Dans mon périple d’écriture estival je reviens au silence, celui de ma mère. Je reviens à la présence de l’absence de mon frère que je n’ai jamais connu, et qui a pourtant toujours été à mes côtés, comme les scènes de la Shoah dissimulées dans le silence de ma mère. Elle a tant soustrait de ce qu’elle avait vécu pour me protéger, et elle me l’a pourtant transmis dans l’écho de son mutisme. Je rassemble des bribes d’une histoire absente qui flottent dans les monceaux de l’expérience commune. Je rassemble des scènes restées dans la mémoire de vieilles femmes qui ont été avec elle dans les camps de la mort. Des mots qui me sont parvenus des décennies après sa mort, qui me l’ont rendue telle que je ne l’ai jamais connue : jeune, battante, fière. La présence se stabilise dans le silence de l’absence, par la force imaginative de l’écriture. Peut-être comme un personnage de théâtre que nous contemplons tout en le jouant.

L’amour du théâtre a rempli mon enfance de fille unique, née de parents âgés. Il était clair que là, dans la boîte qui était de l’autre côté du rideau coulissant, le dissimulé allait se révéler, et le secret qui remplissait le troisième étage d’un nouvel immeuble de Tel-Aviv fraîchement enduit de chaux, comme si rien avant lui n’avait existé, ce secret allait apparaître. Nous marchions tous les trois. Mon père et ma mère vêtus de leurs plus beaux vêtements se tenaient la main, et le cœur battait au rythme des trois sonneries puissantes qui résonnaient lorsque les lumières s’éteignaient, et que s’allumait le projecteur sur le rideau rouge qui s’ouvrait doucement dans le bruissement de ses plis lourds, et dévoilait ce qui allait être vivant durant une heure ou deux avant de disparaître. Mon élan pour la mise en scène découlait probablement de ce mélange ensorcelant d’existence et de disparition, et de ce savoir que nous avions à la maison : ce qui a disparu a aussi un visage. C’est ainsi que dans cette aspiration à mettre en scène, il y avait le désir de saisir dans les tréfonds de l’acteur ce qui était dissimulé en lui, ce qui allait épouser son personnage, ou ce qu’il allait présenter, tel un oiseau rare, face au public. C’était la passion pour ces instants frémissants dans la salle de répétition ou sur scène, là où l’acteur incarne ce qui est absent, et se révèle à travers lui.

Et c’est ainsi qu’autour du sujet « penser, rêver, agir », j’aurais sûrement évoqué devant les participants de ce Banquet d’été mon travail en cours sur le « Rassemblement pour le jour de la Shoah ». A la fois une pièce écrite pour le public, une cérémonie, une écriture collective, un seder de Pessah où l’on se souvient, ici et maintenant, de la Shoah. Un recueillement où la mémoire devient à la fois une responsabilité et un acte.

Car la question entêtante est celle-ci : qu’est donc la vie des mots qui sont créés entre-deux ? Quelle est cette vie dans tous ces ici et maintenant qui changent selon les êtres et les époques ? Comment ce qui a été rêvé peut être exprimé telle une prière ? Et comment ce qui est espoir se transforme en présence et en combat.

Chers amis, je suis avec vous dans toute la présence de mon absence. Dans la salle du Banquet, dans la cour, sur le pont qui enjambe la rivière. Mais nous boirons encore le vin ensemble, pour ne pas renoncer au plaisir de la rencontre. Pour l’heure, je lèverai mon verre de loin, Lehaïm, à la vie !

Michal Govrin

Traduit de l’hébreu par Valérie Zenatti