« Et je suis resté debout… »

Lettre à Carlo Suarès

« On peut affirmer que Carlo Suarès (…) a vu Joë Bousquet s’éveiller à l’écriture et qu’ils ont été les partenaires actifs de cette genèse », écrit Marc Thivolet dans sa préface aux Lettres à Carlo Suarès publiées aux éditions Rougerie. En effet, dès 1928, c’est-à-dire à l’aube de sa vie d’écrivain, Joë Bousquet découvre un numéro des Cahiers de l’Etoile, revue que Carlo Suarès publie entre 1928 et 1930 à Alexandrie. Cette lecture marque le début d’une amitié dont témoigne une correspondance qui s’étend sur près de dix ans. Spécialiste de la Kabbale et des textes sacrés, Carlo Suarès fut l’ami et le traducteur en français de Krishnamurti.

 

 

 

 

 

 

Carcassonne, 3 mai 1936.

Mon cher Joe[2],

Si je suis content, deux fois content que tu te charges deux fois de parler de mon livre, dans Europe et les Cahiers du Sud ! C’est d’autant plus providentiel que le livre s’est enfoncé dans un silence total, inégalé ; et que, déjà, Denoël ne m’a pas caché sa surprise… ce qui me laisse honteux et inquiet pour l’avenir. Peu importe. J’ai ton appui, j’aurai celui de Cassou à qui je vais écrire, j’espère sortir de ce pas. Quant aux renseignements que tu me demandes, je vais te les fournir aussi fidèles que possible : Je crois comme toi qu’il faut tout dire et que nous ne savons pas l’importance du sacrifice que nous consentirions en omettant un détail. Aussi bien n’ai-je aucune gêne à te parler de mon état. Il est peut-être plus difficile de t’éclairer les circonstances « militaires » de ma blessure. Mais les deux ordres de faits étant liés il faut que je passe sur la confusion que j’éprouve à ressusciter un temps qui semble ne revenir au jour que pour menacer ma personnalité actuelle. Nous allons supposer que tu étais déjà mon camarade en 1915-1916 et que je n’ai pas eu à former des confidences avec ces faits que tu aurais vécus avec moi.

1914-1915, ce fut la vie en province, à mon retour d’Angleterre et au sortir de la philo, avec tous les avantages que donnait aux jeunes gens aventureux l’absence des hommes. Je n’insiste sur cette vie extraordinairement libre et, au sens provincial, scandaleuse que pour donner son sens à mon départ qui eut lieu le 16 janvier 1916, normal en lui-même puisque les jeunes gens de mon âge partageaient mon sort, mais qui devait être souligné quelques mois plus tard — quand une fois nommé aspirant — je parlais comme volontaire pour un régiment d’infanterie du 20″ corps, le 156e.Rien de plus prémédité que ce coup de tête: Je savais où J’allais, les risques « qu’il y avait à courir ; et Je ne trouvais pas d’autre issue à une situation morale qui me semblait chaque Jour plus étouffante. Dès ce moment-là, J’avais vu que la vie ne pouvait rien ; me donner hors la satisfaction passagère d’en bafouer les mœurs. Satisfaction qui n’est pas susceptible de survivre à l’extrême jeunesse…

Je suis tombé dans un régiment très intéressant, une unité de l’Est bien entraînée où la connaissance de chaque sous-officier, de chaque officier ménageait une émotion nouvelle. C’était, à travers les traits que les quotidiens prêtaient à ces combattants d’élite l’épanouissement vertigineux d’une Jeunesse pareille à la mienne, moins frelatée peut-être. Une franchise dans les regards, une loyauté dans les relations, un ton pour parler des morts qui me faisaient aspirer comme à un bonheur incroyable au privilège d’être nommé par ces soldats un ami. Ah ! comme la qualité de méridional m’a pesé tout d’abord ! Combien J’ai senti qu’il fallait — à tout prix — que Je m’assimile moralement à ces hommes silencieux et souples et sur qui pesait le plus inconcevable fardeau tragique. Justement J’avais rejoint le régiment dans un repos très long que l’on consacrait à répéter la manœuvre de la prochaine attaque. Mis comme aspirant à la tête d’une section, je regardais avec émotion le visage des hommes qui m’obéissaient et que J’allais, dans quelques Jours, conduire à la mort, inexpérimenté comme Je l’étais.

