Mercredi 10 août 2022

« Un éditeur, ce n’est rien du tout ! C’est quelqu’un qui prend de temps en temps la décision d’éditer un livre, mais ce n’est pas nous qui l’écrivons !… Les gens me demandent souvent, Comment avez-vous découvert Beckett ? Mais je n’ai jamais découvert Beckett, c’est comme Christophe Colomb, l’Amérique existait bien avant qu’il n’y débarque !… »

Dans un entretien pour France Culture, en 1994, Jérôme Lindon reçoit dans son bureau Jean-Maurice de Montrémy, et bataille contre l’idée reçue qui toujours s’attacha à lui, celle d’un homme austère et cassant. Au journaliste qui remarque, pour servir son idée, que les murs de son bureau sont blancs et nus, il demande : « Que voulez-vous que je fasse ? Que j’accroche des photos de pin-up ? … »

Jérôme Lindon et Jean Échenoz, en 1995

Jérôme Lindon apparaît, dans cette série d’entretiens, comme un personnage drôle et passionnant, qui pose sur l’incroyable aventure de sa vie un regard curieux et d’une grande finesse.

« Je réponds souvent aux gens qui me demandent : Pourquoi vous ne me publiez pas ? parce que je ne me sens pas capable de vous faire lire. Ils pensent que c’est une coquetterie, une façon de se dérober, mais non ! Si j’ai l’impression de ne rien pouvoir faire pour faire lire un écrivain, il est plus honnête de ne pas le publier… »

Et s’il est vrai que la seule chose qui vaille dans ce genre d’émission, c’est lorsqu’elles permettent d’approcher la question de « qu’est-ce qu’un éditeur ? », les confidences pudiques et amusées de Jérôme Lindon sont précieuses pour commencer à s’en faire une petite idée…

Moi, le premier éditeur que j’ai jamais rencontré, c’était un universitaire triste tassé derrière un bureau dans les étages d’un immeuble d’Hachette. J’avais vingt ans et je venais, avec Gérard Bobillier, lui vendre l’idée d’un livre que nous projetions d’écrire ensemble. Pour une raison dont je suis incapable de me souvenir, nous avions prévu de partir tous les deux aux États-Unis, d’en explorer les chemins les plus secrets, et d’en ramener un ouvrage que ce type ne pouvait pas ne pas accepter avec enthousiasme. D’ailleurs, nous avions prévu qu’il commencerait ce jour-là par nous signer un chèque qui financerait le voyage… Il ne fut pas convaincu par le projet, et nous mirent fin, Bob et moi, à une carrière d’auteur qui s’annonçait pourtant très prometteuse. Je repartis de cet étrange rendez-vous avec l’impression que c’était sûrement le dernier éditeur que je voyais de ma vie. J’étais loin de m’imaginer que celui qui m’accompagnait serait, en la matière, mon maître et mon modèle.

Quand Bob est mort, trente-cinq ans plus tard, on posa cette étrange question, dans une émission de France Culture, à Patrick Boucheron : « Qu’est-ce qui vous a plu en lui ?… » Un peu embarrassé, Patrick répondit : « Je ne suis pas sûr que nous ayons aujourd’hui le cœur de parler sur ce ton-là. C’est vrai que nous sommes bouleversés par ce que Martin Rueff a appelé « sa disparition », mais il était un virtuose de la disparition, on ne peut pas dire qu’il ait beaucoup accaparé ses contemporains par une surexposition médiatique !… Alors ça parait bizarre, on va parler de quelqu’un que peu de gens connaissent, on va parler d’édition, mais au fond, j’y pense, pour les auditeurs qu’est-ce que ça peut éveiller ? Un éditeur et ses auteurs… Il y a des images, comme des restaurants où on mange des soles grillées, où l’on discute d’avenants au contrat, des cocktails de prix littéraires… Mais lui, c’était vraiment pas du tout ça !… »

La série sur les éditions de Minuit que nous publions depuis samedi dans ces pages montre à quel point parfois, lorsque le personnage est à la hauteur, un éditeur peut peser sur son époque. La vie et le travail de Jérôme Lindon, qui lui non plus n’a pas « accaparé ses contemporains » par une surexposition médiatique, est une œuvre de passage, une des plus importantes, des plus vivantes, des plus éveillées.

Et puis il y a ce mystère que nous ne saurons pas, cette relation de sentiments et d’intelligence entre un auteur et celui qui l’accueille.

« Il a ses théories, sur le singulier par exemple : le singulier, dit-il, quand c’est possible dans une phrase, c’est toujours mieux que le pluriel. Cette théorie, à ce jour, me paraît toujours juste. » Dans un petit livre délicieux, paru en hommage après la mort de Jérôme Lindon, Jean Echenoz tente un retour d’expérience : « Jeune homme, j’imaginais qu’un éditeur pouvait seconder un auteur, l’assister dans ses tourments, arpenter avec lui le Jardin du Luxembourg en discutant de la place d’un personnage, de l’articulation entre deux chapitres et toute cette sorte de choses. J’ai vite compris, avec Jérôme Lindon, qu’un éditeur a autre chose à faire, lui en tout cas. » Donc un éditeur, c’est un homme qui vous choisit, qui évite de vous donner des conseils mais qui a des idées très arrêtées sur ce qu’il faut faire, qui évite de les partager avec vous, qui parfois vous refuse sévèrement un manuscrit, qui vous laisse sans nouvelles pendant deux ans, puis qui vous rappelle. Quelqu’un qui vous accompagne à demi-mots, les vôtres.

Pour Pierre Michon, que son compagnonnage avec Gérard Bobillier a souvent sauvé du silence, « Bob, mon éditeur ? Certes, c’est ce qu’on disait. Mais il était à mes yeux tout autre chose que cette fonction somme toute restreinte. (…) Qu’était-ce ? C’était une alliance au sens antique, au sens fort. Elle ne s’est jamais démentie. Je l’acceptais en quelque manière pour suzerain (peut-être me voyait-il tel, lui aussi). Mais il n’usa jamais de ce droit : il avait un sens trop aigu du rôle qui est imparti à chacun sur cette terre. Un sens romantique, peut-être : l’écrivain par la grâce écrit en pur esprit, l’éditeur porte au jour la matérialité du texte (« je porte les valises », disait-il) ».

Après la mort de Bob, Pierre Michon rappelait que c’était avant tout un homme de victoires, et que tous les livres qui existaient au catalogue Verdier étaient autant de victoires…

 

Pierre Michon, dans le « petit cloître » de l’abbaye, pendant le Banquet 2008

 

Jean-Michel Mariou