n° 87

juin 2018

LA PREMIÈRE RÉSIDENCE PARTAGÉE S’ACHÈVE A LAGRASSE

EDITO

L’idée était simple, et très nouvelle. Jusque là, la Maison du Banquet et des générations accueillait chaque année un ou deux écrivains en résidence. Cela voulait dire qu’il venait, deux jours par-ci, trois par là, pour animer des ateliers, ou rencontrer des lecteurs. Pas d’engagement d’écriture.

Reprenant une des ambitions majeures du Banquet d’été, faire se rencontrer, dialoguer et échanger, dans un lieu, des créateurs et chercheurs de disciplines variées dans lesquelles ils se sentent parfois isolés, nous avons imaginé une nouvelle manière de résidences : un appel à candidatures est lancé deux fois par an autour d’un thème (La Frontière au printemps, En ruines à l’automne), et un jury sélectionne trois dossiers parmi les reçus (49 au printemps pour le premier appel, 116 pour l’automne prochain). Trois dossiers différents, mais dont le jury pense qu’ils sont susceptibles de résonner ensemble.

Le jury est composé du philosophe Paul Audi, de l’anthropologue Domenge Blanc, des éditeurs Colette Olive (Verdier) et Benoît Rivero (Actes Sud), de Cécile Jodlowski-Perra, Directrice d’Occitanie Livre et Lecture, de Jacques Comets, monteur de cinéma et responsable des études de montage à la Fémis, Nicolas Conéjéro, chef du service Culture du Conseil Départemental de l’Aude, et Jean-Michel Mariou, journaliste. Le 15 janvier, il a sélectionné les trois premiers lauréats de ces nouvelles résidences partagées.

Le thème proposé était La Frontière. Voici leur présentation et le résumé du projet sur lequel ils ont été retenus.

 

Perrine Lachenal :

Post-doctorante au CNMS [Center for Near and Middle Eastearn Studies], Philipps Universität, Marburg, Allemagne.
Chercheuse associée à l’IDEMEC [Institut d’Ethnologie Méditerranéenne, Européenne et Comparative], CNRS, UMR 7307, MMSH [Maison Méditerranéenne des Sciences Humaines], Aix-en-Provence.
Chercheuse associée au CEDEJ [Centre d’Études et de Documentation Économiques, Juridiques et Sociales], CNRS, le Caire, Égypte.

Son projet : « Dans le cadre d’une recherche postdoctorale consacrée aux reconfigurations politiques qui affectent le Nord de l’Afrique suite aux révolutions de 2011, j’ai été conduite à me rendre régulièrement en Tunisie (et plus rarement au Maroc) ces dernières années. Interpellée par l’expérience de la traversée et indépendamment de mon travail de recherche, j’ai fait le choix de me rendre systématiquement dans ces pays par voie maritime. Entre 2015 et 2017, j’ai ainsi effectué six allers-retours en bateau entre Marseille et Tunis, ainsi qu’un aller-retour en bateau entre Sète et Tanger. Au cours de ces traversées, j’ai collecté divers matériaux, notamment des photos et des enregistrements sonores. J’ai également accumulé des pages et des pages de retranscriptions d’entretiens menés à bord auprès des passagères et des passagers. Mon projet est d’analyser et d’exploiter tous ces matériaux collectés en marge de mes enquêtes de terrain, en vue de la publication d’un article scientifique dans une revue internationale de sciences sociales. »

 

 

Pierre Senges :

Auteur de nombreux romans et études littéraires, Pierre Senges s’est fait remarquer à la rentrée 2015 pour Achab, séquelles (éditions Verticales, prix Wepler 2015) et, la même année, pour un essai sur Pierre Michon, Pierre Michon, fictions et enquêtes, (éditions Cécile Defaut).