Le 16 avril 1917 approchait. C’était la fameuse attaque. On devait crever les lignes allemandes et se diriger sur Laon. Mais il fallait, au cours de l’avance, franchir l’Ailette ; et l’on demandait des volontaires pour commander les patrouilleurs qui devaient, à un moment de l’action, partir en avant en enfants perdus. J’ai demandé cette mission. Tu vois, c’est cela qui importe : mon état d’esprit de garçon de 19 ans qui trouvait que cette attaque risquait encore d’être fade au regard de l’envie qui m’était venue de jouer ma vie.

Ce que fut l’attaque, tu le sais. La défense allemande fut formidable. Après quelques heures de combat, le détachement auquel j’étais attaché était cerné et les trois officiers qui le commandaient tués l’un après l’autre avec les 8/10 de l’effectif. Je pris le commandement du reste et, avec quelques hommes me battis tout le matin dans la tranchée allemande où les cadavres des nôtres étaient entassés. A midi environ, j’avais le dessus, j’étais dégagé et pouvais me porter en avant : il me restait douze hommes vivants sur plus de cent et nous étions embarrassés d’une quinzaine de prisonniers et de deux mitrailleuses que nous avions prises. Dans ce régiment habitué aux coups durs l’affaire fit du bruit. On m’avait cité à l’ordre de l’armée et décoré en même temps de la médaille militaire, ce qui représentait une récompense ahurissante pour un sous-officier qui avait juste reçu le baptême du feu. Le galon de sous-lieutenant suivit aussitôt. J’étais introduit de force dans la peau d’un officier fait pour les coups de mains et les opérations dangereuses.

Ce qu’a été l’année suivante, tu l’imagines sans peine. |J’ai maintenu ma réputation de casse-cou en accomplissant avec ennui des reconnaissances et des combats de détail et cela m’a conduit à ma première blessure que J’ai reçue en Lorraine en Juillet 1917.

Soigné à Nancy. La fête. Et le plus immense dégoût. Cette guerre ne finirait Jamais. A quoi bon lutter. Et que devenir si on revenait. Je prisais de la cocaïne avec de petites grues. Et puis, sur un coup de tête encore, J’ai demandé à l’hôpital une permission de sept jours pour Béziers où mon père était médecin-chef de la place. L’envie m’était venue de retourner au régiment.

C’était un doux mois d’octobre, dont Je n’oublierai Jamais la beauté. Dans cette ville si tiède avec des nuits si bleues. Je devais revoir une Jeune femme très belle qui, quelques mois auparavant, au cours d’une de mes permissions, m’avait demandé de lui écrire. Elle avait de grands yeux sombres si profonds qu’on ne se demandait pas, dès qu’elle ouvrait la bouche si elle parlait, si elle chantait, si elle se souvenait. Je m’aperçois en pensant à elle que Je ne me suis Jamais, même en ce temps-là, mis en peine de la comprendre.

De toutes les maîtresses qu’on réunissait autour de soi en quelques jours celle-ci était la plus belle, la plus élégante. Je ne me disais pas autre chose. Sans doute avais-Je été sincère dans la promesse que nous avions échangée de nous marier après la guerre. Mais de cette solution sociale et de son abandon qui, en ce temps de mort, ne pouvait qu’en être le prix, ce qui comptait le plus pour moi, c’était la grande exaltation physique qui me cachait mon sort. Car le héros des premiers Jours était bien loin. Dans mon uniforme d’enfant Joueur, avec ma pacotille de décorations, j’étais un condamné, quelqu’un qui ne croyait pas la vertu des projets que l’on formait pour lui.

