Joë Bousquet, par Jean Camberoque

Lettre à Simone Weil

2 mai 1942

Sur le chemin qui la conduisait de Marseille où elle était réfugiée depuis septembre 1940 avec ses parents, dans l’attente d’un départ pour les Etats-Unis, jusqu’à l’abbaye bénédictine d’En Calcat, dans le Tarn, Simone Weil a fait étape chez Joë Bousquet, un soir de mars 1942. De la rencontre fulgurante qui eut lieu au secret de la nuit, dans la chambre du 53 rue de Verdun, demeure une correspondance[1] qui permet de mesurer l’intensité du dialogue entre le poète et la philosophe. A l’origine, Simone Weil avait rendu visite à Bousquet sur les conseils de Jean Ballard, directeur des Cahiers du Sud, afin de présenter au combattant de 14-18 son projet de corps d’infirmières de première ligne destinées à porter les premiers secours aux soldats blessés. Joë Bousquet acquiesce à cette idée qui ne sera pourtant jamais prise au sérieux. Il lui en détaille les raisons dans cette lettre où l’on mesure toute son expérience des réalités de la guerre.

 

 

Ma chère amie,

J’ai longuement agité tous les termes de notre conversation. Elle m’a rempli de souvenirs et d’idées. Je vous suis reconnaissant de m’avoir fourni des clartés pour aller de nouveau dans mon passé de soldat, où tant de faits sont demeurés en suspens, chargés d’une expérience qui attendait tout de la vie. Je ne vous citerai qu’un exemple :

Avant l’attaque du 16 avril 1917 à laquelle j’allais prendre part en ma qualité d’aspirant d’infanterie, je fus longuement chapitré par mon commandant de compagnie. J’allais voir que ce jésuite lieutenant (Louis Houdard) était l’officier le plus brave et le plus saint de la division d’attaque où j’avais ma place (39e D.I., 156e inf. 20e corps). Il venait de me donner des ordres minutieux pour l’exécution d’un coup de main que je devais tenter en fin d’attaque. Ordres durs, sages où tout devait être prévu. Les hommes qui devaient y prendre part avec moi n’étaient en rien exemptés de l’attaque et devaient être choisis par leur chance, puisqu’ils étaient à l’avance énumérés comme les survivants du peloton qui sauterait le parapet avec moi. Houdard, soudain, s’avise que j’en suis à ma première attaque ; et, avec beaucoup de vivacité : « Une recommandation ! Défense formelle aux combattants de s’arrêter auprès des blessés. Rien n’autorise un soldat qui se bat à recueillir les plaintes ou les recommandations d’un soldat qui meurt ».

Ce contact avec la loi de la guerre me parut plus terrible que la bataille elle-même. C’est que la bataille ne se dévoile jamais dans toute son ampleur, la règle qu’elle a rendue indispensable en déshabille un coup toute l’horreur. J’interrogeai le lieutenant Houdard. Cet excellent Jésuite avait souci de former en moi un homme en même temps que d’en tirer un officier : « Le soldat qui attaque, me dit-il, appartient à sa mission, à son devoir, il appartient à la grande bataille qu’avec étonnement il voit se former, il est la proie de son imagination et de son devoir, il ne s’appartient pas. Une conversation avec un mourant le rend à lui-même et décompose la volonté que lui avait faite l’événement. Il n’est plus l’homme de cette action gigantesque. La pitié, la peur, lui font une conscience et cette conscience est toute douleur. A l’homme qui ne craint que la mort, n’imposez pas la vision d’une agonie… »

L’attaque a eu lieu. Terrible ! C’est là que j’ai obtenu la médaille militaire et que mon lieutenant Houdard est devenu capitaine. J’avais exécuté ses ordres, sans difficulté. Les soldats, soucieux sans doute de garder leurs forces intactes, évitaient le contact des blessés. Bien des fois, en Belgique, en Lorraine, à Verdun, j’ai observé le même phénomène.

Mais, m’avez-vous dit, s’il en est ainsi, les blessés demeurent longtemps, quelquefois, sur le champ de bataille, à attendre les brancardiers. Sans doute, encore que les brancardiers fassent de leur mieux, les soldats doivent attendre à l’endroit où ils sont tombés.

