Lundi 8 août 2022

 

« Je t’appelle, là, parce que je suis coincé, il faudrait que tu me rendes un service !… »

L’homme fait les cent pas sur le quai de la gare de Lézignan, où nous attendons tous un TER très en retard. Il a son téléphone portable vissé à l’oreille, et un Tee-shirt noir floqué Calvin Klein Jeans. « Je pars à Toulouse chercher ma nouvelle voiture, et Jean-Louis vient de me prévenir : il y a des gens qui arrivent tout à l’heure à 11 heures à l’aérodrome de Lézignan, avec un Jet privé, et ils ont besoin d’une voiture pour les amener dans un hôtel vers Narbonne… » Pendant l’espace d’une très courte seconde, j’ai eu peur qu’il dise : « …pour les amener à Lagrasse pour le Banquet du Livre. » Il m’arrive de douter de tout.

Bref, aérodrome de Lézignan-Corbières, Jet privé. À vous, rien ne vous choque ? Moi ce qui m’épate le plus, c’est que les taxis puissent encore se payer des voitures neuves…

 

Il y a du monde à Lagrasse cet été, beaucoup de monde ! Évidemment, des petits tracas de stationnement au sens profond de l’accueil et de l’ouverture aux autres, il y a de la marge pour toutes nos contradictions : nous avons souvent celle, étrange, d’organiser toute l’année des manifestations culturelles, d’inviter le plus de monde possible, et de râler quand il y a trop de gens qui viennent. Il va falloir qu’on se décide…

Ça prend souvent l’été, en milieu d’après-midi, quand on s’avise de passer par la rivière pour rejoindre l’abbaye. La « plage autorisée et surveillée » déborde de monde, et on se met à rêver comme des vieux cons à nos baignades d’antan. Entre la Camarié et le Val, on connaissait bien une trentaine de trous secrets, derrière un talus au fond d’une vigne, ou bien sous la route juste après le grand virage, des clairières d’eau qui surgissaient entre deux fourrés, et comme la mode était à la nage libre – on veut dire à poil – personne ne nous trouva jamais. Aujourd’hui, la sécheresse réduit au chagrin, dès le printemps, l’eau de toutes les rivières, et les fourrés se sont refermés. Tout le monde se baigne au même endroit, sous la police bienveillante d’un « maître » nageur tamponné par la préfecture.

Dans le dernier numéro du Fil, le journal de la Mairie de Lagrasse, un article annonce : « nous venons de franchir le seuil où nous avons plus de lits touristiques que d’habitants, ce qui met en péril la vie du village. » C’est à dire que désormais, il y a à Lagrasse un plus grand nombre de lits dans les gîtes, les locations saisonnières et les Airbnb que d’habitants réguliers. L’article parle d’un plan, actuellement à l’étude, qui permettrait de « rendre le village résilient par rapport au tourisme. (Nos excuses à Boris Cyrulnik, qui manifestement n’avait pas tout prévu…) Il ne s’agit pas d’arrêter le tourisme qui fait vivre une bonne partie de la population (le pourrait-on si nous le voulions ?). Il s’agit à terme de retrouver les 700 habitants que nous avions il y a une trentaine d’années, car les services du village sont formatés pour ce nombre d’habitants. On devra donc créer des logements plus adaptés aux problématiques contemporaines. Ce sera difficile, mais pas impossible. Il s’agit aussi de proposer des lieux et des formules pour créer des emplois qui correspondront à cette population. »

C’est une chose rassurante de voir que les élus se penchent sur le problème, même si on est bien contents de ne pas être à leur place (« Et surtout, laisse un peu mesurer les autres… »)

 

Littérature et vinaigre

 

J’ai entendu dernièrement à la radio l’histoire du petit village de Mas-d’Agenais, dans le Lot-et-Garonne, qui vient de récupérer un tableau de Rembrandt qui trônait depuis des années dans l’église, mais que le Ministère de la Culture avait envoyé à Bordeaux pour restauration. Depuis six ans, le village doutait de jamais le revoir. Mais il est bien rentré au printemps, fringant comme en 1631, année de sa création. Un Christ en croix, évalué par les experts à 90 millions d’euros, le seul tableau de Rembrandt au monde à ne pas être dans un musée ou dans une collection privée, mais dans la collégiale d’un village dans laquelle chacun peut pénétrer… L’émission racontait la manne économique qu’apportent avec eux les centaines de visiteurs qui font désormais le détour jusqu’à l’église Saint-Vincent.