Joe, mon cher, très cher ami, te représentes-tu ce temps dont le souvenir me met vraiment les larmes aux yeux. Tous ceux qui m’entouraient, tu les connais. Imagine, dans ce Béziers ensoleillé, mon père plus jeune avec son uniforme de médecin-commandant, ma sœur jeune fille qui ne pouvait pas me cacher son angoisse et me suppliait de me laisser hospitaliser à Béziers, ce qui aurait été si facile, mon père étant le médecin-chef de cette ville. Eh ! bien ! je te jure que j’en avais envie. Il faisait beau. Les femmes avaient dans leurs yeux, dans leur voix, la beauté du jour. Je resterais là quelque temps. En moi-même Je pensais déjà que l’après-guerre serait facile sans doute. Mon amie était riche, très riche même ; mes parents avaient une bien plus belle situation qu’aujourd’hui. Mais il fallait prévoir mille difficultés.

La colère de ma mère quand elle aurait su que je voulais épouser une femme divorcée… Et puis, surtout, je n’ai pas pu. J’insiste, parce qu’il s’est produit là un phénomène identique à celui qui fait aujourd’hui mon malheur et mon bonheur.

De même que, je souffre parfois terriblement de me sentir par rapport aux groupes que vous formez à Paris quelqu’un de tangent, d insuffisamment préparé, de même j’e me suis vu tout d’un coup extérieur à tout ce qui faisait mon être le plus réel. Je me suis dit — tu me comprends — que j’allais donner le droit à tous ces hommes si chics, si élégants, si braves de ne parler de moi que par rapport à autre chose — et en singeant mon accent par exemple. Un beau matin — cette permission de sept jours touchait à sa fin —, je n’y ai plus tenu, j’ai écrit au colonel de mon régiment pour qu’il m’évite même le séjour obligatoire au dépôt de la division. Quelques jours après, j’étais dans une compagnie de première ligne.

Verdun, des combats, des citations. Puis cela a été le fameux printemps de 1918. L’issue fatale approchait, je la voyais venir. Au Mont Kemmel, où j’ai eu une très émouvante citation, déjà, j’avais failli être pris ou tué au cours d’une affaire où j’avais été très imprudemment engagé. Je m’en étais tiré avec des écorchures et une balle dans le col de mon manteau. Puis, cela a été le dernier repos dans l’Aisne où ma fatalité m’a rejoint. Mes lettres, il paraît, étaient tristes. Je savais que c’était fini. Il serait trop long de te raconter quelles petites aventures quotidiennes dansaient autour du grand spectre noir qui voulait prendre ma place. Mais mon amie de Béziers pâlissait un peu dans mon souvenir. Déjà, au mois de janvier, à Verdun, elle avait failli me faire tuer bêtement en m’annonçant dans une lettre atroce qu’elle allait se suicider et que je devais en lisant sa « lettre la considérer comme morte. Le violent engagement qui, précisément, avait suivi, ce soir-là, me trouvant complètement fou de douleur, m’avait miraculeusement laissé debout, titulaire seulement d’une citation nouvelle. Mais, cette fois, cela allait mal tourner (Fais bien attention à tous ces détails !)

Cette jeune femme, non pas ressuscitée, mais par une lettre ultérieure exaltée de se trouver encore en vie et confuse d’avoir dans un moment d’affolement écrit n’importe quoi, cette jeune femme — de la même écriture bouleversée — m’écrivait que tout était perdu, son père ayant lu mes lettres et qu’il ne me restait plus, si je l’aimais, qu’à rendre publique mon intention de l’épouser.

