On devine, grâce à la brève correspondance qu’ils échangèrent entre avril et mai 1942, la haute portée morale de leur conversation. Dans cette correspondance[1], Joë Bousquet parle à plusieurs reprises de son vécu sur les champs de bataille : « Avant l’attaque du 16 avril 1917 à laquelle j’allais prendre part en qualité d’aspirant d’infanterie, je fus longuement chapitré par mon commandant de compagnie. J’allais voir que ce Jésuite lieutenant (Louis Houdard) était l’officier le plus brave et le plus saint de la division d’attaque où j’avais ma place. Il venait de me donner des ordres minutieux pour l’exécution d’un coup de main que je devais tenter en fin d’attaque. Ordres durs, sages où tout devait être prévu (…). Houdard, soudain, s’avise que j’en suis à ma première attaque ; et, avec beaucoup de vivacité : «  Une recommandation ! Défense formelle aux combattants de s’arrêter auprès des blessés. Rien n’autorise un soldat qui se bat à recueillir les plaintes ou les recommandations d’un soldat qui meurt ». Ce contact avec la loi de la guerre me parut plus terrible que la bataille elle-même ».

De cette rencontre, Simone Weil retient que chez Bousquet, le poète et le soldat ne font qu’un. C’est ainsi qu’il s’est montré à elle, dans la totalité de son être. « Vous, depuis vingt ans, vous refaites par la pensée ce destin qui avait pris et lâché tant de gens, qui vous a pris pour toujours… », lui confirme-t-elle le 12 mai 1942.

Dans sa lettre du 2 mai, Bousquet avait aussi rapporté à Simone Weil cet enseignement qu’il tenait de son capitaine : « Le soldat qui attaque, me dit-il, appartient à sa mission, à son devoir, il ne s’appartient pas ». Et à Louis Houdard, toujours lui, venu prendre des nouvelles du blessé au soir du 27 mai 1918 : « Je lui ai demandé si j’avais fait tout ce qu’il attendait de moi »[2].

« Mon capitaine et mon maître »

Houdard[3], le père jésuite, capitaine du 156ème RI dont Bousquet dit qu’il a formé en lui autant le militaire que l’homme : voilà peut-être une clé.

La scène, telle qu’il la raconte dans La marguerite de l’eau courante[4], se passe dans sa chambre. Il est recouvert d’un « vaste édredon noir » que Marie, la gouvernante, a jeté sur son lit. « Couleur funèbre », note-t-il, « qui ne me frappe qu’à l’heure où j’écris ». Une jeune et belle femme, répondant au prénom de Géo – miroir de Joë ? –, entre dans la pièce et s’assied sur le lit, aux côtés du poète. Elle lui raconte un rêve. « Ce n’est pas la première fois, lui confie-t-elle, que je vous vois en songe avec les traits d’un prêtre ». Ce récit déclenche chez Bousquet le souvenir du quai de gare où il fut transporté, le lendemain de sa blessure, pour être ensuite évacué vers l’hôpital militaire anglais de Ris-Orangis. Il écrit : « Je me suis souvenu que, sur le quai d’une gare, pendant qu’un brancard m’emportait (…), j’avais entendu les semelles d’un soldat essoufflé qui courait derrière mes porteurs, en criant « Oh ! Monsieur l’abbé ! Monsieur l’abbé ». Je ne savais pas encore qu’à la même heure, l’abbé Houdard, mon capitaine et mon maître, tombait sur le champ de bataille, pour disparaître à jamais, car son corps ne devait pas être retrouvé ».

Houdard, « cet excellent Jésuite », c’est Bousquet qui parle, « avait souci de former en moi un homme en même temps que d’en tirer un officier »[5]. « Je n’ai jamais vu, ni ne verrai évidemment jamais d’homme aussi parfaitement noble, aussi extraordinairement humain que Louis Houdard », dit-il encore dans D’une autre vie.

Dans l’urgence de vivre qu’impose le champ de bataille, se noue entre les deux soldats une rencontre d’une intensité hors du commun. Houdard, « le seul homme, je crois, dont Bousquet ait vraiment admiré le caractère et dont il ait cru sentir la présence toute sa vie durant », confirme René Nelli dans son livre Joë Bousquet sa vie son œuvre[6].

Le poète et le jésuite sont-ils parvenus jusqu’à la mystérieuse fusion du corps et de l’âme, comme semble le montrer le récit de Bousquet qui nous intéresse ici ? Géo voit en songe le poète « avec les traits d’un prêtre », comme le soldat qui, sur le quai de la gare, courant derrière les porteurs, avait appelé Bousquet « Monsieur l’abbé ! ». Etrange : cet épisode survient au moment où Louis Houdard est tué. Plus étrange encore : le corps du capitaine n’a jamais été retrouvé. Coïncidence ? Bousquet notait les faits parce qu’il y voyait des signes.

