Autour de Minuit

Hommage à une des plus belles aventures de l’édition contemporaine,

et au prodigieux catalogue qui en naquit.

 

Fonder et re-fonder les éditions de Minuit

par Anne Simonin, chercheuse, historienne et spécialiste de l’édition contemporaine.

 

Les éditions de Minuit ont été fondées, sous l’Occupation, en 1942 par un écrivain, Pierre de Lescure (1891-1963), et un dessinateur, Jean Bruller (1902-1991) qui, sous le pseudonyme de Vercors, signera le titre le plus célèbre du catalogue clandestin et de la littérature de résistance, Le Silence de la mer. À partir de 1948, Jérôme Lindon (1925-2000) va prendre la direction d’une entreprise dont il mettra dix ans à inventer un modèle éditorial singulier, tout en conservant l’esprit qui a présidé à la fondation des éditions de Minuit, et qui se ramène à un principe : l’insoumission.

En 1942, sur un feuillet libre inséré dans Le Silence de la mer en guise de préface à un livre qui est tout autant un texte qu’un acte instituant la première (et la seule) maison d’édition clandestine en France occupée, Pierre de Lescure écrivait : « Il existe encore en France des écrivains qui ne connaissent pas les antichambres et refusent les mots d’ordre […]. Voilà le but des éditions de Minuit. La propagande n’est pas notre domaine. Nous entendons servir […] librement notre art […]. Peu importe une voie difficile […] ». Ce chemin de crête Jérôme Lindon va l’emprunter à son tour, convaincu que la liberté d’expression oblige et qu’il est de la responsabilité de l’éditeur de la préserver, pour ses auteurs certes, mais aussi, plus largement, pour la République démocratique (en quoi Jérôme Lindon est résistant, appartient à cette génération d’insoumis pour qui la République et l’intérêt général font sens). Jérôme Lindon n’identifiera jamais les conditions d’exercice du métier d’éditeur sous l’Occupation (avec déportations et peines de la mort lente pour les écrivains et les imprimeurs arrêtés et déportés par les nazis) et les conditions d’exercice du métier d’éditeur sous les IVe et Ve République, même pendant la guerre d’Algérie, mais c’est d’une guerre à l’autre, qu’il conquerra sa pleine légitimité à la direction des Éditions de Minuit.

Jean Bruller-Vercors et Jérôme Lindon

En opposant au droit de veto réclamé par le fondateur et principal créancier des Éditions, Jean Bruller-Vercors, un refus, Jérôme Lindon, contre l’avis de sa famille, a « pris » les éditions de Minuit en 1948. Il lui faudra dix ans pour les « re-prendre ». « Reprise » ? La notion vient de Kierkegaard et induit un rapport singulier au passé qu’il ne s’agit ni de renier, ni de monumentaliser, mais de considérer comme une matière vivante dans laquelle on incorpore du présent. La « reprise » est un re-commencement qui « prétend retrouver ce qui a été sous une forme nouvelle concrète en se dirigeant vers l’avenir. Il s’ensuit que la véritable reprise […] est une re-création » (Nelly Viallaneix) qui se déploie dans un temps nouveau : le futur du passé. « Reprise » : la notion apparaissait suffisamment importante à Robbe-Grillet pour qu’il lui consacre un livre, La Reprise (2001). Quant au « futur du passé », n’était-ce pas le temps du roman de Jean Echenoz, 14 (2012) ? Jérôme Lindon s’en était allé. Donc était toujours là, dans ce « livre des livres » qu’est le catalogue de l’éditeur, du petit éditeur qui choisit seul ou presque les livres qu’il publie. Et quand, en 1959, Jérôme Lindon publiait La Bible. Le livre du commencement, la traduction littérale de la Genèse par Edmond Fleg, c’est bien une nouvelle époque qui commençait pour les éditions de Minuit. On était alors dans une guerre qui ne disait pas son nom, la guerre d’Algérie.

