n° 85 : Hors-série, la nuit de l'Iliade

Or, tandis que les dieux et les guerriers casqués dormaient...

Le Banquet d’été s’est achevé samedi dernier, le 12 août, à midi vingt.

Après quatorze heures de lecture à voix haute, sans interruption, servie par quatre-vingts lecteurs différents, les derniers vers de L’Iliade ont résonné sous le grand chapiteau planté sur le parvis de l’abbaye de Lagrasse.

« La tombe une fois élevée, ils rentrèrent en ville où, groupés en bon ordre, ils prirent un riche banquet… »

Un riche Banquet, effectivement. Pendant huit jours, les ateliers et les conférences, les lectures et les débats, les balades et les rendez-vous des deux librairies ont réuni des milliers de fidèles. Et il fallait, pour se séparer, un moment de partage exceptionnel, à la hauteur de toutes ces rencontres.

D’abord un texte, un de ceux qui traversent les âges en prenant de la force, de ceux qui fondent une civilisation, un continent. Et à partir de ce texte un projet hors du commun, de préférence tout à fait déraisonnable. Ce serait donc les spectateurs du Banquet, ceux qui pendant les sept premiers jours avaient suivi en silence les conférences et les rencontres, qui monteraient sur scène et prendraient enfin la parole. Mais pas n’importe laquelle. La parole de l’aède, du poète, les mots du grec ancien qui fondèrent, entre autres, notre littérature.

Il fallut ensuite la conjonction de deux engagements passionnés, ceux de Dominique Larroque-Laborde et de Mélanie Traversier, qui accompagnèrent les volontaires pendant toute une semaine d’ateliers de lecture et d’analyse du texte. Découper les chants, lire et relire. Dire.

Et pour finir, cette folle traversée. A 22 heures, vendredi, un chœur se forma devant la scène, pour faire résonner les premiers vers dans la langue d’origine. Puis du chœur naquit une voix seule, comme la statue sort du marbre. Cette voix était dans le chœur. Il suffisait de l’y reconnaitre… 

22 heures : la lecture de l’Iliade débute sous le grand chapiteau bondé…

Les interviews de la guinguette

Mélanie Traversier est historienne (elle vient de publier « Le Journal d’une Reine, Marie-Caroline de Naples dans l’Italie des Lumières » aux éditions Champ Vallon), universitaire et comédienne. C’est elle qui a préparé, tout au long du banquet, les dizaines de lecteurs qui se sont lancés dans cette immense traversée…

de sang et de fureur

Choisir d’installer en majesté l’œuvre immense d’Homère dans ce Banquet, où l’agir se donnait comme un but désiré, était tout sauf un hasard. Et jusqu’aux sens les plus profonds du texte : L’Iliade est certes le grand poème épique du combat, de la guerre totale, mais c’est aussi, et c’est une dimension qui aujourd’hui importe plus que jamais, celui de la douleur, du deuil, et des hommes souffrants.

Dans un texte écrit en 2011 1, un des « auteurs absents du Banquet » de cette année, Olivier Rolin (voir Corbières Matin n°79) revient sur cet aspect particulier du texte :