Il me fallait ce réactif pour comprendre que j’étais peu fait pour partager sa vie. Cependant, la peur de briser une créature si spontanée et si naturelle me faisait remettre au lendemain une décision qui risquait de changer ma vie…

Et alors, l’ordre d’alerte est arrivé. A minuit, le 27 de ce mois-ci, il y aura dix-huit ans, des camions sont venus nous prendre, nous ont déposés dans une calme campagne de printemps au lever du jour. Joe ! cette dernière vision des arbres et des blés verts et qui jamais, tu entends, ne s’est imposée à moi avec autant de violence qu’en ce moment où je t’écris… Il faisait très chaud dans le bois de chênes verts que nous avions traversé pour prendre position. J’aurais voulu m’arrêter. L’angoisse de mon cœur me faisait aimer davantage le murmure léger des feuilles étendues dans leur odeur de soleil et je croyais que c’était cette angoisse qui m’empêchait d’aimer ce spectacle et d’en jouir davantage. Au débouché du bois, il y avait un officier d’artillerie blessé en conversation avec notre colonel un peu pâle. Toute la ligne avait sauté. Dix divisions allemandes s’étaient ruées dans la brèche : il y avait quelques régiments pour les arrêter. On m’a donné un ordre. Je l’ai exécuté.

Je ne devais pas demeurer longtemps sur les emplacements où l’on m’avait expédié tout d’abord. Rappelé par un agent de liaison, j’ai été introduit dans un poste de commandement où un capitaine adjudant-major consultait une carte. D’autres officiers de mon bataillon étaient réunis. L’adjudant-major nous a regardés : « Hélas ! mes pauvres amis, c’est la pelure d’orange ! — La pelure d’orange ? a demandé un commandant de compagnie. — Oui, a répondu ce brave, mon quatrième galon qui est foutu !

Passons ! On a engagé deux compagnies qui se sont fondues. A cinq heures du soir, j’ai reçu l’ordre de me porter à leur secours. Imagines-tu mon état d’esprit, cette lettre de mon amie dans ma vareuse, l’avenir bouché comme on est à vingt ans, si prompt à le croire ? J’ai déployé mes hommes sur un plateau couvert de cultures. Les premiers obus arrivaient. Les blés étaient si haut qu’on ne voyait plus ceux qui étaient tombés, détachés par un flocon blanc des petites colonnes avec desquelles ils progressaient Mon capitaine m’a suivi quelque temps. Il souffrait encore d’une blessure reçue au Mont Kemmel. Il craignait pour moi. Soudain, il m’a pris par le bras : « Je vous défends, me dit-il, de dépasser la route Vailly. » II y avait, ai-je cru, de la panique dans sa voix, ce n’était que de la tendresse.

Je ne l’ai pas écouté. J’avais reçu d’autre part cet ordre cruel qui tient en peu de mots et qui dit tant : « Tenir coûte que coûte ? » Je comptais des yeux les hommes qu’il fallait faire tuer avec moi.

Enfin, nous avons débouché sous le feu. Quelques fuyards, des blessés, venaient à notre rencontre. Je les écartais d’un geste, leur interdisait de parler à mes soldats que Je ne voulais pas démoraliser. Je revois tout cela comme si j’y étais encore. Des avions allemands tournaient dans le ciel, un village brûlait. Sur les crêtes fermant l’horizon on voyait les colonnes allemandes, réserves des troupes que J’allais heurter dans la vallée. Un chasseur à cheval est venu au galop sous les premières balles me porter pour la deuxième fois, de la division, une exhortation à tenir coûte que coûte. C’était presque superflu : j’en avais assez. Mes hommes étaient déployés, formant désormais la première vague de défense, car les compagnies au secours desquelles Je me portais s’étaient déjà repliées quand Je les croyais prisonnières. Laissant mes hommes derrière moi, J’ai essayé de me porter à travers les barrages d’infanterie jusqu’à des trous d’obus où de malheureux isolés, captifs du réseau de projectiles, attendaient d’être prisonniers. Je suis revenu difficilement au milieu de mes hommes et J’ai fait commencer le feu.

Les Allemands avançaient de trois côtés à la fois, Quarante fois plus nombreux que nous, couverts par un feu très violent qui commençait à me blesser et me tuer des hommes. Cela a duré assez longtemps et l’ennemi progressait. Quand les éléments les plus avancés n’ont été qu’à une cinquantaine de mètres, quelques hommes se sont levés pour s’enfuir et j’ai dû les ramener de force dans le fossé où nous avions organisé, bien pauvrement, une position de fortune. Et alors, j’ai compris que c’était fini et je suis resté debout.