Qu’il y ait place, sur le champ de bataille, pour un corps d’infirmières spirituelles, je le crois. Il est certain que rien ne s’oppose à la création d’un corps semblable. Et même, j’ai vu, par hasard, s’improviser sur le champ de bataille, avec un rare bonheur, des secours de même nature !

Le 25 avril 1918, les Allemands venaient de prendre le mont Kemmel au 416e R.I. et essoufflés par une lutte épuisante et meurtrière, ils s’arrêtaient devant le Scherpenberg et le mont des Cats privés de défenseurs. Ainsi se recueillaient-ils devant la dernière dune qui les séparait de Dunkerque, tandis que la 39e D.I. où j’étais officier cantonnait à dix-huit kilomètres, ignorante du rôle qu’elle allait jouer. Le 26, à 11 heures du matin, on alerte les fantassins de la 39e D.I. et, fait très rare, on les achemine, en plein jour, vers le lieu du combat.

Le 156e, dont je faisais toujours partie, marchait vers le Scherpenberg en suivant la route. Les champs en bordure se peuplaient d’artilleurs qui pointaient leurs pièces sur les indications des officiers juchés sur les caissons (très manœuvres 1913-1914). Redescendant des lignes où l’on recommençait à se battre, quelques éléments épars du 416e ayant pris corps pour une contre-attaque, des autos se succédaient, pleines de blessés et conduites par des femmes, très jeunes, américaines, anglaises, françaises aussi, je crois. Nous allions nous apercevoir en prenant nos postes de combat que ces jeunes filles ramassaient les blessés elles-mêmes, les prenaient sur le champ de bataille qui avait enveloppé successivement l’ambulance et le parc sanitaire. Je renonce à vous dire l’allure, le calme de ces fillettes, je préférerais insister sur l’élan que ces présences féminines avaient communiqué à nos combattants.

Je crois vraiment qu’il en sera toujours de même. La charité qui réconforte le soldat blessé fortifie le soldat intact à qui elle reste promise. D’aucuns invoqueront – incorrigibles obsédés – le danger moral qu’il y a peut-être à laisser évoluer des femmes au milieu de soldats en manœuvres. Ceux-là n’ont jamais vu un champ de bataille, qui est l’endroit du monde où le soldat est le plus tenu, le plus observé, le moins libre de s’affranchir. Il faut bien dire en outre que le danger mortel donne une grande force morale à ceux qui y sont continuellement exposés. Ma phrase serait sans vérité si elle n’était pas le fruit d’une observation. Je ne dis pas que le danger mortel est salutaire à l’âme. Je rends compte que le soldat chapardeur hésite soudain avant de voler – même un cadavre – quand il est sous la menace des balles et des obus. Tout devient soudain plus grave, plus lourd. Chacun cède à la crainte d’agir autrement que par devoir ou par ordre…

Je suis, ma chère amie, tout prêt à vous donner sur ce sujet de nouvelles précisions. Interrogez-moi, c’est le meilleur moyen d’épuiser le sujet. Une seule réflexion encore : vous sembliez attendre que les femmes vouées au soulagement moral des blessés restassent continuellement sur le champ de bataille, sans être jamais relevées. Cela, c’est une idée romantique et impraticable. Il en serait de ces anges gardiens comme des corps de toute espèce, qui sont soumis à la relève, non pas seulement par idée de justice, mais pour des raisons quasi administratives, car toute formation doit appartenir à un organisme cohérent et le suivre dans ses déplacements. Votre idée doit être transposée ainsi : ces infirmières appartiendraient-elles à la division, toujours en l’air, au corps d’armée qui est la base et le pivot des divisions qui se succèdent, ou à l’armée, qui subsistant à travers le changement des corps d’armée, est plus étroitement incorporée au secteur…

A bientôt, ma chère amie. Je suis très affectueusement à vous.

Joë

[1] Cette correspondance a été publiée en partie aux éditions de L’Age d’Homme en 1982.