Le sens de celui-ci est à chercher dans un fait antérieur de seulement quelques heures à son évacuation vers l’hôpital, lorsque Bousquet, blessé, est sauvé contre son gré par deux de ses hommes. L’un des soldats qui l’ont traîné loin du feu dans un brancard de fortune s’appelait Alfred Ponsinet. Son précieux témoignage[7] nous permet de revoir l’instant où se joue le destin de Bousquet : « Il ne reste plus que Potard et moi, raconte Ponsinet. Immédiatement, je déroule ma toile de tente que je porte en bandoulière et avec Potard nous le relevons, l’enveloppons tant bien que mal dans cette toile, nous nous regardons et nous disons : nous serons sans doute tués, mais il ne restera pas entre leurs mains ». Le lieutenant est évacué sous les balles jusqu’au poste de secours de la compagnie. Alfred Ponsinet poursuit son récit : « Le capitaine Houdard demande le nom du blessé. Mon capitaine, c’est le lieutenant Bousquet. Il se penche alors sur lui et l’embrasse ».

Au moment précis où « c’était joué, c’était fini »[8], advient un baiser. Pas n’importe quel baiser. « J’étais, dans mon désespoir de paralytique, affreusement troublé par le baiser sur la bouche qu’Houdard m’avait donné en me disant adieu », racontera Bousquet bien plus tard. « Mais que signifie donc le baiser du prêtre à un mourant ? », s’interroge-t-il ? Et de répondre : «  La prière faite à Dieu de maintenir, dans un corps détruit, l’âme qui n’a pas encore trouvé ses voies… »

   Maintenir l’âme errante dans un corps détruit : la rencontre de Houdard et de Bousquet dépasse les circonstances dans lesquelles elle a eu lieu. Ici, le fait se transmue en signe. Et le rêve de Géo montre que Joë portera désormais l’âme de son capitaine gravée en lui. La lettre à Carlo Suarès confirme : « Alors il m’a embrassé. Il m’a dit à l’oreille : Bousquet, vous prierez pour moi ! Il lui restait douze heures à vivre. Mais tu comprendras pourquoi l’athée cent pour cent que je suis fait dire en secret tous les ans une messe pour cet officier sans famille, prêtre de son état ».

Au moment du baiser, est-ce une fusion qui se produit ou le baiser n’en est-il que le fruit ? Si fusion il y eut, elle fut d’ordre mystique. Où le corps déchu du blessé condamné à se reconstruire est devenu le réceptacle de l’âme du tué dont le corps est à jamais perdu dans les eaux de la Vesle[9].

Ceci, encore, à propos de ce baiser hautement symbolique. « M’embrasser sur la bouche, c’était souscrire à la superstition, répandue parmi les religieux, que ce baiser d’un être consacré avait le pouvoir de faire durer l’agonie jusqu’à l’illumination de l’âme », indique Bousquet dans D’une autre vie. Le fait est que sa vie, après la blessure et jusqu’à sa mort, le 28 septembre 1950, ne fut qu’une lente agonie. « Je ne suis pas sûr qu’il n’ait pas ressenti, quand il fut lui-même sur le point de mourir, cette illumination de l’âme dont il avait été toujours en attente, comme l’avait voulu le Père Houdard », conclut René Nelli.

« La mort en face »

Un ultime témoignage, tout aussi précieux que les précédents, fournit peut-être une autre clé. C’est celui du chanoine Gabriel Sarraute qui accompagna le poète dans ses derniers instants[10].

Nous sommes le mercredi 28 septembre 1950, le jour où Joë Bousquet succombe à une crise d’urémie. Il est dix heures du matin. A son chevet, le docteur Soum lui propose une médecine pour atténuer sa douleur. Le chanoine, qui sera appelé tout à l’heure pour donner au défunt les derniers sacrements, note dans son journal ce que lui a rapporté Henriette, la sœur du poète. « Mon frère refuse le calmant car, dit-il, il veut voir venir la mort en face ». Elle poursuit : « A 11 heures moins 10 : il demande que l’on fasse sa toilette. L’infirmière, placée à sa droite, commence à lui donner ses soins. Il faut tourner le mourant sur le côté gauche du lit, où je me place pour le soutenir en l’entourant de mon bras droit. A mes côtés, un peu plus vers le chevet, Mme Jougla m’aide. La tête de Joë s’appuie sur elle. Soudain, mon frère a une sorte de râle et se laisse aller entre nos bras. Nous l’avons retourné et l’infirmière s’est mise à crier : il est mort, il est mort ! ».