C’est comme cela que j’avais vu tomber, le16 avril 1917, les officiers dont j’avais pris la place. Je n’ai pas eu à attendre longtemps. Une balle m a atteint en pleine poitrine, à deux doigts de l’épaule droite, traversant obliquement mes poumons pour sortir par la pointe de l’omoplate gauche ; ce qui faisait, du même coup, traverser au projectile mes deux poumons et la partie avant du corps vertébral. Je suis tombé, entendant un cri, mais il paraît que ce n’est pas moi qui ai crié. Un caporal a crié : « Quel malheur ! Le lieutenant est tué. » Je l’ai appelé : je lui ai dit que j’allais mourir et qu’il fallait que tout le monde se replie tout de suite pour échapper au feu de l’ennemi. On a crié : « Sur ordre du lieutenant, en retraite. » Mais quelques hommes ont couru vers moi, refusant, malgré mes ordres, de m’abandonner. Plusieurs fois, je leur ai dit qu’ils me sauvaient en vain et qu’il valait mieux m’abandonner sur ce plateau où la nuit tombait vite maintenant couvrant l’avance de plus en plus rapide de l’ennemi.

J’ai été emmené malgré moi, complètement inerte déjà. Car le choc avait immédiatement paralysé les jambes. Je vois encore le regard que je tournais vers mes jambes soudain désarticulées et que je ne reconnaissais plus avec ces bottes rouge sombre qui semblaient compléter la toilette d’un mort.

Mon capitaine blessé était venu à ma rencontre ; c’est ici que mes confidences deviennent difficiles. Tu vas me comprendre. C’était joué, c’était fini, il n’y avait plus qu’à bien prendre les choses. Je n’avais pas perdu conscience, je me trouvais plus calme peut-être qu’au moment où je t’écris. Dans la transparence du ciel violet, ce n’étaient pas les images de ma vie qui repassaient, mais comme un cortège dérisoire et déjà affecté de néant, tous les squelettes des projets qu’à chaque instant on forme sans le savoir et qui empêchent les sensations de constituer une masse confuse. Le désir d’aimer, le cadre que ma pensée prêtait à tous les retours vers la maison, tout cela se défaisait de soi-même, faisait reculer en s’évanouissant la forme qu’on prête à la vie pour n’en laisser subsister que l’instant présent qui était un peu de couleur, de la fraîcheur, du repos. Ah ! j’ai senti alors que tout ce qui en moi n’était pas s’évanouissait ; et il ne restait qu’une sensation au bas de laquelle j’étais déposé, inerte, comme un tas de chair assez lourd pour me recouvrir, l’instant d’après tout entier. Mon capitaine m’a parlé, je lui ai répondu avec beaucoup de calme et une indifférence qui n’était pas feinte. II pleurait, et je n’ai compris qu’à ce moment-là combien cet homme m’aimait : « Bousquet, m’a-t-il dit, mon petit Bousquet, on va vous guérir. — Non, lui ai-je répondu, je suis perdu, mais cela n’a aucune espèce d’importance. » Et je me souviens que je lui ai demandé si j’avais fait tout ce qu’il attendait de moi ; et s’il était content de m’avoir eu sous ses ordres. Alors il m’a embrassé. Il m’a dit à l’oreille : « Bousquet, vous prierez pour moi !»

Il lui restait douze heures à vivre. Mais tu comprendras pourquoi l’athée cent pour cent que je suis fait dire en secret tous les ans une messe pour cet officier sans famille, prêtre de son état.

On m’emportait… Un certain Balmain, qui habite Paris |et dont je pourrais te donner l’adresse, capitaine de la compagnie de mitrailleuses, est alors venu à moi et nous avons parlé. Vraiment, je n’avais envie que de crâner et je l’ai accueilli avec des plaisanteries. Je crois qu’il était plus ému que moi. Mais c’étaient là les dernières convulsions et un quart d’heure après, je sombrais dans le sang et l’évanouissement. A peine ai-je reconnu au poste de secours le médecin qui me parlait.