Pourquoi je vous dis ça ? Parce que chacun, dans nos territoires ruraux, cherche une accroche, une idée pour détourner les gens des autoroutes et les faire entrer « dans les terres »… Et qu’à propos de tableau et de tourisme, j’ai une petite histoire à raconter… Depuis plusieurs années, j’essaye de me rendre à Jadraque, une petite ville à quatre-vingt kilomètres au nord de Madrid, pour aller voir un tableau de Zurbaran, un formidable Christ flagellé dont j’avais fortuitement appris l’existence et dont la photo, entr’aperçue, m’avait sidéré. Chaque fois que je descendais vers l’Andalousie, j’essayais de correspondre dans ces parages avec les horaires d’ouverture de l’église, strictement règlementées par la fantaisie du curé, qui conservait la clé dans la poche gauche de sa soutane. Un jour que j’avais réussi à le joindre au téléphone, il m’expliqua qu’il serait ravi de me montrer le tableau, mais que si j’arrivais après quatorze heures pile, je n’aurais plus aucune chance de le trouver : « Je déjeune avec des amis chasseurs, et je n’ai pas l’intention d’arriver en retard. » Je lui fis toutes les promesses du monde, mais les deux motards de la Guardia Civil qui m’arrêtèrent à hauteur de Zaragosse furent intraitables. J’avais dépassé la vitesse autorisée, et ma description du visage si singulier du Christ de Jadraque, que je leur détaillais avec passion, ce regard d’humain noyé et désespéré, ce geste mélancolique et désenchanté par lequel il ramassait ses habits par terre une fois le châtiment reçu, n’eurent sur eux aucun effet. C’était 90 euros à payer en liquide, et tout de suite. Je ratais donc mon rendez-vous avec le curé. En deux autres occasions, à cause de travaux sur la route puis une autre fois d’une gigantesque manifestation d’agriculteurs, j’échouais à mes audiences avec le supplicié. Je n’osais même plus téléphoner au curé. La pandémie de Covid ajouta deux années de plus, et je désespérais tout à fait d’arriver à mes fins. Au mois de mai dernier, pourtant, en descendant vers Madrid, je me rendis compte que j’étais dans les temps. Enfin, presque. Qu’il s’en fallait d’un quart d’heure. Avec le camarade qui m’accompagnait, nous décidâmes alors de tenter le coup, et nous adoptâmes dans la riante campagne de Castille un train beaucoup plus vif. Nous arrivâmes à Jadraque juste avant quatorze heures, bien décidés à trouver le curé et à le convaincre de nous révéler la merveille. Mais dans le centre du village, en chemin vers l’église, nous commençâmes à croiser quelques petites troupes compactes de retraités, qui cheminaient vers les restaurants de la sortie du bourg, et chacun portait à la main un sac en plastique vantant les mérites d’une boulangerie locale. Deuxième surprise, l’église était grande ouverte, et un flot ininterrompu de touristes espagnols entrait et sortait de la nef. Le curé et ses amis chasseurs étaient sûrement morts – peut-être du covid – en tous les cas, les règles semblaient avoir bien changé. Un guide nous expliqua en effet que les groupes se succédaient, du matin au soir, pour voir le tableau de Zurbaran qui avait été installé en majesté dans une sacristie, et que chaque groupe restait six minutes. On ne pouvait pas voir le tableau si on ne faisait pas partie de ces voyages organisés. Notre dépit, notre abattement (quelle malédiction ce Christ avait-il pu jeter sur moi ?) amusèrent plus le guide que mes gardes civils autrefois. Il fit une exception, et nous permit de nous faufiler entre deux groupes (« Allez-y, cinq minutes pour vous… »). Le tableau était là, merveilleux. Je pris une pauvre photo, et nous étions déjà dehors.

 

 

En discutant au restaurant du village, nous apprîmes que les agences de voyage madrilènes avaient fini par découvrir l’existence du tableau, et qu’elles vendaient aux associations du troisième âge une journée à Jadraque, avec deux attractions majeures, la découverte d’un tableau rare et méconnu de Zurbaran (six minutes), et la visite du fournil paysan de la réputée Panadéria La Vega de Henares, où l’on pouvait avec profit découvrir des pains de campagne remarquables. Ainsi ces retraités tranquilles que nous avions croisés sortaient-ils du second, la tête encore rempli de l’image du premier. Et je me disais qu’après tout, ces touristes croisés à Lagrasse sur nos Ramblas, qui portent religieusement au bout de leur bras le sac de la Vinaigrerie Codina, ou celui du fabricant d’apéritif local Kina-Karo, ceux-là n’ont rien à envier à leurs collègues castillans. Pourquoi à l’avenir les autocaristes du sud n’inscriraient-ils pas à leurs programmes une visite de Lagrasse avec deux points forts : la Vinaigrerie et Les Arts de Lire ?

C’est ça qui aurait de la gueule…

 

Jean-Michel Mariou

 

Mon aventure avec le Christ désemparé n’était pas totalement terminée : quinze jours plus tard, je reçus par voie postale du Gouvernement espagnol (Direction générale du Trafic) la notification d’une amende pour excès de vitesse sur la route entre Torremocha del Campo et Almadrones, juste avant la bifurcation pour Jadraque. Si je réglais sans attendre sur un site internet prévu à cet effet, ça ne me coûterait que 50 euros. Ainsi allons-nous, pauvres humains qui n’aimons pas les touristes, et qui ne cessons de voyager chez les autres, toujours trop vite…