En février 1958, les éditions de Minuit publient La Question d’Henri Alleg. « Henri Alleg » est un pseudonyme : celui choisi par Henri Salem, dans la résistance au sein du Parti Communiste Algérien. Henri Alleg est journaliste (il dirige le journal Alger Républicain). Il a l’habitude d’écrire et il écrit « comme un témoin dépose » (Cambacérès). Le conseil est-il parvenu jusqu’à lui, par l’entremise de son avocat, Me Matarasso, alors qu’il est emprisonné à Alger ? Toujours est-il que son texte a d’abord été écrit sous forme d’une plainte publiée dans L’Humanité. En le reprenant aux éditions de Minuit, sous forme de livre, dans la collection « Documents », Jérôme Lindon change radicalement sa portée. Ce passage de la plainte politiquement orientée au livre publié dans une maison d’édition littéraire indépendante est fondamental. C’est Jérôme Lindon qui le dote d’un titre polysémique. La question, c’est, à la fois, le nom de la torture sous l’Ancien Régime ; c’est aussi la question posée par les éditions de Minuit aux pouvoirs publics : comment, après avoir lu Alleg, continuer à nier la pratique de la torture par l’armée française en Algérie ? Le 27 mars 1958, le livre est saisi. Les ventes frôlent les 70 000 exemplaires. La IVe République expire moins dans d’insurmontables contradictions que la saisie ne couronne une stratégie éditoriale subversive : en effet, une campagne de publicité, payée à prix d’or par les éditions de Minuit, pourtant en faillite, s’étale dans tous les arrondissements parisiens depuis le 20 mars annonçant sur 2 mètres sur 2 : « Henri Alleg a payé le prix le plus élevé pour avoir le droit de rester un homme »… Quand Bernard Chardère, le fondateur de la revue Positif, évoquera, dans ses Mémoires (1992), la bibliothèque du parfait moderne, ce n’est pas La Question, mais « la saisie de La Question » qu’il retiendra comme « livre blanc annuel » de l’année 1958, attestant, en quelque sorte, le sens supplémentaire apporté à La Question par son inscription au catalogue des éditions de Minuit.

« Si, écrit Jean Ricardou, voilà quelques années, je suis allé apporter mon premier roman [L’Observatoire de Cannes, 1961] à une petite maison d’édition, c’est sans doute parce qu’elle venait de publier sur dix ans les romans des écrivains qui me semblent compter aujourd’hui mais également parce que cette maison avait aussi publié un témoignage pour l’émancipation de l’homme : le récit d’Henri Alleg, La Question ». Aux éditions de Minuit, la guerre fait alors rage sur deux fronts : celui des conventions romanesques, avec le Nouveau Roman ; celui de la dénonciation de la torture, avec des publications subissant des saisies à répétition jusqu’en 1961 (10 au total). Mais si l’éditeur multiplie les prises de risque, il dissocie les genres, afin de bien marquer sa distinction vis-à-vis de la « littérature engagée », celle des éditions de Minuit de l’origine, celle défendue par Sartre dans les années cinquante. Le Nouveau Roman se consacre aux innovations textuelles quand les témoignages, publiés dans la collection « Documents », dénoncent la guerre en Algérie. Le nouveau, —l’impossibilité d’assimiler le Nouveau Roman à un retour à l’art pour l’art, les Documents à la littérature de résistance ou au roman existentialiste—est dans la réverbération d’un genre sur l’autre organisée au catalogue en publiant simultanément Nouveau Roman et Document : en 1958, Moderato Cantabile de Marguerite Duras est contemporain de La Question quand, en 1960, La Route des Flandres de Claude Simon est en librairie en même temps que Le Désert à l’aube de Noël Favrelière (ouvrage saisi).

En 1942 comme en 1958, les éditions de Minuit sont un éditeur engagé mais le sont différemment. Et si les relations entre Jean Bruller et Jérôme Lindon ne sont alors pas exemptes de tension, l’important n’est-il pas que le nom de Vercors et de Jérôme Lindon figurent parmi les signataires de la Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie dit Manifeste des 121 qu’impriment et diffusent les éditions de Minuit en septembre 1960 ?

 

Anne Simonin (CNRS, CESPRA-EHESS)