Dimanche 7 août 2022

 

Il y a trois ans, juste avant cette pandémie qui a bien failli nous couper les pattes, nous avions décidé d’annoncer le début des conférences du Banquet de Lagrasse par l’appel d’un jingle sonore, comme en Avignon les trompettes de Jean Vilar préviennent les spectateurs que la représentation ne va pas tarder à commencer. Un signal, destiné avant tout à ceux qui traînent en terrasse du bistrot. A tout le monde, quoi… On en est restés là, bien sûr, trop occupés à vérifier les passes sanitaires. Mais l’idée est toujours là. Et en ce dimanche 7 août, j’affirme que la chose la plus juste aurait été de choisir un enregistrement du rire de Jean-Louis Comolli, pour dire que ça y est, on commence…

 

Le rire de Jean-Louis, tonitruant, vainqueur, n’avait rien d’un abandon, comme on se laisse parfois submerger par une joie incontrôlable, qui au fond vous emprisonne. Non, le rire de Jean-Louis était tendu, parfait, et il éclatait comme une convocation : je vous préviens, je ne vais rien lâcher.

La même exigence que lorsqu’il vous accueillait par un sonore : « Alors, comment vas-tu mon ami ?… » ce qui signifiait, personne n’en doutait : « Rassure-moi, on est toujours amis ? je veux dire, tu n’as rien abandonné depuis la dernière fois ? »

Un rieur exigeant, et un gourmand. Jean-Louis Comolli avait une manière appliquée d’aimer la vie. Rien ne lui paraissait plus digne de passion que l’amour, la révolte, la musique et à table, le plaisir de partager les goûts et les conversations. Je l’avais croisé de loin, un jour dans les Corbières où il était venu parler d’une possible adaptation au cinéma du Brigand de Cavanac de Dominique Blanc et Daniel Fabre, qui venait alors de paraitre chez Verdier. C’était en 1983. Deux ans après L’Ombre rouge, il attendait la sortie de son nouveau film, Balles perdues, avec Maria Schneider et Andréa Ferréol. Il s’apprêtait surtout à définitivement désespérer des contraintes de la fiction cinématographique, pour s’abandonner aux surprises de la vie pour de vrai, au pari fou d’arriver à filmer des bribes révélatrices de réel. Le brigand de Cavanac resta coincé entre ses pages de livre, et Jean-Louis commença sa longue saga documentaire sur la politique à Marseille. Filmer la politique, filmer la pensée et l’art, comme des étincelles, les fameuses qui devaient, selon le président Mao, mettre le feu à la plaine.

En 1998, le centriste Jacques Blanc est élu président de la région Languedoc-Roussillon. Drôle de centriste, qui sollicite les voix du Front National pour battre enfin sur le fil son vieil ennemi Georges Frêche. À l’époque, une partie de la gauche demande à toutes les manifestations culturelles du territoire de refuser les subventions de la Région. Nous, nous pensions qu’il y avait mieux à faire que de se saborder ainsi, les yeux et les paumes tournés vers le ciel. Et c’est grâce à Jean-Louis Comolli que nous avons trouvé une autre manière de marquer notre engagement. Les subventions, après tout, c’est l’argent décentralisé des contribuables. C’est le nôtre. Rien à voir avec la perversité de qui les distribue. Au Banquet qui suivit, Jacques Blanc vint donc inaugurer la manifestation et son atelier cinéma : « Comment filmer l’ennemi, comment filmer le Front National ? », animé par Jean-Louis Comolli, plus joyeux et radical que jamais.

Quelques années plus tard, je lui ai proposé de réaliser un film que j’avais écrit pour Arte, sur le peintre Miquel Barcelo. Et nous nous sommes embarqués pour une aventure de plusieurs mois qui reste un de mes plus beaux souvenirs professionnels. De Majorque à Paris, de Barcelone à Francfort en passant par Madrid, nous avons partagé les rêves, les surprises, les déceptions et la magie d’un tournage. Parfois, dans la voiture, au prétexte d’un carrefour manqué ou d’un coup de téléphone intempestif, il entrait dans une colère terrible que nous laissions passer, la tête bien recroquevillée dans les épaules. Je savais qu’il se foutait de la route oubliée ou du fâcheux qui l’avait dérangé, cette colère, elle était pour tout autre chose : la peur qu’il avait de ne pas pouvoir tout embrasser de ce que nous allions filmer. J’ai aimé plus que tout le voir filmer la peinture, c’est-à-dire la regarder. Les grands tableaux de Miquel, que nous accrochions sur le mur de son ouvroir de la rue Vieille-du-Temple, à Paris, ou dans l’atelier à demi enterré de la garrigue de Majorque. Quelque chose naissait d’un discours dans la musique, toujours, de Michel Portal.

Mais les meilleurs moments, nous les avons passé à table, sur cette île merveilleuse, dans un printemps encore sans ivrognes du nord de l’Europe, dans des restaurants de délicieux poissons frits qui pratiquaient aussi avec un art consommé la cassolette de langoustes pêchées le matin même au large d’Alcudía… Là, nous dévorions, en d’interminables colloques arrosés, la vie, l’art et la politique. Le cinéma, quoi !…

À l’été 2017, la maladie, celle qui l’emporterait cinq ans plus tard, l’empêcha d’être des nôtres au mois d’août. Il avait envoyé ce mot, pour nous dire qu’il serait absent, mais qu’il serait là.

« C’est dit, je ne serai pas au Banquet d’été cette année. Certaines choses du côté du corps l’ont décidé pour moi. Soumis à cette décision, je ne suis pas engagé par elle. J’obéis au médecin, voilà tout. Ce qui veut dire que la part fantomatique de moi-même ne sera pas, elle, absente du Banquet. Depuis bien longtemps la pensée joue avec les questions de l’absence et de la présence. Nombre de religions en ont fait un « mystère ». Il a même fallu inventer l’expression de « présence réelle » pour tenter d’en finir avec ces zigzags entre absence et présence. L’une est dans l’autre, et inversement. En dépit de siècles de casuistique, de siècles de dialectique, en dépit des duperies de toute re-présentation, en dépit même de notre expérience directe de la mort des êtres aimés, nous avons toujours autant de mal à accepter que l’absence et la présence ne soient pas des absolus, mais plutôt des relatifs, plutôt des états simultanés/successifs où nous sommes à la fois présents et absents. Je verrai les remous bleus/verts de l’Orbieu, les passiflores du chemin de l’abbaye déjà/pas ouvertes, mes amis du café du Banquet entrer/sortir souriants, j’entendrai les mots du Banquet comme ceux d’un temps à venir, encore absent, déjà présent. — Jean-Louis Comolli. »

Et je me dis que ça reste valable pour cette année encore.

 

Jean-Michel Mariou