La guerre à l’œuvre

 

Vailly, 27 mai 1918

On sait à peu près tout, aujourd’hui, des circonstances de la blessure reçue par Joë Bousquet le 27 mai 1918 sur le plateau de Brenelle, à Vailly-sur-Aisne, où eut lieu l’interminable bataille du Chemin des Dames. Jusqu’à la trajectoire de la balle qui « m’a atteint en pleine poitrine, à deux doigts de l’épaule droite, traversant obliquement mes poumons pour sortir par la pointe de l’omoplate gauche »[1], pinçant au passage la moelle épinière et provoquant la paralysie immédiate des membres inférieurs. Ainsi qu’en atteste le journal de marche de son régiment, le 156e d’infanterie, la percée allemande fut telle, ce jour-là, que les troupes françaises qui s’étaient portées en première ligne pour tenter d’endiguer le flot ennemi furent balayées comme un fétu de paille.

Le poète lui-même fait au moins à deux reprises le récit détaillé de l’événement qui allait bouleverser sa vie. Il en parle dans D’une autre vie[2], le récit autobiographique qu’il rédige à la demande de la photographe Denise Bellon venue à Carcassonne pour réaliser des portraits de lui dans sa chambre. Il fournit d’autres détails dans une lettre à Carlo Suarès datée du 3 mai 1936[3].

On sait à peu près tout de sa blessure, c’est-à-dire ce que Bousquet a bien voulu en dire. Car à l’inverse de nombreux écrivains combattants, lui n’a pas écrit de livre exclusivement consacré à « sa » guerre. Il l’évoque néanmoins à maintes reprises, en particulier dans ses correspondances, mais aussi dans les « journaliers », ces cahiers auxquels il confiait ses pensées les plus intimes, comme si l’exercice quotidien de l’écriture devait provoquer le surgissement, sous forme d’épiphanies, de souvenirs d’une période de sa vie avec laquelle il entendait faire corps.

De même que, chez lui, la blessure demeure toujours au cœur de l’homme qui la porte, de même elle prend place au centre de son œuvre d’écrivain, comme un point par lequel il est nécessaire de repasser sans cesse pour avancer vers « la formule » qui, pour Bousquet, réside peut-être autant dans « le lieu »[4] – le plateau de Brenelle – que dans le profond de son être. Joë Bousquet prend ainsi appui sur sa blessure pour la surmonter. Elle lui rappelle que l’homme est Un et qu’il doit s’illimiter, dirait-il, dans le Tout que constitue sa vie.

 

Ainsi le poète restera toujours attaché au militaire qu’il avait choisi de devenir à dix-neuf ans, en devançant l’appel sous les drapeaux. Nous sommes le 10 janvier 1916. « Rien de plus prémédité que ce coup de tête », dit-il à Carlo Suarès. « Je savais où j’allais, les risques qu’il y avait à courir, et je ne trouvais pas d’autre issue à une situation morale qui me semblait chaque jour plus étouffante ».

Bousquet, dès son incorporation, regarde la guerre en face. Il choisit l’arme dans laquelle il servira : l’infanterie. Il ne paraît pas craindre de s’exposer au danger. Et c’est encore à sa demande qu’il intègre les rangs du 156e RI, un régiment composé en partie de détenus de droit commun aux côtés de qui le jeune aspirant – il faut le croire sur parole – se sent rapidement à son aise.

Voici un épisode, raconté dans La neige d’un autre âge[5], qui en dit long sur son état d’esprit lorsqu’il se trouve en opération. Un jour de juillet 1917, alors qu’il venait de recevoir sa première blessure provoquée par l’explosion d’une grenade pendant un entraînement, Bousquet fut momentanément relevé du commandement de sa section au profit d’un adjudant qui n’obtint pas l’obéissance de ses hommes. Pire, l’un d’eux tira sur ce sous-officier avec l’intention de le tuer mais manqua son coup. L’affaire fit grand bruit. Cependant, le colonel décida d’interdire toute enquête sur cet « incident ». Il demanda à Bousquet d’admonester ses soldats et voici en quels termes le sous-lieutenant[6] s’adressa à la troupe : « Le commandant de compagnie m’a informé que l’un de vous était un assassin, ça me dépasse… Mais je retiens qu’il y a, parmi mes soldats, un idiot qui manque son homme à deux mètres… ».

La guerre en face, Bousquet la regarde encore lorsqu’il fait à Jean Paulhan le récit de son engagement sur le Chemin des Dames, dès le mois d’avril 1917[7]. On mesurera à la lecture de ce texte la fascination qu’exerce toujours « l’art » de la guerre sur l’homme qu’est devenu Bousquet en 1939. Même si, toujours à Paulhan, il montre qu’il n’est pas dupe des travers de l’univers militaire.

