Lettre à Jean Cassou

Jean Cassou (1897 – 1986) : poète, romancier, critique d’art. Tôt engagé dans la lutte antifasciste, il dirigera la revue Europe en 1936 et sera membre du gouvernement du Front Populaire. Arrêté en 1940, il « écrira » lors de son incarcération à la prison militaire de Toulouse, sans plume ni papier, « 33 sonnets composés au secret » publiés en 1944 sous le nom de Jean Noir. Commissaire de la république à Toulouse à la Libération, il favorisera la grande exposition des toiles surréalistes de Joë Bousquet en 1947. Il fut le directeur-fondateur du musée national d’art moderne de Paris et le premier président de l’Institut d’études occitanes. Joë Bousquet partageait avec lui le fait que la Résistance avait été, selon ses mots, « un fait moral, absolu, suspendu, pur ».

 

Carcassonne, 53 rue de Verdun

5 février 1940

Mon cher Jean[1]

(…)

Et maintenant, à moi. Tu n’as pas dû savoir que j’avais eu, en sep­tembre, un très sévère avertissement – non pas la crise classique – mais – dans les 8 jours qui ont suivi la déclaration de guerre – une violente attaque nerveuse qui a failli m’emporter. On ne savait pas bien ce que j’avais. Les phénomènes nerveux étaient les plus visibles, et les plus graves, spasme de l’œsophage in­terdisant toute alimentation – mais il y avait aussi un abcès dans le rein – qui – a-t-on cru d’abord – en appuyant sur le diaphragme faisait tout le mal ; et je ne sais quoi au foie. La maladie passée, les crises nerveuses duraient, la paraplégie avait changé de caractère, il a fallu comprendre que la moelle avait saigné de nouveau. Plaies – station allongée – si l’on peut dire – obligatoire. Bref, tout. Tu vois le désordre mis dans ma vie – et mon désespoir dans mes journées vides où mon mal avait toute sa hauteur. Et puis, un soir, cela a pris fin, drôlement, par un épais sommeil où j’ai rêvé la mort de Lorca. Et le rêve, comme ceux que je fais désormais, suivait en lui-même la pensée dont il me donnait la vision. Sai­sis-tu ? Non. Exemple : la vision de la rue de Verdun déserte, ses portes cochères fermées et déteintes, me donne l’image de la solitude et de la désolation cepen­dant que, comme si le rêve pensait ma pensée, un enfant, soudain, vient jouer au milieu de la chaussée où ne passent plus de voitures. La nuit de Lorca, je voyais un endroit désert, au bord d’un canal où le poète venait d’être frappé, et sou­dain, dans la lumière livide de cette eau morte, courait un chien abandonné, le sien, et je prononçais ces paroles : « Et il n’y aura plus de place sur la berge d’aucun fleuve, pour ton grand chien aux yeux dorés que les enfants poursui­vent à coups de cailloux ». Je me suis dressé sur mon lit, étonné d’en avoir la force. Machinalement, j’ai tourné le bouton de la T.S.F qui était à mon chevet. Aussitôt, j’ai entendu un nocturne de Chopin et j’ai éclaté en sanglots, avec un sentiment de délivrance inouï, unique. Ce qui est un peu comique, c’est que ma sœur, dans la pièce à côté, me veillait et que je devais faire attention de ne pas l’alerter. J’y ai bien mal réussi. Et, un mois après, je devais apprendre qu’elle portait un remords affreux. Le jour même de cet accès libérateur, elle s’était ar­rangée pour m’envoyer un bon vieux curé avec mission de me confesser. Je n’avais que des gestes à ma disposition – ce qui ne m’avait pas empêché de le mettre à la porte. Mais, le soir même, entendant mes sanglots que je m’efforçais de retenir, Henriette a cru que je pleurais la vie pour avoir été averti que le moment était venu de la quitter.

Quel poète je serais si je pouvais à mon gré retrouver les impressions qui se sont succédé au moment le plus critique de mon accès !

(…)

Je t’embrasse

Joe

 

[1] Lettre publiée pour la première fois dans « Le génie de la vie », aux Cahiers du centre Joë Bousquet et son temps, Carcassonne, 2000.