 

 

Son projet est l’écriture d’un essai fictionnel, à la manière de Thomas De Quincey ou Giorgio Manganelli, dans lequel seront comparées la frontière abstraite (dessinée sur une carte ou envisagée par un jeu d’écriture), et la frontière concrète (appliquée et perçue en situation). « Quand Pouchkine franchit la rivière Arpatchaï, ignorant encore les nouvelles limites du pays, il est persuadé de sortir de Russie et d’enfreindre facilement la loi du tsar. C’est l’autre leçon provisoire de cette aventure : la frontière est bel et bien la marque du pouvoir, mais de toute évidence, elle en détermine aussi paradoxalement les limites. Le poste frontière pourra se donner des allures militaires, un au-delà de quelques mètres échappe à sa juridiction.

Si l’occasion m’en est donnée au cours de cette résidence, je compte travailler sur cette confrontation de la frontière abstraite à la frontière concrète. Toute comparaison est d’essence littéraire – par ailleurs, le rapprochement de l’idée et de la chose réelle, d’une abstraction et des faits, n’est pas seulement un souci de géographe ou d’administration, c’est aussi l’un des plus vieux problèmes de l’esthétique. Que l’écrivain se méfie de toute réalité, à la manière de Nabokov ou de Manganelli, ou s’en réfère de la façon la plus volontariste, comme le Georges Perec de la Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, la question du rapport entre la fiction et le réel lui sera posée tôt ou tard – les œuvres de l’imagination étant pour chacun une façon d’y répondre. Ce travail permettrait de découvrir comment évolue l’idée de frontière depuis Nicolas Gogol jusqu’à des auteurs plus récents. »

 

 

Arnaud Sauli :

Cinéaste documentariste, Arnaud Sauli a réalisé, entre autres, Le Kaddish des orphelins (2015), magnifique film – le seul qui existe – sur l’écrivain israélien Aharon Appelfeld.

« Cette idée de frontière, un peu trop généraliste, mais si concrète, matérialise beaucoup de mon travail quelle qu’en soit la forme ou le sujet. J’ai filmé les Pyrénées en figurant les Carpates juives de 1941. J’ai filmé en un long traveling-avant une route menant au sommet d’une colline de Kigali, elle était la frontière départageant qui vivrait et qui mourrait. Aujourd’hui je filme à l’hôpital public la frontière entre la vie et mourir. Je filme le lien qui s’effrite entre le vivant et le mourant, sur la frontière qui se matérialise entre eux. L’hôpital est le lieu où cette frontière est tracée, au milieu d’un couloir séparant les chambres des malades, à gauche, de celles des mourants à droite. »

La première résidence partagée, première d’une longue série, s’est donc déroulée au mois de mai. Elle s’est achevée le 1er juin.
L’écrivain, le cinéaste et l’anthropologue sont repartis, chacun dans la direction de son travail.
Mais nous leur avons demandé de nous laisser un signe à propos de ces quatre semaines partagées à Lagrasse…

 

Pierre Senges

 

Pierre Senges a choisi quatre photos pour résumer son séjour à Lagrasse.

Quatre moments, quatre lieux, des instantanés d’un mois de mai partagé…

 

 

 

  1. Pont

Un résident anonyme expérimente sur le terrain le passage de la frontière : ici entre Lagrasse et Lagrasse, par-dessus l’Orbieu, qui est à l’Occitanie ce que le Danube était à l’Empire Romain (à peu de choses près). Une frontière entre le même et le même (ici Lagrasse et Lagrasse) est sans doute plus délicate à reconnaître, à mesurer, à estimer, qu’une limite entre deux contrées fortement contrastées – mettons le paradis et l’enfer, ou la Syldavie et la Bordurie – : il convient de la franchir d’un pied léger, comme s’il fallait lire du bout du doigt les Vies Minuscules traduites en braille.

