… Les Juifs de Narbonne au Moyen-Âge (suite)

 

Les Chrétiens tiennent que le Messie est déjà venu, que les juifs n’ont pas voulu le reconnaitre, et que donc leur exil n’est plus qu’une errance inutile. Les Juifs défendent la thèse inverse : le Messie n’est pas encore venu, et le christianisme n’est qu’une simple puissance politique.

Les confrontations intellectuelles se multiplient, la plus célèbre étant La Dispute de Barcelone (dont le texte a été publié aux éditions Verdier en 1984), qui illustrent la rupture entre judaïsme et christianisme.

Au même moment, un foyer d’études juives rayonne en Languedoc. Narbonne accueille une importante communauté qui bénéficie de privilèges particuliers – les Juifs peuvent posséder des biens et les transmettre par héritage, ce qui est interdit partout ailleurs – et qui entretient, jusqu’à l’expulsion de 1306, des maisons d’étude dont la réputation, ainsi que celle des rabbins qui y enseignent, s’est largement répandue dans l’Europe toute entière. Rabi Sheshet ben Isaac, natif de Narbonne, surnomma la ville Ner Binnah, le phare de la pensée, le cierge de l’intelligence, à cause de la qualité de l’enseignement sur la Torah et le Talmud dispensé dans les yeshivas de la ville.

Claire Soussen et Jean-Michel Mariou

C’est un point d’histoire qui a été assez peu documenté, et nous souhaiterions susciter de nouvelles études à ce sujet. Le livre de Jean Régné, paru en 1912, Étude sur la condition des Juifs de Narbonne du Ve au 14è siècle, est une source très précieuse, mais il est surtout consacré, comme la plupart des études sur cette époque, aux questions sociologiques, à la répartition des métiers, la place des Juifs dans la société méridionale, l’organisation entre les communautés, les rapports au pouvoir, à la justice, aux lois civiles et religieuses.

Nous pensons qu’il y aurait un grand intérêt à travailler sur ce qui a fait précisément le rayonnement de la communauté narbonnaise, qui n’est pas sociologique ni économique, mais qui relève du domaine de la pensée. Y avait-il une spécificité de l’enseignement dispensé dans les Yeshiva de Narbonne ? Quel rôle ont joué les érudits et les savants qui les animaient dans les débats qui ont bouleversé toutes les communautés de cet arc méditerranéen pendant presque trois siècles ?…

Avec Claire Soussen, professeure d’université en histoire du Moyen-Âge, spécialiste des relations entre Juifs et Chrétiens à cette époque, que nous étions ravis d’accueillir pendant le séminaire des 14 et 15 mai, il nous a semblé que nous aurions d’abord profit à étudier tous les légendaires qui prétendent expliquer la situation particulière de la communauté juive de Narbonne…

Le troubadour Aymeri de Narbonne raconte dans une chanson que c’est Charlemagne qui avait organisé le siège de Narbonne contre les Sarazins au VIIIe siècle. Il s’était alors trouvé en danger de mort, et ne dut son salut qu’à un chevalier juif qui lui donna son cheval et se fit tuer à sa place. Pour le remercier, Charlemagne aurait accordé à ses descendants une Seigneurie à Narbonne, avec le titre de Roi des Juifs.

Dans une autre légende, Philoména, que l’on connaît par quatre manuscrits, deux en latin et deux en langue d’Oc, ce sont les chefs de la communauté juive qui livrent par la ruse la cité au Roi des Francs. D’autres sources présentent d’autres versions.

Il y a réellement, pendant tout le Moyen-Âge, un Roi des Juifs à la tête de la communauté narbonnaise : le Nassi, c’est ainsi qu’il s’appelle, et sa famille jouissent d’un grand prestige, grâce à la filiation biblique revendiquée au Roi David. Le Nassi est le chef spirituel et temporel de la communauté, maître des académies et des écoles.

Moïse Maïmonode

Pour l’enseignement, deux écoles bien distinctes, « La vieille école » et « L’école des jeunes », Scholas Vestras, sont logées à l’intérieur d’imposants édifices. Une est située dans la partie vicomtale de la paroisse Notre Dame Majeure, au centre du grand quartier juif. Une yeshiva, ou école talmudique supérieure, ou encore « école des vieux », avec plusieurs niveaux d’études.

La protection vicomtale favorise cette éclosion de la pensée juive, et parallèlement kabbaliste. Même si les équilibres sont fragiles : en 1236, lors de la fête de Pourim à Narbonne, la foule déchainée s’en prend aux Juifs, excitée par le clergé, jaloux, et les milieux d’affaires revanchards. Mais malgré tout, l’expansion judaïque continue. Quatre ans plus tard, en 1240, on inaugure même la nouvelle synagogue.

Vers 1300, on comptait 165 familles juives représentant plus de 1000 âmes, avec un niveau d’étude et d’enseignement de très haut rang, unique en Languedoc.

Mais en 1306, les persécutions connaissent un niveau insupportable, qui se traduisent par l’expulsion de la communauté, qui s’éloigne vers Montpellier ou vers le Sud, sur les terres du Royaume d’Aragon.

Ce qu’on retrouve au Moyen-Âge à Narbonne, comme dans tout le royaume d’Aragon, que Claire Soussen a étudié plus particulièrement, c’est ce principe que le pouvoir royal étant assez éloigné, il doit composer avec le pouvoir du clergé local, et le pouvoir de l’aristocratie. Il y a donc tout un jeu d’alliances avec les autres communautés pour peser le plus possible, et les Juifs, qui peuvent penser, mais pas agir, sont des alliés parfaits…

Tout au long du 13e siècle, une œuvre, publiée vers 1190 en arabe mais bientôt traduit en hébreu, puis en latin à l’usage des chrétiens, Le Guide des Égarés, va susciter une longue controverse à travers le monde juif méditerranéen et oriental. Son auteur, Moïse Maïmonide (Cordoue 1138, Fostat en Égypte 1204), figure majeure du judaïsme rabbinique, se distinguait par sa connaissance de la philosophie, notamment celle d’Aristote, de la théologie musulmane et des sciences de son temps. Il se fit l’apôtre d’un savoir juif et d’une pratique, épurés des superstitions, et fondés sur l’intelligence.

La communauté et les savants Juifs de Narbonne prirent toute leur part dans cette controverse. Les tensions qu’elle provoqua contribuèrent aussi à l’affaiblissement du foyer de pensée narbonnais, et à sa dispersion vers les maisons d’étude de Montpellier.

C’est cette expérience que nous souhaiterions étudier d’avantage, en éclairant les sources existantes et en suscitant des travaux susceptibles d’en élargir la connaissance.

 

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