Lettre à James Ducellier (Été 1939 ?)

 

Comme souvent, Bousquet n’a pas pris la peine de dater sa lettre. James Ducellier fut l’un de ses plus proches amis. Il n’était ni poète, ni artiste. Négociant, président de la Chambre de commerce de Carcassonne, c’était un notable. Mais les deux hommes avaient en commun d’avoir vécu la guerre de 1914-1918 et d’y avoir été blessés. Ils s’étaient côtoyés durant leur convalescence à l’hôpital de Carcassonne. La fraternité des anciens soldats ne fut pas entre eux un vain mot. Elle se transforma en un compagnonnage de tous les instants, ainsi qu’en témoigne cette lettre écrite au moment où à nouveau la guerre gronde et où James Ducellier, valide, risque d’être rappelé aux armées tandis que Bousquet, lui, est condamné à demeurer couché.

 

Villalier[1]

Mardi

Mon cher James[2]

Ta lettre est le premier moment un peu lumineux de cette période triste. Et comme, ayant reconnu ton écriture, je l’ai ouverte aussitôt, au grand étonnement de Marie, les impressions réconfortantes qu’elle m’apportait se sont mêlées à la fraîcheur du matin, et j’ai, tout le jour, été tout autre et l’esprit étonné d’avoir pensé à une heure si matinale. Si tu ne prenais soin de me dire que tu t’es toi-même senti étranger au mouvement, je me trouverais ce soir dépité et affligé de mon inertie. Il paraît qu’il ne suffit pas d’enfiler un uniforme pour retrouver ses illusions. Cependant, crois-moi, la peine de ne plus participer est très authentique, elle aussi ; et, avant qu’elle ne me quitte, tu auras retrouvé le contact avec tes souvenirs et le chemin de la vie vraie, celle qui ne compte pas les années…

Sans doute, cet instant de ton évolution coïncidera-t-il avec la fin de la crise ? Je le souhaite : je ne me savais pas si faible – et c’est à cela que je sens le poids de mon âge, je n’ai plus le moyen de mettre ma curiosité à la taille des faits. Avec le même optimisme que jadis et la certitude de te revoir, je devrais attendre les premières nouvelles avec un instinct de meurtre et de vengeance, flairer avec ce que je porte en moi d’amour l’amour masqué par ces heures d’horreur. Car ce n’est jamais que cette force éternelle qui, à travers les convulsions sociales et internationales agite ses profondeurs les plus troubles. Mais non ! Je suis prêt à tout promettre pour éviter l’épreuve terrible d’attendre, d’espérer, de maudire. Je deviendrai un poète classique, je suis prêt à ne plus écrire ou à écrire comme ***…

Mais je plaisante, et cependant, une question terrible se pose. Avons-nous vécu ? Sans doute, toutes les fois que nous avons été nous. Mais n’avons-nous pas faibli ? Ne nous sommes-nous pas parfois reniés ? Si je devais mourir demain, quel exemple laisserais-je à imiter ? et où est la faute ? D’où vient mon insatisfaction ?

Nous avons parfois pardonné à la vie, alors qu’elle devait, le moment venu, ne pas nous pardonner. Le destin y regarde-t-il à deux fois ? Ah ! Sans doute, si la guerre est renvoyée, cela vaut la peine de se demander s’il n’y a pas une conscience dans les faits. Mais si les canons partent, il n’y aura qu’une idée pour alimenter notre rage : nous avons, chacun de nous, accepté que l’on nous prenne pour un autre. Nous avons subi[3] quand nous étions marqués pour lutter avec la mort.

Par habitude, tu vois, je dis nous. C’est que la guerre me sera aussi bien cruelle. Elle me tue une deuxième fois. Je ne sais plus déjà imaginer une belle paire de fesses. Ce serait la fin de notre génération : une nouvelle idée de l’amour…

Cependant, si la guerre éclate, je me dis qu’elle sera courte, et se dénouera dans l’Est. Vois-tu, la ligne Maginot, je me dis que c’est un immense piège. Il n’y a pas de lignes possibles dans un système défensif ; et cette vision, si plaisante au vulgaire, d’une barrière tendue comme une muraille de Chine, sous les pas de l’envahisseur est absolument absurde. Contraire à la stratégie. Et puis, même si on arrêtait l’adversaire, que signifierait un arrêt indéfini ? La victoire n’est pas d’arrêter l’ennemi, mais de l’anéantir.

La ligne Maginot, vois-tu, c’est une couverture, une ligne topographique du combat, comme la matrice de la ligne d’attaque ennemie. Et faite pour céder, elle porte, évidemment, à l’arrière les quelques points stratégiques sur lesquels un général articulera sa contre-attaque. Les Allemands seront, de nouveau, arrêtés et battus sur le chemin de Paris.

Tu vois, me voilà stratège. Je suis complet.

J’ai écrit à Jeanne. Si cette situation se prolonge, je prendrai l’auto le premier jour où le chauffeur sera libre et j’irai la voir. D’ailleurs, je retournerai à Carcassonne, dès que je le pourrai. Il faut que Jeanne sache qu’elle peut compter entièrement sur moi, que je suis à son entière disposition, et qu’elle ne doit pas craindre de me mêler à ses préoccupations et à ses soucis. Elle va avoir du travail. Il se peut qu’elle ait des indications ou des conseils à me demander. Qu’elle sache que personne n’est chez moi avant elle-même dans ma famille. Si elle a des lettres à faire, je les lui ferai, des questions délicates à résoudre, je tâcherai de redevenir intelligent pour les résoudre à sa place.

Comme on change ! Il me semble que ce sera presque un soulagement que de pouvoir invoquer la guerre pour dissiper tout embarras amoureux. Et que j’aurai un vrai plaisir à imposer silence à toutes les relations poético-sentimentales que la sortie de tous mes livres faisait à nouveau refleurir. Même si la guerre n’éclate pas – N’y a-t-il pas un vœu ici à formuler ? tout en ne reniant pas ce que je te disais tout à l’heure, nous saurons chasser l’à-peu-près et mériter notre bonheur.

James, cependant, interroge-toi : nous avons été heureux. Tout à l’heure, je me demandais ce qui manquait à ma conscience pour être à la hauteur de la vie qui nous était faite. Je le sais : et c’est en t’écrivant que je l’aurai appris. Et tu voudras bien me le rappeler un jour : nous n’avons pas assez exprimé notre bonheur[3]. Là est la faute. Là est le rachat. Je travaillais trop, je lisais trop. Sans le savoir, je me mortifiais. Ce qui manquait à mes livres, je le leur avais enlevé ! Comment les écrivains les plus grands pouvaient-ils me renseigner sur le plus étonnant miracle jamais accompli : le bonheur dans la déchéance. J’étais heureux, je n’en savais rien, puisque je ne savais pas le dire. Mais laisse venir la paix, et tu verras.

A bientôt, James. Dans ces moments où nous sommes nous, où tout s’éclaire où le réel est plein, rien n’est à craindre comme la venue d’une femme, un pelotage – larmoiement, on veut être seul et fort : c’est donc que la vraie vie était dans l’âme. Si seulement les curés savaient le dire. Explique çà à ton spécialiste. Je t’embrasse avec toute mon affection.

Joe

[1] La famille Bousquet était propriétaire d’un domaine – nommé L’Evêché – dans ce village du Minervois où Joë Bousquet séjournait volontiers l’été et pendant la période des vendanges. C’est ici-même que durant l’été 1940, en pleine débâcle, il logea pendant quelque temps son éditeur Gaston Gallimard et sa famille.

[2] Lettre inédite.

[3] C’est Bousquet qui souligne.