Fut-il un soldat au sang-froid, tête brûlée parfois mais aussi obéissant, acceptant toutes les règles qu’impose le combat ? Un peu tout cela à la fois. Son audace et son intelligence n’échapperont pas à ses supérieurs. Il n’en demeure pas moins un homme dont la main tremble au moment d’abattre un Allemand à bout portant, ainsi qu’il le confie, toujours à Jean Paulhan[8] : « J’ai levé mon revolver. Mais je ne savais pas qu’il était difficile de tuer un homme (…) Ma main ne m’a pas obéi. Je voulais la mort de cet Allemand et ce visage d’agonie au bout de mon revolver m’a glacé le geste de tirer ». Au même Jean Paulhan[9], il avoue encore avoir été saisi d’angoisse et littéralement paralysé lors d’une mission qui l’avait conduit dans « un tohu-bohu de trous d’obus ». Il n’y a pas de surhomme…

Ces épisodes ne semblent pas avoir laissé de trace sur les états de service de Joë Bousquet. Il obtient ses galons d’officier à la faveur d’un coup de main réalisé le 16 avril 1917 dans le secteur de Laon, lors de la fameuse offensive Nivelle[10]. « Après quelques heures de combat, raconte-t-il à Carlo Suarès, le détachement auquel j’étais attaché était cerné et les trois officiers qui le commandaient tués l’un après l’autre avec les huit dixièmes de l’effectif. Je pris le commandement du reste. A midi environ, j’avais le dessus, j’étais dégagé et pouvais me porter en avant (…) On m’avait cité à l’ordre de l’armée et décoré en même temps de la médaille militaire (…) Le galon de sous-lieutenant suivit aussitôt. J’étais introduit de force dans la peau d’un officier fait pour les coups de mains et les opérations dangereuses ». De force ? Oui, dans le sens où Bousquet s’en remet à la force des événements qui le submergent.

 

Le 27 mai 1918 à Vailly, il confie cette fois à la bataille le soin de le sortir de l’impasse où une histoire d’amour avec une certaine Marthe – aussi désignée par l’initiale « V. » dans une lettre à Jean Cassou[11] – l’avait conduit. Qui est cette mystérieuse « V » rencontrée en octobre 1917 lors d’une représentation de l’opéra Werther de Massenet au théâtre de Béziers, ville où le père de Joë Bousquet occupait les fonctions de chef-médecin militaire, lors de la convalescence qui avait suivi sa première blessure ? « De toutes les maîtresses qu’on réunissait autour de soi en quelques jours, celle-ci était la plus belle, la plus élégante », se souvient-il[12]. « Je l’ai adorée… », avoue-t-il à Cassou. C’était « une jeune femme étincelante ». Elle se nommait Marthe Marquié. « Sans doute avais-je été sincère dans la promesse que nous avions échangée de nous marier après la guerre ». Mais le mariage n’aura pas lieu. L’affaire était complexe et, pour l’époque, fort mal engagée. En instance de divorce, Marthe devait sauvegarder les apparences de la morale bourgeoise qui guettait aussi le jeune Bousquet craignant la colère de sa mère si elle devinait son intention d’épouser une divorcée[13]. Il le dira plus tard à Marthe elle-même. Dans une lettre qu’il lui adresse le 1er avril 1923[14], il revient sur « la montagne de difficultés » qui avait obscurci leur liaison, en partie à cause de « la réputation terrifiante que ces cochons de Biterrois » lui avaient faite. Il reconnaît qu’il n’avait pas, de son côté, « sérieusement étudié » la situation. « J’étais jeune, j’avais l’espoir de vivre, de vous épouser. Ma vie était de sincérité et de courage… » Selon Bousquet – nous ne connaissons que sa version de l’histoire – Marthe aurait longuement hésité, repoussant toujours au lendemain sa propre décision.

Devant tant d’atermoiements et de confusion, le militaire tranche. Il précipite son départ. Demande à rejoindre le front. Quitte Béziers et celle qui fut « l’âme de (sa) jeunesse »[15]. Il ne la reverra que des années plus tard, lors d’une visite furtive. « Un beau matin, je n’y ai plus tenu, j’ai écrit au colonel de mon régiment pour qu’il m’évite même le séjour obligatoire au dépôt de la division. Quelques jours après, j’étais dans une compagnie de première ligne »[16].

Entrent alors en jeu des lettres de l’amante qui brouillent plus encore les cartes. « A Verdun[17], elle avait failli me faire tuer bêtement en m’annonçant dans une lettre atroce qu’elle allait se suicider et que je devais en lisant la lettre la considérer comme morte », raconte-t-il à Carlo Suarès. Si l’on ajoute à cette intrigue plusieurs autres lettres dont Marthe aurait confié l’écriture à la main d’une cousine afin de n’être pas confondue au cas où on les découvrirait dans le paquetage du soldat… Cette histoire d’amour est décidément « une suite mal conduite d’un livre fini », ainsi qu’il le lui écrira en août 1919.

