Ce dernier terme, médio-latin et non pas antique, a bien été forgé dans le seconde moitié du XIIe siècle pour distinguer dans la notion de lectio, la « leçon » de la « lecture », c’est-à-dire l’enseignement proprement dit, de sa source textuelle, et, pour finir, l’étude – du Livre et des livres –  de la production originale du savoir. Sous un double sens d’art et d’acte de lecture, la lectio mêle donc d’abord, et de manière étroite, lire et enseigner. De cet alliage autant qu’alliance, il existe un traité médiéval fameux, dû à la plume du chanoine régulier Hugues de Saint-Victor : le De arte legendi est un best-seller monastique et universitaire – pas moins de 124 manuscrits en sont parvenus jusqu’à nous – mieux connu sous le nom de Didascalicon, qui, en grec cette fois, signifie « apte à l’enseignement ».

En puisant à un champs de recherche initié depuis plusieurs décennies en Europe, d’Armando Petrucci ou Paul Saenger à Roger Chartier, et situé aux confins de l’histoire du livre et de la litteracy, entre histoire et sociologie des textes et de leur appropriation, il s’agit donc pour le CCR d’historiciser la réflexion sur les « arts de lire », en accordant une attention singulière à la manière dont l’érudition, philologique et historique, alimente et déplace la « théorie de la réception » proposée par l’école de Constance (Jauss et Iser) comme réforme de la tradition herméneutique, en particulier dans le domaine littéraire.

Yann Potin, Daniel Odon-Hurel et Serge Bonnery

Selon quelles mesures le monde monastique a t-il inventé un art moderne de lire, dont l’écho se situe au cœur de nos actes de lecture ? Le long Moyen Âge de la lecture est donc cet « entretemps », à la fois contemporain et périmé, exploré par Patrick Boucheron : car la lectio monastique, puis scolastique, se situe tout à la fois à l’amont et à l’aval des « arts libéraux » de l’époque médiévale, formes dérivées et entremêlées de la « science » des langues (trivium) et de celle des nombres (quadrivium). Propédeutique manuelle et matérielle à l’acquisition intellectuelle du savoir en premier abord, la lectio, en particulier divina, constitue aussi, en écho et en parallèle à l’étude talmudique, le sommet de la sagesse et de l’interprétation, permettant de révéler et d’actualiser les quatre sens de l’Écriture, selon une transposition plus ou moins forcée du Pardès de l’exégèse rabbinique. Plus encore sans doute, l’invention médiévale et renaissante de la lecture silencieuse s’impose à nous et engage de prendre en charge l’ombre portée de la pratique monastique et scolastique des arts de lire. Au-delà de ses effets sur la vocalisation graphiques des lettres, sur l’espacement des mots et plus encore sur la genèse de la composition moderne des textes édités, cette lecture ruminée en silence forme le creuset de l’intériorisation des livres, ferment d’une individuation sociale spécifique, par le biais de la culture écrite.

A rebours d’une histoire architecturale et institutionnelle éclatée de l’abbaye, Daniel-Odon Hurel nous a permis d’initier ce parcours archéologique désiré de la lecture monastique. Il est impératif en effet de commencer par l’examen du dernier avatar de la culture monastique à Lagrasse, au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, et au terme du « long Moyen Âge » cher à Jacques Le Goff. En nous donnant à voir et à comprendre le moment d’intégration de l’abbaye à la congrégation de Saint-Maur après 1663, Daniel-Odon Hurel a éclairé les ressorts sociaux et économiques d’une démographie monastique malthusienne et exigeante (jamais plus de vingt moines), en décalage complet avec les représentations mystiques d’une religiosité collective massive quoiqu’en partie fondée sur un recrutement en grande partie local. Bernard de Montfaucon, érudit inventeur de l’archéologie monumentale, né à Soulatgé, n’étudia-t-il pas, huit ans durant, le grec à Lagrasse, entre 1678 et 1686 ? La congrégation fonctionnant comme un réseau de centres d’études et d’enseignement à dimension nationale – car gallicane – l’abbaye fut tour à tour lieu privilégié pour l’enseignement de la rhétorique, de la grammaire ou du grec, selon une logique de spécialisation giratoire. Conformément à ces cycles d’études intermittents, la bibliothèque de l’abbaye, étudiée par Bénédicte Bousquet dans une thèse récemment publiée, n’est en réalité qu’une fondation tardive : par ses quelques 2000 titres (équivalent à 4000 volumes), connus par un inventaire de 1792[1], elle forme la projection précipitée de lectures sédimentées sur un siècle et demi. Des livres, transportés à l’issue de ce transfert de propriété, subsistent en nombre au sein de la bibliothèque municipale de Carcassonne, à peu de distance des Archives départementales qui conservent le chartrier de l’abbaye, édité par Claudine Pailhès pour les actes antérieures à 1279. Voilà de quoi donc trouver matière à penser dans la durée d’une collaboration départementale les arts de lire… Et en effet, au n°203 du catalogue révolutionnaire de la bibliothèque de Lagrasse, se trouvent encore les œuvres complètes d’Hugues de Saint-Victor…et son De arte legendi.

[1] Archives nationales, F17 1169 (dossier 4), Inventaire de la bibliothèque de l’abbaye de Lagrasse, 5 mars 1792.

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