Le chanoine arrive peu après 11 heures. Et voici précisément ce qu’il voit : « Bousquet est étendu sur le drap de son lit. (…) Il ressemble à un soldat tombé sur un champ de bataille ».

Bousquet s’éteint dans un râle au moment où il est « retourné ». Il meurt avec la ténacité du guerrier qui veut « voir venir la mort en face », comme à 19 ans il était déterminé à affronter la réalité de la guerre. Comment ne pas percevoir là le signe d’un destin accompli au prix d’un retournement, celui du poète qui regarde une dernière fois le soldat qu’il fut, comme le soldat avait vu naître le poète dans l’homme blessé qu’il était devenu ?

Le 27 mai 1918, Joë Bousquet aurait dû mourir à Vailly. « Je regrette de n’avoir pas été foudroyé (…) Je serais, ma foi, mort en beauté, tout ce que je souhaitais », écrira-t-il à Marthe le 16 août 1919. Mais le fait n’a pas eu lieu. Il s’agit donc désormais d’en objectiver la lecture. A Vailly, un retournement se produit. Sous l’impact de la balle qui traverse son corps, Joë Bousquet est projeté hors de lui-même et condamné à vivre sa mort dans la profondeur de sa conscience, cette mort seulement ajournée et qui viendra le cueillir dans son lit de bataille, 53 rue de Verdun, au matin d’un 28 septembre. Comme si la balle arrêtée par le baiser de Houdard avait repris sa trajectoire fatale, trente-deux ans après qu’elle fût tirée.

Pour Bousquet, « l’homme existe par son adhésion aux événements, par sa façon d’accomplir, à travers eux, l’événement qu’il aura été ». A Simone Weil, il écrit : « Je cherche ma vie hors de ma conscience, comme si tout ce qui nous a faits devait tomber sous nos sens et partager visiblement notre sort, comme si notre conscience devait devenir la chair même de nos jours ».

L’âme du jeune Bousquet qui cherche encore sa voie, l’homme parvenu au terme du chemin la trouvera dans l’illumination d’un baiser dont il n’aura de cesse de reproduire l’éclat au contact de ses doubles féminins. « Aurai-je un jour le droit d’écrire que le souvenir déterminant, c’est celui qui s’objective sans cesser d’être un souvenir ? » écrit Bousquet en avril 1942.

Un souvenir ne s’objective qu’à la condition de prendre la place d’une présence arrachée au réel. Pour cela, il doit cesser d’être la figuration d’une absence. Toute l’écriture de Joë Bousquet tend vers cette transmutation jusqu’à rendre possible l’affirmation que « la vérité est de l’être ».

Joë Bousquet s’est tout entier donné à sa vie de combattant lors de la Première Guerre mondiale. De cet engagement, au sens le plus fort du mot car il implique l’homme dans sa totalité, témoigne son œuvre d’écrivain. Il reste que, comme il l’écrit pour Denise Bellon[11], « il n’y a pas d’œuvre de l’homme seul. Sa blessure ne fait que le traverser : elle s’élargit dans l’humanité des autres hommes comme pour leur inspirer les actes susceptibles de la compenser ».

Ainsi, son œuvre accomplit la transformation de sa blessure en un acte de vie qui acquiert par l’écriture la dimension d’un langage universel. Et porte, « dans la transparence d’un ciel violet »[12], son inépuisable humanité.

Serge Bonnery

[1] La correspondance Simone Weil – Joë Bousquet a été publiée aux éditions L’Age d’Homme. Lire, dans le présent volume, le texte intégral de la lettre du 2 mai 1942 dont nous citons ici quelques extraits.

[2] Lettres à Carlo Suarès, op. cit.

[3] Sur Louis Houdard, voir en annexe la note concernant ses états de service militaires.

[4] Joë Bousquet, Œuvres romanesques complètes, tome III. Editions Albin Michel.

[5] Correspondance avec Simone Weil. Op. cit.

[6] Editions Albin Michel, 1975.

[7] Publié dans le journal L’Indépendant du 11 novembre 1965. Repris par René Nelli dans « Joë Bousquet sa vie son œuvre », op.cit.

[8] Lettres à Carlo Suarès, op. cit.

[9] Affluent de l’Aisne qui coule dans le secteur de Vailly-sur-Aisne.

[10] Gabriel Sarraute, La contrition de Joë Bousquet, éditions Rougerie.

[11] D’une autre vie, op. cit.

[12] Lettres à Carlo Suarès, op. cit.