Après Verdun en janvier 1918 puis le Mont Kemmel au printemps, advient, dans la nuit du 26 au 27 mai de la même année, le transport de troupes vers la « route Vailly », dans le secteur du Chemin des Dames. Bousquet y débarque avec, en poche, une énième lettre de Marthe. « Cette jeune femme m’écrivait que tout était perdu, son père ayant lu mes lettres et qu’il ne me restait plus, si je l’aimais, qu’à rendre publique mon intention de l’épouser. Il me fallait ce réactif pour comprendre que j’étais peu fait pour partager sa vie »[18].

Marthe fut pourtant « la douceur de ma jeunesse, toute la fraîcheur de mes vingt ans ». Quel gâchis ! On peut encore en ressentir l’amertume dans la question qu’il lui adresse en avril 1923, comme un déchirement ultime : « De quelle boue sommes-nous faits » ?

 

« Et je suis resté debout… »

Dans le milieu de la matinée, ce 27 mai 1918, l’ordre d’assaut est donné. Conservée jusque-là en réserve, la troisième compagnie du premier bataillon, à laquelle appartient le sous-lieutenant Bousquet, reçoit la mission de freiner la progression allemande et de « tenir coûte que coûte » pour couvrir la manœuvre de repli d’un régiment décimé. L’ennemi, dix fois plus nombreux, surgit de toutes parts. Les balles sifflent. Tuent les hommes. Beaucoup d’hommes. « Et alors, j’ai compris que c’était fini et je suis resté debout »[19].

Cette position du soldat debout sous le feu, Joë Bousquet ne l’a jamais quittée. Il est demeuré, tout au long de sa vie d’écrivain et de paralysé, dans la situation d’un homme dressé face à son destin, résolu à l’affronter les yeux dans les yeux, quel qu’en soit le prix. La blessure du 27 mai 1918 ne tue pas le soldat pour donner naissance au poète. Soldat et poète participent de la même injonction faite à l’homme de vivre en repoussant toujours plus loin ses limites. La vie, comme une expérience de l’illimite.

A aucun moment on n’entend Joë Bousquet entretenir le souvenir nostalgique de la guerre. Ses écrits montrent au contraire combien il demeure présent au cœur des combats qu’il a menés et dont la blessure est devenue, bien plus qu’un témoignage, la réalité. A-t-il jamais quitté le champ de bataille du plateau de Brenelle ? On verra plus loin ce qu’il en est, sur la foi du témoignage de l’abbé Gabriel Sarraute qui fut à son chevet jusque dans ses derniers instants.

 

Extrait du livre « Les blessures de Joë Bousquet, 1918-1939 » de Serge Bonnery et Alain Freixe, éditions Trabucaire 2018

à suivre demain…

 

[1] Lettre du 3 mai 1936 adressée à Carlo Suarès et publiée dans Lettres à Carlo Suarès aux éditions Rougerie.

[2] Le texte est disponible aux éditions Rougerie dans le volume intitulé Note-Book. Un fac-similé du manuscrit a été publié dans « Denise Bellon – Joë Bousquet : au gîte du regard » aux Cahiers Joë Bousquet et son temps édités par le Centre Joë Bousquet à Carcassonne.

[3] Lettres à Carlo Suarès, éditions Rougerie.

[4] Arthur Rimbaud enjoignait au poète de trouver « le lieu et la formule ». Cf. le poème Vagabonds dans Les Illuminations.

[5] Joë Bousquet, La neige d’un autre âge, éditions Le Cercle du Livre.

[6] Joë Bousquet avait obtenu le grade de sous-lieutenant « à titre temporaire » le 4 mai 1917. Il sera élevé au grade de lieutenant de réserve le 4 mai 1919 puis lieutenant honoraire le 3 août 1920.

[7] Lire dans la section « Textes de Joë Bousquet » du présent volume, le texte intégral de la lettre rédigée entre septembre 1938 et février 1939 et adressée au directeur de la Nouvelle Revue Française qui fut l’éditeur de Joë Bousquet chez Gallimard.

[8] Lettre à Jean Paulhan. Op. cit.

[9] Lettre à Jean Paulhan. Op. cit.

[10] Voir page précédente la note sur les états de service de Bousquet.

[11] Lettre du 24 octobre 1937 in Lettres à Jean Cassou, éditions Rougerie.

[12] Lettres à Carlo Suarès, op. cit.

[13] Lettres à Carlo Suarès, op. cit.

[14] Joë Bousquet, Lettres à Marthe, éditions Gallimard.

[15] A Jean Paulhan (lettre de février 1939 déjà mentionnée), il donne une tout autre raison de ce départ précipité qu’il attribue à l’incident de tir contre l’adjudant qui l’avait remplacé pendant sa convalescence.

[16] Lettres à Carlo Suarès, op. cit.

[17] Bousquet date ce fait de janvier 1918.

[18] Lettres à Carlo Suarès, op. cit.

[19] Lettres à Carlo Suarès, op. cit.