Et je suis revenu à moi à l’ambulance. Paralysie complète. C’était la deuxième vie qui commençait. Tu sais exactement mon état. Je ne me suis jamais levé, sauf l’été pour m’asseoir dans un fauteuil. Je suis impuissant. Bref, tout. Le seul point à approfondir dans ce qui précède ce serait cette conversation avec Balmain que je n’ai jamais revu. Il habite Paris. Je ne sais pas ce qu’il fait ; il était agrégé de mathématiques ; est peut-être devenu professeur — ou — resté dans l’armée — occupe-t-il un emploi dans un ministère. Si tu veux le voir, il est facile à retrouver. Il faut pour cela que tu t’adresses au siège de la Société des Anciens du 156e et 356e régiments d’infanterie, dont le président est Robert Tarbès qui vend, à Paris, du chocolat, je crois, et tous les produits originaires du Venezuela. Il faudrait chercher dans le Bottin soit à Tarbès — soit aux sociétés militaires, et d’ailleurs, cette adresse, je l’ai dans un coin, il faut un heureux hasard pour que je la retrouve. Balmain fait partie de ce groupe et si tu le voyais, tu aurais à travers lui un point de vue tout à fuit égarant sur ma vie d’officier et des révélations qui sans doute sont prêtes à m’étonner moi-même sur mes derniers instants dans l’autre monde. Plus j’y pense, même, plus je me dis qu’il faudra un jour que tu ailles voir Balmain, que tu lui demandes un récit des incidents si loin de moi…

L’hôpital : un hôpital anglais à Ris-Orangis où j’avais répondu par des signes de dénégation à ceux qui me demandaient si je savais l’anglais. De façon, tu le comprends, à assister à toutes les consultations où le diagnostic était débattu. J’ai dû te raconter déjà comment, caché dans cette ignorance hypothétique de l’anglais, j’ai entendu une infirmière dire au médecin, à la salle de radio où l’on venait de m’étendre tout nu pour m’examiner « quel dommage qu’un si beau garçon soit perdu » (Excuse-moi de répéter cela !) Je n’ai pas dû sourciller puisque, c’est après la réponse du médecin que quelqu’un s’est écrié en voyant mon visage : « Vous ne voyez donc pas qu’il vous comprend ? » Sans doute que ma face s’était épanouie car le médecin avait répondu : «  Non ! Il n’est pas perdu. Et même je suis porté à croire qu’il marchera comme tout le monde ! » Le pronostic ne devait pas se confirmer, mais ce n’est pas ce qui importe…

Je ne te dirai pas ce que j’ai souffert. J’avais une fois revenu dans le Midi, refusé de recevoir mon amie, non que j’eusse contre elle de la rancune, mais parce que, perdu comme je sentais que je l’étais, je comptais sur ma brutalité pour dénouer d’un coup une situation fertile en malentendus à venir, en déchirements nécessaires… Carcassonne, le travail, la vie. Puis, violence faite à ma volonté d’isolement par cette même amie qui avait fini par deviner les causes de mon silence farouche. Un pauvre amour greffé sur ce tronc pourri. Il est probable que c’était nécessaire, car une vérité avait encore à se faire jour, il fallait que le sens de tout ceci apparût.

Mon amie m’écrivait. Des lettres, toujours aussi tendres. Et, enfin, je décidai de me faire transporter dans une ville d’eaux où il était décidé qu’elle viendrait me voir.                         Elle est venue. Peu importe ce que fut notre rencontre. Projets pour l’avenir, espoir caressé ensemble d’une guérison qui nous permettrait de vivre unis. Et soudain, V…, plus câline que jamais : « Ecoutez, Joe, j’ai un aveu à vous faire, j’ai longtemps hésité, mais il faut que je parle : vous allez être surpris de ne pas reconnaître mon écriture sur les lettres que je vous écrirai désormais… »