« J’avais oublié ce réalisme sanglant. Dans la Chanson de Roland, par exemple, la mort est beaucoup plus stéréotypée. En général, le Sarrasin occis est tranché, d’un seul coup d’épée, du sommet du casque au dos du cheval : c’est une mort excessive, et comme telle non impressionnante, une mort de bande dessinée. Dans L’Iliade, on ne quitte pas la vie comme ça, comme un homard coupé en deux. C’est beaucoup plus compliqué et horrible, et vrai. “Le bronze passe droit à travers les dents et coupe la racine de la langue.” “La lance de bronze s’ouvre un chemin tout droit, profondément, sous le cerveau, et elle brise les os blancs. Les dents sautent sous le choc, les deux yeux s’emplissent de sang.” “Les os de l’homme crient ; ses yeux sanglants tombent à ses pieds, sur le sol, dans la poussière.” Voici comment meurt le Troyen Thestor : “Patrocle le pique de sa lance à la mâchoire, à droite, et passe à travers les dents. Alors, avec sa lance, il le soulève et le tire par-dessus la rampe du char, comme un homme assis sur un cap rocheux tire de la mer un poisson énorme […] de même façon il tire du char l’homme, bouche ouverte, avec sa lance éclatante, puis le rejette à terre, la face en avant…” Et Ilionée, autre royen : “Pénéléôs le frappe au-dessous du sourcil, aux racines de l’œil, et lui enlève la prunelle : la lance pousse à travers l’œil et la nuque. […] Pénéléôs alors tire son glaive aigu, frappe en plein cou et fait choir sur le sol la tête avec le casque – la forte lance toujours fixée dans l’œil.” Simone Weil 2 ne trouvait pas ces descriptions “poétiques”. Il est certain que Lamartine n’aurait pas écrit ça. De temps en temps d’ailleurs il y a de la “poésie” au sens où l’entend Simone Weil. Voici la mort de Gorgythion, un des cinquante fils de Priam, frappé par une flèche : “Tel un pavot, dans un jardin, penche la tête de côté sous le poids de son fruit et des pluies printanières, tel il penche son front par le casque alourdi.” Mais c’est rare, les morts fleuries. La règle, c’est “l’atroce carnage”. Têtes coupées qu’on envoie rouler chez l’ennemi. Cervelle qui jaillit sanglante du casque brisé. Tête qui pend de côté, ne tenant plus que par la peau. Fuir ne fait qu’ajouter le déshonneur à l’horreur. Voici comment finit le Troyen Harpalion : une flèche “le frappe à la fesse droite. Le trait s’ouvre un chemin tout droit, par la vessie, sous l’os, et l’homme s’affaisse dans les bras des siens, expirant. Il gît là, comme un ver, allongé sur le sol. Son sang noir coule et va tremper la terre.” C’est ainsi qu’on besogne dans la mêlée brutale. Et c’est précisément cela, n’en déplaise à Simone Weil, cette brutalité des mots pour dire la violence, cette précision des descriptions, qui est “poétique” dans un sens moderne. Le combat est atroce, les mots pour le dire doivent l’être aussi. Ce n’est pas, bien sûr, que l’intrépide génie lexical d’Homère (je ne vois guère que Shakespeare qui puisse lui être comparé) soit en peine de métaphores pour dire “la bataille à la gueule géante”…

 

1 En relisant L’Iliade, in Bric et broc, Verdier 2011

2 La philosophe Simone Weil est l’auteur d’un texte, L’Iliade ou le poème de la force, paru en 1940 sous pseudonyme dans Les Cahiers du sud

La photographe Sarah Leduc a passé la nuit de L’Iliade dans les coulisses, là où les dernières répétitions et la concentration ultime se dissimulaient…

Et puis samedi, à midi passé, la lecture se termina...

Nos prochains rendez-vous

Le samedi 9 septembre à 17 heures, sous la halle de la place de la Mairie, La Maison du banquet et des générations vous donne rendez-vous pour célébrer, à l’occasion du festival Les Pages musicales de Lagrasse dont nous sommes partenaires, la littérature et la musique.

Coraly Zahonero, de la Comédie Française, lira Opus posthume, de Jaume Cabré.

Le lendemain, dimanche 10 septembre à 16 heures, à l’abbaye, le philosophe Francis Wolff donnera une conférence illustrée, « Pourquoi la musique ? »

 

Dans le cadre de la nouvelle manifestation Bruits de Pages, consacrée à la rentrée littéraire, la Maison du banquet accueillera le samedi 30 septembre à 11h30 le critique et écrivain Jean-Baptiste Harang pour évoquer les romans de la rentrée.

Le lendemain, dimanche 1er octobre, Antoine Volodine viendra présenter Black Village, le dernier roman de Lutz Bassmann…

 

Le Banquet du Livre d’automne se déroulera, autour de la poésie, du 17 au 19 novembre.

La librairie « Le Nom de l’homme« , librairie permanente de la Maison du Banquet et des générations reste ouverte tous les jours jusqu’au 17 septembre… Ensuite, elle ouvrira, jusqu’au printemps prochain, tous les week-ends et pendant les vacances scolaires.