de La Morale protestante et l’esprit du capitalisme de Max Weber par Pierre Klossowski, celle du Rapport Kinsey et du livre de Keynes, How to pay for the war, mais aussi la publication de lettres inédites de Sade par Gilbert Lely et un livre de Dumézil. Le fait que l’ensemble de ces textes ait été publié ailleurs montre que Bataille se trompait peu dans ses choix et l’on se prend à imaginer que les éditions de Minuit l’eussent appuyé, devenant ainsi avant l’heure, dès les années 1950, un éditeur important de sciences humaines.

Une page du catalogue qui se tourne, un fragment de la carte avant qu’on ne la déplie autrement, dans ce désordre on ne s’étonne pas vraiment que Bataille y suive Bourdieu. Ce dernier n‘est d’ailleurs pas tout à fait l’introducteur des sciences humaines chez Minuit. Dans la maison, la guerre, la bombe, ont conduit intellectuels et scientifiques à interroger la technique. Dans la collection L’Homme et la machine, Georges Friedman, ami de Lindon et sociologue à l’EPHE, publiera neuf livres entre 1951 et 1957, autour des problèmes humains liés au machinisme.

 

Car finalement ce qui domine des lignes qui précèdent, c’est bien le fait d’être à l’heure de son temps et de son espace. Depuis le bureau de la rue Bernard-Palissy jusque sur les tables des libraires et les chevets des lecteurs, il y a un monde. Les battements de son cœur n’échappent ni à l’éditeur ni à l’auteur. Ainsi retrouverons-nous demain Georges Bataille auquel nous devons tant. Yannick Haenel nous en a donné la preuve lundi.

 

Christian Thorel