J’ai senti que j’allais être blessé pour la deuxième fois. J’ai demandé des explications : « Vous étiez loin, un accident pouvait vous arriver, on aurait pu trouver de mes lettres sur vous en vous ramassant… — Un accident ? — Mais oui, vous comprenez, vous pouviez être tué… — Et alors ? – Alors, toutes mes lettres étaient des copies de celles que je vous aurais adressées si je n’avais pas été si prudente. C’est une de mes amies et non pas moi qui vous écrivait. Votre retour à Carcassonne rendait la précaution superflue, mais j’étais prisonnière de ma ruse, et le moyen de fournir une explication de si loin ?… » Bref, cette lettre pathétique reçue à Verdun où il était dit qu’elle allait mourir et que l’immensité de son désespoir lui dictait cet ultime adieu, la lettre folle qui était dans la poche de ma vareuse quand j’ai reçu cette balle, tout cela, Joe, c’était du chiqué, l’application a quelques cas imprévus d’une méthode de prudence, l’extension à ces cas exceptionnels d’un système que mon comportement à moi m’interdisait de soupçonner ou de comprendre. Et comme j’exprimais mon ahurissement : « Mais vous n’étiez même pas mariée. Votre divorce ne vous laissait-il pas libre ?» Réponse : « Pas divorcée, mais en instance de divorce, la procédure ayant été interrompue par la guerre. Une lettre de moi, écrite pendant la séparation, aurait pu être utilisée par mon ancien mari et nuire ainsi à mes intérêts matériels. »

Ce jour-là, mon vieux, j’ai eu mon âge. J’ai tout compris. J’ai souri. Je venais de comprendre la guerre, de comprendre ce que c’était que la société. Depuis longtemps Je n’avais pas été si gai ; et sans doute que cette exquise folle a pensé que la pilule passait très facilement. Le reste n’est rien. Nous n’avons cessé de nous voir que longtemps après.

Mais la société répare — au moins sur les uniformes — les blessures qu’elle fait dans les cœurs. Pour compléter le tableau que J’ai dressé de mon personnage, je te dirai que je suis depuis quatre ans commandeur de la Légion d’honneur, un des plus Jeunes en France, paraît-il, ce qui, avec ma médaille militaire et un bon nombre de citations, fait, paraît-il, un tableau imposant que nul ne verra Jamais, car Je ne porte pas de décorations et n’admettrai pas qu’on enterre cette pacotille avec moi.

C’est ici qu’il me faut noter que je ne me suis aperçu qu’il y a dix mois d’une bizarre irrégularité. J’étais pauvre, tu sais, toujours gêné, toujours à l’étroit. Je touchais tous les ans vingt mille francs de moins que mon dû. Je m’étais si totalement foutu du règlement de ma pension que l’on m’avait alloué un traitement inférieur de moitié à celui qui correspondait à ma blessure. Je me condamnais à la plus honteuse médiocrité : par indifférence, par dégoût de ce genre de réclamations. Mis par hasard sur la voie de cette irrégularité, j’ai déjà pu obtenir un redressement partiel, mais dois compter encore sur de longs délais avant d’obtenir Justice totale. Encore m’a-t-on dit que je n’aurai jamais droit à la récupération des sommes perdues.

Est-ce assez beau, tout cela ? Je te l’ai raconté en oubliant de mon mieux quel rôle je jouais en faisant toute l’histoire de mon bizarre acheminement. Cela dépasse singulièrement le cadre d’aveux que tu me demandais. Mais j’ai voulu te donner cette preuve d’amitié en remettant entre tes mains une confidence complète. Heureux de pouvoir te fournir une preuve que j’étais fait pour devenir ton ami.

 

Je t’embrasse, Joe très cher. Cette longue lettre m’a exténué. Je suis ton ami de toujours.

 

Ton Joe.

 

[2] Dans la plupart des lettres qu’il lui adresse, Bousquet s’adresse à son ami comme à un double. Ainsi le prénomme-t-il Joe. Nous respectons la graphie de Joë Bousquet à qui il arrive, dans ses correspondances, d’omettre le tréma sur le « e » de son prénom.