  1. Feu

Selon un proverbe local, quand le mois de mai ressemble au mois de novembre, il ne faut pas espérer le contraire, il faut se contenter de renfiler des chaussettes de laine (rouges sur l’image) et de retrouver des réflexes d’automne : le feu dans la cheminée. Les lieux de travail migrent rapidement du jardin au salon, et l’anthropologue en résidence (à gauche sur l’image) profite de la chaleur pour s’efforcer de démontrer qu’il est non seulement possible, mais fructueux, de lire un livre à l’envers (Nous campons sur les rives, de Mathieu Riboulet). Au cours d’une résidence partagée avec l’anthropologue (à gauche toujours) et le cinéaste (à droite : les chaussettes rouges), on énumère différents types de frontières, pour les mettre à l’épreuve : frontière entre fiction et non-fiction, athéisme et mécréance, engagement et frivolité, poésie et prose, laconisme et volubilité, théorie et pratique, convictions et intuitions, Alaska et Yukon, portrait d’auteur et biopic, fin de vie et commencement de mort, masculin et féminin, Europe et Asie, conviction et posture, baroque et maniérisme, dévoilement et démonstration, langage et autre langage.

 

  1. Vin

Le cinéaste en résidence, à l’intérieur d’une vaste coopérative viticole (tombée en désuétude, et dont on a comblé les vides par des œuvres d’art – comme au Louvre, ou presque), se demande s’il vaut mieux céder ou résister à la tentation : pas la tentation de sauter dans le vide, aussi beau soit-il (circulaire et couleur lie-de-vin), mais la tentation de choisir un lieu pittoresque comme décor d’un prochain film. Le regard que le cinéaste porte sur ce vide lie-de-vin est à la fois technique (source de lumière, profondeur de champ, contrastes, déplacements, acoustique) et sensible (est-ce que cet endroit me plaît ? et si oui, selon quelle acception du verbe plaire ?). Quel rapport avec la frontière ? aucun, si ce n’est qu’à un moment donné, mesuré en minutes, en jours ou en semaines, il a bien fallu que ce lieu de travail se vide de ses habitants : un avant et un après sans limite clairement perceptible.

  1. Table

Des livres remarquables ont été écrits sur les bancs, leur usage, leur dessin, la manière de s’y tenir et la sociabilité qu’ils semblent engendrer, à l’heure du repas et du travail. Il y a deux bancs semblables à ceux-là dans la maison de Lagrasse, où les résidents (trois) partagent leur résidence – histoire d’être parfaitement allégorique, quand l’un se lève pour aller chercher du poivre, l’autre bascule. On y partage des livres, des noms d’auteurs morts et vivants, des titres de films, des agacements et des enthousiasmes, des questions, des doutes, des lassitudes, des curiosités nées du matin même et qui donnent raison aux jours suivants ; on y a partagé aussi du vin de différentes couleurs, et des asperges – un si grand nombre d’asperges, elles auraient pu figurer un décor de bambouseraie pour un théâtre de marionnettes.

Arnaud Sauli

 

Arnaud Sauli est cinéaste. Il est venu à Lagrasse pour finir d’écrire un film sur une des frontières les plus mystérieuses qui soient : celle qui sépare la vie de la mort. Un film sur un service de soins palliatifs d’un hôpital de Gironde…

 

 

 

Perrine Lachenal

 

Perrine Lachenal a quitté la résidence quelques jours avant la fin : son travail sur les traversées en bateau, ces frontières mouvantes et liquides, l’appelait à bord d’un porte-conteneur qui partait de Barcelone pour rejoindre New York !

Au bout de son voyage, elle nous a fait parvenir ce journal de traversée…

 

 

Lundi 28 mai, à bord du porte-conteneur « Puget », quelque part dans l’Atlantique.

J’écris ces lignes depuis l’océan, embarquée à bord d’un porte-conteneur de 282 mètres de long en direction de New-York. J’ai dû quitter un peu précipitamment la jolie maison de Lagrasse, les hirondelles qui faisaient la foire sous nos fenêtres et puis notre coin de cheminée où nous nous réfugions, Pierre, Arnaud et moi, certains soirs. Les grands bateaux n’attendent pas les petites passagères comme moi, et ma résidence se poursuit à présent en solo. Le voyage dans lequel je suis lancée m’offre un cadre unique pour poursuivre ce que j’ai entamé à Lagrasse, et avant déjà, sur l’expérience de la traversée, et la manière dont celle-ci met en jeu les frontières.

