Samedi 6 août 2022

 

Quand j’étais gosse, les Compagnons de la Chanson me foutaient la trouille. Si l’on exceptait le ténor Fred Mella et ses coups de trompette, il y avait là décidément beaucoup trop de voix basses, d’éclats sourds, de barytons obscurs. On aurait dit les collègues de mon père, que j’avais vu rire aux éclats, ensemble, un jour où j’allais le chercher à la sortie du bureau. Terrifiant. Et pourtant, il nous faut bien aujourd’hui reconnaitre le lien secret qui nous uni par-delà les années avec cette mythique chorale laïque : le Marque-Page et Les Compagnons, ce sont les adieux les plus longs de l’histoire de la variété…

 

 

Cinq ans après avoir annoncé leurs adieux à la scène, les Compagnons de la Chanson continuaient à se produire sur les scènes du monde entier. Pour ce qui est du Marque-Page et du Banquet d’été, le compte est à peu près le même. Entre les inondations de 2018, la pandémie et le temps administratif nécessaire à la création d’un Établissement Public de Coopération Culturelle, ça fait maintenant cinq ans que, chaque été, nous annonçons que cette année, ça y est, c’est le dernier.

 

Et effectivement, celui-ci est bel et bien le dernier Banquet du Marque-Page.

Les autres, si tout va bien, ce seront des Banquets avec le Marque-Page…

L’Établissement public Les Arts de lire est en place, il a même un directeur, Jean-Sébastien Steil, et le 1er octobre prochain, nous rendrons les clés du portail…

Et voilà qu’un livre nous sauve du vain exercice du bilan ! Ce n’est pas rien que ce soit un livre. Encore moins qu’il soit signé de Patrick Boucheron et Mathieu Riboulet. Car si ces deux-là n’avaient pas croisé nos chemins, le Banquet n’existerait déjà plus depuis un long moment. Ils surent, en 2015, nous laisser entrevoir qu’un autre avenir nous était possible.

« Nous sommes ici, nous rêvons d’ailleurs », paru cet hiver chez Verdier, redonne à lire leur dernier dialogue, à l’été 2017, sous la halle de Lagrasse. « Au-delà de nos horizons familiers, ils imaginent ce que pourrait être l’histoire mondiale de ce lieu singulier, dit la quatrième de couverture. En refusant de lui appartenir, ils l’habitent pleinement, et c’est le monde qui s’offre à eux. Le monde, sans revers et sans gloire, mais le monde. »

Une chose était de gober, bouche bée, dans la chaleur de midi, les bulles de savoirs et de rêves que Patrick et Mathieu firent voleter cet été-là devant nous. On aurait bien aimé souvent pouvoir en arrêter une, la poser doucement sur la paume de sa main, sans qu’elle explose, et considérer la moire brillant le long du globe. Mais déjà une autre était là, qui chassait presque la première. Le livre, c’est autre chose. Un autre temps. On lit ce que l’on a déjà entendu, on reconnaît les bulles, mais on va pouvoir prendre le temps de les faire tourner.

L’hiver, quand je passe, presque tous les jours, sur la place, que je longe la halle grise et vide, la cheville douloureuse sur le piège des pavés, j’ai toujours ce pincement au cœur : Mathieu est assis par terre, en tailleur, et sa tête, levée vers Patrick qui fait les mille pas d’un bord à l’autre, est légèrement penchée sur son épaule droite. Christophe Pradeau, qui connaît tout de cette aventure et qui signe là une préface importante, parle merveilleusement de ces fantômes qui vous attendent dans des endroits précis, et que l’on est les seuls à voir. Christophe Pradeau sait que « les livres, en s’entrecroisant, ajoutent des livres aux livres et nous consolent un peu de l’absence de ce qui n’a pas été écrit ».

Ainsi donc tout change à Lagrasse, sauf le Banquet. Pour le reste, il vaut mieux s’accrocher. On vend sans rire des « chocolats cathares », cette terre de vins magnifiques est devenue un centre de production de vinaigres, et sur la Promenade, une épicerie s’est même transformée en « Concept store rural« . C’est moderne. Trop ? Moi, le seul « concept store rural » que j’ai jamais connu dans ce village, c’était la mercerie de Suzanne Rivière, sur la Place de l’Ancoule. Des chaussons fourrés à l’élastique de caleçon, des boulons de 8 en cruciforme aux olives électriques pour fil de lampe, des paires de chaussettes aux ciseaux à découper le tissu, on trouvait absolument tout dans ce magasin caverne qui disparaissait sous des amoncellements de fournitures disparates. Le concept, c’était la gentillesse bougonne de Suzanne. Un jour, elle avait tricoté, avec des restes de pelotes de laine invendues, un large bonnet rasta à mon fils qui, à l’époque, se piquait de culture Reggae. Hélas, elle se trompa dans les couleurs du drapeau jamaïcain… Tout change. Mais sur le banc de pierre où, devant le magasin, elle passait la plus grande partie de ses journées, il y a aujourd’hui un pot de fleur, et une ramure qui monte le long de la façade…

 

 

Mais voilà qu’un autre livre est aujourd’hui dans l’air du Banquet, qui donnera sa chair à la lecture de ce soir, au cœur du village de Serviès-en-Val, dans l’antre déraisonnable de la Coop’Art.

« Jean-Luc et Jean-Claude », doit paraître en librairie dans moins de trois semaines (Verdier). Pour moi, c’est le roman de la rentrée. Tranquillisez-vous, c’est une expression. Ce qu’on veut dire c’est qu’en cette rentrée terrible – on n’en a peut-être pas encore tout à fait conscience, mais cette rentrée va être terrible, violente, malsaine – c’est un roman comme celui-ci qu’il faudra lire absolument. Laurence Potte-Bonneville, qui le signe, raconte une histoire d’invisibles. Des vieux qui ne sont plus que ça pour les autres, des vieux. Et dont on préfère ignorer qu’ils ont encore, comme nous, des rêves et des envies. Des marginaux un peu barrés qui ne sont plus que ça pour les autres, des marginaux. Et dont on ne veut pas savoir qu’ils ont, comme nous, des angoisses et des moments de grâce. Ce livre rappelle cette chose évidente : les marginaux et les vieux nous regardent…

Le livre demande : qu’est-ce qu’on fait des gens ? Pas des « autres », si chics, si collègues de bureau ou complices de club de lecture. Si pareils. Non, qu’est-ce qu’on fait des gens qui ne sont pas sur notre trajectoire, que nous faisons tant d’efforts pour éviter ?

Laurence Potte-Bonneville regarde les gens. Bien peu d’écrivains le font. Ce que je veux dire, c’est qu’elle sait les regarder. Un écrivain, c’est d’abord ça, un regard, avant d’être une langue. Si on tient les deux, on tient quelque chose… Et puis surtout, il faut beaucoup aimer les gens pour arriver, de cette manière, à les arracher à ce néant.

Un dernier petit problème : ce livre est un Jean-Luc, un Jean-Claude… C’est à dire un livre que les gens auront sûrement du mal à distinguer, et pas seulement à cause de la foule de la rentrée. Mais croisons les doigts, il faudrait tellement…

 

Jean-Michel Mariou