Les ports de la Méditerranée où nous nous sommes arrêtés ces derniers jours, celui de Barcelone et de Valence, m’ont impressionnée. Tout y était si grand ! Des conteneurs à perte de vue, et d’immenses araignées de fer qui s’agitaient et les déplaçaient inlassablement d’un endroit à un autre, chargeant et déchargeant les bateaux arrêtés le temps d’une nuit. J’avais l’impression d’être dans les coulisses du monde. Nous avons dépassé hier le détroit de Gibraltar, mesurant du regard la proximité entre les côtes espagnoles et marocaines. Il nous faudra à présent attendre plus de 10 jours avant de voir apparaître un bout de terre à l’horizon. Plus de 4000 kilomètres nous séparent de New-York, que nous franchissons à 30 km/h. Le calcul est vite fait.

Je m’ennuie un peu parfois. Mais c’est le jeu. Mes traversées entre Marseille et Tunis m’avaient déjà convaincue de l’impossibilité d’éviter l’ennui, et de son intérêt même. Faire le choix d’un voyage par la mer, c’est vouloir que le chemin dure et qu’il y a ait une épaisseur entre le lieu de départ et celui de l’arrivée. Le temps de faire arriver la suite. Traverser la mer ou l’océan c’est habiter quelques temps l’entre-deux, un endroit où il est difficile de dire où l’on se trouve – plus « ici » et pas encore « là-bas » – malgré le degré de précision des coordonnées du bateau qui s’affichent en permanence sur l’écran de navigation. Quand la mer est calme comme aujourd’hui, je peux écrire ou lire. Quand elle s’agite, j’écoute des émissions de radios qui me racontent l’Iliade et l’Odyssée et je me remémore les discussions que nous avons eues à Lagrasse, avec Arnaud et Pierre, sur les lieux imaginaires. J’imagine sans mal, à mesure que la météo change et que varie la hauteur des vagues, que l’océan puisse abriter l’enfer et le paradis. En guettant les baleines qui se promènent autour de nous, je pense à Pierre et à son chasseur de grands poissons, et à Arnaud en visionnant L’enfance d’Aharon depuis ma petite cabine. Je garde précieusement avec moi la liste composée ensemble, tous les trois, avec des références de livres à lire et de films à regarder dans les mois à venir.

Nous sommes 27 personnes à bord : 4 passagers et 23 membres d’équipage. Les marins sont bien occupés mais j’arrive de temps en temps à profiter de leur pause pour faire connaissance. Leurs contrats de travail sur le bateau durent entre 4 et 9 mois. La plupart ont laissé chez eux – Constanza en Roumanie, Odessa en Ukraine, Bukidnon aux Philippines ou Lisbonne au Portugal – une amoureuse ou une petite famille avec qui des messages et des photos s’échangent chaque jour grâce aux satellites. Ils me disent qu’ils sont heureux de faire ce travail aujourd’hui, et pas il y a 15 ans où il fallait écrire se contenter d’écrire des lettres, tardivement reçues et hasardeusement envoyées.

Ce soir, nous avancerons les horloges d’une heure. Nous ferons cela tous les jours, pendant 6 jours, histoire d’arriver aux États-Unis en ayant encaissé le décalage horaire. A mon arrivée à New-York, autour du 4 juin, la résidence partagée sera terminée et Arnaud et Pierre auront eux aussi quitté Lagrasse et regagné leurs pénates. J’aurais profité ce dernier mois de 2 cadres de travail bien différents, entre la Maison du banquet et l’océan atlantique, dont les clichés suivants permettent de mesurer la beauté singulière.

La dernière session de cette première résidence aura lieu du 31 octobre au 7 novembre. Pendant le Banquet d’automne, consacré aux écritures du moi et du monde, Pierre Senges, Perrine Lachenal et Arnaud Sauli viendront rencontrer les publics des Corbières et parler de leurs travaux respectifs.

La seconde résidence partagée de 2018 aura lieu du 20 octobre au 17 novembre. Le thème choisi était « En Ruines ».
Le jury vient de se réunir, et les résultats seront communiqués dans les jours qui viennent.

Pour 2019, les deux thèmes choisis sont :
Pour le printemps : Des jardins
Pour l’automne : Exhumer